Poésies lyriques/Le Vieux Drapeau

Poésies lyriquesAuguste Decq (p. 165-169).


LE VIEUX DRAPEAU


1831.


 
J’étais enfant alors.



Un soir, le vieux René, le héros du village,
Tournant de mon côté son regard triste et doux,
Crut trouver sur mon front le signe du courage,
Et me prédit un sort dont il semblait jaloux.

Dans sa majesté tricolore
Juillet a passé sur Paris ;
Septembre a revu son aurore
Briller sur nos murs affranchis,


Et je languis toujours au fond de la cellule
Où sur un lit d’exil le soldat m’a trouvé,
Maudissant ma jeunesse et rongeant la férule
Qui déchira les flancs de l’ange réprouvé.

Du grand fleuve de Varsovie
Novembre a déchaîné les flots ;
Mars a réveillé l’Italie
Du fond d’un ignoble repos ;

Et je rampe toujours sous le poids de l’attente,
Dans mon ciel ténébreux nul astre n’a paru ;
Je n’ai pas vu du camp se déployer la tente,
Et le tambour pour moi n’a pas encor battu.

Pourtant le vieux soldat croit à ses prophéties ;
Et n’a pas abdiqué le belliqueux espoir
De me conduire, un jour, au feu des batteries,
Sur son grand cheval noir.

Il me parle toujours de la noble bannière.
Qu’au mépris des boulets sifflant à ses côtés,
Il planta, le premier, au seuil de la frontière,
Quand Brunswick apparut dans nos champs attristés,
Et que, vingt ans plus tard, il ramena sans tache
D’un roc de la Toscane, avec l’homme au grand nom
Qui, sur son lit de mort, anoblit sa moustache
D’un baiser immortel qui valait un blason.


Puis, il me fait toucher ces couleurs enviées
Qui teignent le ruban suspendu sur son sein,
Au dessus d’un grand aigle aux ailes repliées,
Tatoué de sa main ;

Puis, il va me chercher son drapeau tricolore
Dont quatorze ans d’oubli n’ont pas terni l’éclat,
Le secoue, et lui fait jeter un cri sonore
Qui réjouit le cœur du pauvre et vieux soldat.

Et souvent près de lui la foule
En groupes noirs circule et roule,
Sur son drapeau l’œil arrêté,
Et croit, au souffle de la brise
Qui fiait ondoyer sa devise,
Respirer gloire et liberté !

C’est que son cœur retrouve et que son œil reflète
Le souvenir lointain de quelqu’ardente fête
Où, sous sa tente d’or, présidait la Conquête,
L’Étoile du brave à la main ;

C’est que sa prompte oreille a surpris dans les nues
Un vague et doux accord de ces hymnes connues
Qui répondaient si bien aux salves continues
Du canon souverain ;

C’est qu’elle croit encore assister en silence
À la pompe funèbre où tout un peuple en deuil,
Rallumant son courroux éteint sous sa clémence

Aux torches qui brûlaient près d’un triple cercueil,
Contre un roi meurtrier évoqua la vengeance
Et déclara la guerre à son aveugle orgueil ;

C’est que, parmi la foule, il est de ces visages
Que la poudre a bronzés sur de lointains rivages,
Et dont l’air martial commande les hommages
Du sabre et du mousquet ;

C’est que tous ont longtemps partagé la patrie,
Le pain et le foyer, la couche et la vigie,
Avec le Peuple-Roi qui rendit à la vie
Un monde qui mourait.

Mais moi qui n ai jamais vu livrer des batailles,
Sur l’Europe à genoux bondir Napoléon,
Célébrer au bivouac les grandes funérailles
D’un despotisme mort sous le feu du canon,

Je ne partage pas l’ivresse
De la foule et du vieux soldat,
Et le rêve que je caresse
Ne vient pas d’un champ de combat.

Pour moi, le vieux drapeau des hautes pyramides,
Tout noble qu’il paraisse à l’œil du guerrier franc,
Tout sillonné qu’il soit de glorieuses rides,
N’exhale qu’une odeur de sang ;


Et je ne verserais pas de larmes amères
Si je voyais, ce soir, le vieux soldat René,
Nous découper le sien en langes baptistaires,
Pour son petit-fils nouveau né.