Poésies lyriques/La Ville natale

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LA VILLE NATALE


1838


 
Que les temps sont changés !



Te voilà donc assise au fond de la vallée,
A genoux, les flancs nus, la tête échevelée,
Et les deux bras meurtris,
Priant et conjurant les nochers de ton fleuve
D’accueillir, par pitié, les plaintes d’une veuve,
Et de te ramener les fils
Qui, trop prompts à te fuir pour sortir d’esclavage,
Sur ces bords dépeuplés t’ont laissée en otage
Aux oppresseurs de leur pays !


Te voilà donc vouée au destin des esclaves,
Sur un autel sanglant offerte par la Paix,
En expiation des exploits de nos braves,
À la brutalité du sabre hollandais,
Toi dont la voix gardienne éveilla notre audace
Au bruit des premiers coups d’un monarque irrité,
Toi dont le poing vengeur lui brisa sur la face
Le masque de la liberté !

Mais, va, console-toi, console-toi, ma mère,
Tu n’as pas à rougir de ton abaissement,
Tu n’as jamais formé d alliance adultère,
Ni trahi la foi du serment ;
Tu peux de l’étranger braver la calomnie,
Le regarder en face et dire avec bonheur,
Comme le roi français prisonnier à Pavie :
Tout est perdu fors l’honneur !

Non, le stigmate empreint sur ton iront, ma patrie,
N’a point communiqué la gangrène à tes flancs ;
Le stupide bâillon dont ta lèvre est meurtrie,
En étouffant ta voix n’a point brisé tes dents ;
D’un anévrisme impur l’atteinte délétère
N’a pas fait éclater les fibres de ton cœur,
Et ce n’est qu’une veine et non pas une artère
Que perça le fer du vainqueur !


Tes malheurs, tes tourments, tes huit ans de souffrance
Ont failli dans ton âme éteindre l’espérance ;
Mais aussi que de pleurs t’ont fait verser les rois !
Quel peuple de nos jours a subi ton martyre ?
En est-il un, un seul, qui rampe sous l’empire
De plus infâmes lois !

De lois ? Non. Dans tes murs, toutes les lois sont mortes.
Un soldat les foula sous ses pieds triomphants,
Un soldat fit clouer la Justice à tes portes ;
Le canon au dehors, et le sabre au dedans,
Voilà, quand tu te plains, voilà, quand tu t’emportes,
Tes juges et tes surveillants !

De ta robe municipale
J’ai vu les plus riches lambeaux
S’étendre en tapis dans la salle
Où s’enivraient tes vils bourreaux,
Flotter même au milieu des rires
Le long des reins de leurs coursiers,
Et sur les lits nus de tes sbires
Se dérouler en draps grossiers.

Partout, en quelques jours, ton antique parure
Tomba sous leur faux rouge et joncha les sillons ;
Adieu les doux jardins dont la fraîche ceinture
Autour de tes glacis serpentait en festons ;


Adieu les peupliers dont la verte jeunesse
Ombrageait de tes murs l’auguste vétusté ;
D’un ciel morne et glacé la brumeuse tristesse
Dérobe seule aux yeux ta vaste nudité.

Plus de jeux solennels ni de fêtes publiques !
Au premier choc armé qui t’annonça des fers,
Se dispersa l’essaim de tes vierges pudiques
Qui brillaient dans tes bals et paraient tes concerts ;
Ton septembre a perdu ses couronnes fleuries ;
Il a, depuis ta chute, oublié sans retour,
Ses refrains si connus et ses rondes chéries,
Tous appris avec tant d’amour.

Plus de ces longs banquets où sous le patronage
Des nobles défenseurs de nos modernes droits,
Nous chansonnions, Amis, les abus d’un autre âge,
Et le pâle imposteur qui leur vendait sa voix ;
Où, libre de tout frein, notre patriotisme
Ébranlait de ses toasts leurs salons libéraux,
Et, la coupe à la main, vouait à l’ostracisme
Tous les descendants des Nassaux.

Relégués loin de nous par les destins contraires,
Les vivants, dans tes murs, ressemblent à nos morts ;
La banqueroute siège au foyer de nos pères,
Où jadis l’abondance épanchait ses trésors ;


La prostitution décime tes familles,
Sur des noms, purs naguère, imprime un sceau fatal,
Et, du fond des cachots, l’héroïsme en guenilles
Tend son cou jaune et maigre au gibet prévôtal.

Est-ce donc là la récompense
De cet amour illimité
Que tu vouas dès ta naissance
Au culte de la liberté,
Le prix du sang de tant de braves
Qui s’élancèrent de tes flancs
Pour briser le joug des esclaves
Et vaincre ou mourir dans nos rangs ?

Oh ! que cette pensée est poignante, est amère !
En déchirant le lin qui voile tes douleurs,
Une larme de rage échappe à ma paupière,
Et je maudis le bras de nos libérateurs,
Bras faible et mutilé qui ne saurait atteindre
Dans tes forts, ni chasser de ton sol dévasté,
L’ennemi qui t’opprime, et qui ne s’est fait craindre
Que par notre faiblesse et notre lâcheté.

Mais il est plus pénible et plus poignant encore,
Ma mère, de songer qu’il est parmi tes fils,
Des transfuges ingrats dont la bouche déflore
L’honneur de leur pays ;


Oui, des hommes à haute tête
Qui te doivent leur nom, leur fortune, leur rang,
Que ton bras a tirés de la foule muette,
Que ton cœur a nourris du plus pur de son sang,
Ces hommes-là te calomnient ;
Ils osent t’accuser de mériter ton sort,
Ils contestent tes droits, tes travaux, ils les nient,
Ils applaudiraient à ta mort.

Auraient-ils donc voulu, ces héros de théâtre,
Qu’au premier cri de guerre apporté par le vent,
Tu te fusses montrée à ton peuple idolâtre
Prête, le casque au front, à marcher en avant,
Prête à t’élancer seule, héroïne aveuglée,
A d’inégaux combats pleins de sanglants revers,
Où tu devais tomber et périr étranglée
Sous la main qui riva tes fers ?

Mais ces hommes, ma mère, à l’heure des batailles,
Ont été les premiers à fuir de tes murailles,
A mettre en sûreté leurs pénates d’argent,
Eux, les vrais chefs du peuple, eux dont le bras peut-être
Eût fait lâcher leur proie aux sbires de ton maître
Qui déchiraient tes reins de leur fouet outrageant.

Va ! console-toi donc, ma noble prisonnière !
Leur langage haineux ne doit pas t’émouvoir.
Jusqu’au terme fatal de ta noble carrière,

Jusque sur les degrés même de l’abattoir
Où te tient enchaînée une main meurtrière,
Tu défendis tes droits, tu remplis ton devoir.

Aussi le Tout-Puissant te sera-t-il propice ;
Il châtira l’orgueil d’un roi sourd à tes vœux,
Il remettra le sceptre aux mains de la justice,
Et hâtera le jour, où, fiers et glorieux,
Nous nous réunirons sous l’arbre séculaire
Qui vit tomber ses fleurs au soleil du mois d août,
Mais qui garda le nid de la Liberté-Mère
Au sommet de son tronc toujours ferme et debout.

Oui, si je me replonge au sein de l’allégresse
Qui débordait à flots sur ton sol agité,
Quand du canon liégeois la bouche vengeresse
Eut proclamé la fin d’un règne détesté,
Un doux pressentiment ranime mon courage,
Mon cœur s’épanouit sous un souille d’amour,
Et, malgré les arrêts d’un sombre aréopage,
Je crois à ton bonheur, je crois à mon retour !