Poésies lyriques/L’Avenir

Poésies lyriquesAuguste Decq (p. 273-284).


L’AVENIR


1847.


 
Espérance et Courage !




Peuples ! depuis trente ans, grâce à la voix des sages,
La Guerre, désarmée, a suspendu son vol ;
Nos fils n’entendent plus, sous l’arbre de nos plages,
Hennir ses noirs coursiers engloutis par le sol ;
Prêtresse, sans autels, et Reine, sans couronne,
A peine la voit-on, debout sur un tombeau,
Aux feux d’un ciel lointain que la foudre sillonne,
Rallumer son mourant flambeau.


Que ce calme sauveur, après tant de tempêtes,
Ne nous inspire point trop de sécurité.
Honte à qui sacrifie, au milieu de nos fêtes,
A d’énervants plaisirs sa mâle puberté !
Honte à qui lâchement s’endort dans la mollesse
Aux pieds de quelqu’idole indigne d’un grand cœur !
Honte à qui chante et rit, sourd aux cris de détresse
Du Faible en proie à l’Oppresseur !

L’Orient saigne encore étendu sur ses armes,
Le Nord sous ses glaçons se dresse en conquérant,
Le Midi convulsif se débat dans les larmes,
L’Occident manque d’air et cherche un ciel plus grand ;
Partout, d’un pôle à l’autre, une lutte s’apprête :
Les Peuples et les Rois se mesurent des yeux,
Et le Pauvre, à son tour, levant sa large tête,
Jette au Riche un défi haineux.

Préparons-nous donc tous à quelque grand spectacle !
Le monde tel qu’il est ne saurait plus durer ;
Il sent, à ses douleurs, qu’un suprême miracle
Palpite dans ses flancs prêts à se déchirer ;
Il sent que l’Anarchie, alliée à la Guerre,
Qui, depuis trois mille ans, désole tour à tour
L’atelier, le palais, le temple, la chaumière,
Touche enfin à son dernier jour.


Dieu n a pas créé l’homme à sa vivante image
Pour condamner sa race à des maux éternels.
Qu importe que l’orgueil des tyrans d’un autre âge
Au Mal à la Misère, ait dressé des autels !
L’aspect de l’univers confond leur imposture.
Le Mal, c’est lé Désordre, et Dieu l’en a banni.
Homme, relève-toi ! contemple la nature,
Adore, espère et sois béni !

Tout marche à son but sans obstacle
Dans le vaste empire des cieux.
L’astre naissant comprend l’oracle
Dont l’appel répond à ses vœux ;
Il se lève, il parcourt sa route,
Sans que de la céleste voûte,
Rayonnante de majesté,
Il tombe jamais une larme,
Un cri de douleur ou d’alarme
Parti d’un monde révolté.

Nul Génie inconnu n’arrête,
Dans ses caprices insultants,
Le vol hardi de la tempête,
L’essor des brises du printemps ;
Chaque élément dans la nature,
Selon la règle ou la mesure

Qui préside à l’ordre éternel,
Remplit, sans trouble ni contrainte,
La mission auguste et sainte
Qu’il reçut d’un Guide immortel.

Tout même autour de nos demeures
Proclame un Bienfaiteur divin ;
Rien n’est emporté par les heures
Qui n’ait accompli son destin.
Pas d’être éclos à la lumière
Qui retourne dans la poussière,
Maudit, pauvre et déshérité ;
Qui s’éteigne dans sa faiblesse,
Avant d’avoir connu l’ivresse
D’un instant de félicité.

Regardez l’arbre du rivage
Qu’un pâtre a planté de sa main :
Protégé par son vaste ombrage,
Il grandit sous un ciel serein ;
Il pare de fleurs sa couronne,
Il mûrit pour les jours d’automne
Les fruits promis à son été,
Trésors des nuits de sa jeunesse
Qu’il peut répandre avec largesse,
Sans perdre sa fécondité.


Fils orageux de nos montagnes,
Le fleuve, hier à peine éclos,
Trouve au milieu de nos campagnes
Un lit parfumé pour ses flots,
Une rive large et profonde
Qui permet, sans crainte, à son onde
D’en suivre les riants détours,
Pour porter aux cités prochaines
Le tribut nourricier des plaines
Qu’il fertilise dans son cours.

Tous les habitants de l’espace,
Sous leurs traits changeants et divers,
Luttent de splendeur et de grâce,
Jusqu’au fond ténébreux des mers ;
Tous reçoivent de la nature,
Avec le don de leur parure,
L’asile d’un toit protecteur ;
Tous, nourris par la Providence,
Bénissent sa munificence,
Et chantent un hymne au bonheur.

L’homme, Roi détrôné, connaît seul la misère !
Seul il semble être né pour combattre et souffrir,
Seul de son indigence il attriste la terre,
Debout sur des trésors dont il ne peut jouir ;


Sa demeure d’un jour est souillée et fétide,
Un vil lambeau de lin couvre à peine ses os,
Son pain, trempé de pleurs, fuit sous sa lèvre avide,
Ses chants même sont des sanglots…
Quoi ! le maître est-il donc au dessous de l’esclave ?
Plus grand par ses devoirs l’est-il moins par ses droits ?
Permettras-tu, mon Dieu, qu’un insecte [le brave,
Quand ton soleil l’admire et reconnaît ses lois ?
Ne pourra-t-il jamais reconquérir le titre
Qu il a reçu de toi pour régner en ton nom ?
Ne te proclame-t-il son père et son arbitre,
Que pour rougir de sa raison ?

Non, non, l’ordre divin, dans sa source féconde
Fut trop longtemps troublé par nos sanglants débats.
Il faut que l’Harmonie enfante un autre monde
Qui succède au chaos où s’égarent nos pas !
Il le faut. Mais comment ? Oh ! c’est-là le mystère.
Là, devant cet abîme, hésite le plus fort ;
Là s’arrête l’esprit des sages de la terre,
Triste et muet comme la mort.

Quand Bazard eut taillé le fût de ses colonnes.
Pour le Temple nouveau qu’il prétendait bâtir,
Il sourit, plein d’orgueil, aux splendides couronnes
Qu’y viendrait, libre et fier, suspendre l’avenir ;


Mais Bazard n’a pas su, sur ce mouvant rivage,
Elever ses autels à la hauteur des cieux ;
Il est mort, en laissant, pour unique héritage,
Le nom d’un rêveur glorieux.

L’agricole Fourier viendra combler peut-être
Tous les vides creusés par un soc meurtrier,
Ressemer notre champ, et, de sa main de maître,
Greffer sur le vieil arbre un fruit plus nourricier ;
Mais qui donc étendra sur un sol si stérile
Le généreux engrais qui doit le féconder ?
Qui donc fera ployer le vieux tronc indocile
Sous l’acier prêt à l’émonder ?

Peut-être un autre Athlète, homme de forte race,
Fera-t-il retentir un de ces mots puissants
Qui font rugir de joie et bondir sur sa trace
Des prolétaires nus les torrents mugissants ;
Malheur alors à nous, si le sort le seconde !
Il paraîtra partout où pleurent des vaincus,
Il voudra transformer et rajeunir le monde
Par le glaive de Spartacus.

Rois ! tremblez donc de voir la guerre des esclaves
Éclater, tôt ou tard, sur nos bords dévastés !
Du volcan plébéien tremblez de voir les laves
Sous leurs flots débordés engloutir nos cités !


Tous les fléaux vengeurs que le Nord en furie
Déchaîna sur le globe ébranlé de ses bonds,
Pâliraient à l’éclat du nouvel incendie
Dont partout luisent les brandons.

Pour mettre un pied vainqueur sur le cratère en flamme,
Fermer le gouffre ardent des révolutions,
Il faut qu’il vienne un Homme, élevé par la Femme,
Qui porte dans son sein le cœur des nations,
Qui, du globe soumis achevant la conquête
Par le Soc, par la Presse et par le Remorqueur,
Joigne au sceptre du Roi la verge du Prophète,
Et la palmé du Rédempteur.

Quand donc, Dieu tout-puissant ! le verrons-nous paraître,
Tout palpitant encor de son dernier combat ?
Se révèlera-t-il sous la robe du prêtre,
La toge du tribun, le casque du soldat ?
Sera-ce du sommet d’un rocher solitaire,
Du seuil d’un toit de chaume ou du fond d’un palais,
Qu’un jour nous l’entendrons annoncer à la terre
L’heure de l’éternelle paix ?

Toi seul, mon Dieu ! dans ta sagesse,
Tu connais le secret des temps ;
Tu connais le jour d’allégresse
Par l’homme attendu si longtemps ;

Tandis que d’un œil sombre encore
Tous nous épions son aurore,
Tu vois la nuit se dissiper.
Père, abrège notre souffrance !
Quand tu nous donnas l’espérance,
Tu n’a pas voulu nous tromper.

Il viendra l’Élu de la terre,
Il viendra l’Élu du Seigneur ;
L’Olympe entendra le Calvaire
Saluer le Libérateur.
Nouvelle Isis législatrice,
Ils verront un jour sa justice
S’asseoir entre leurs deux sommets ;
Mais loin d’étouffer ses oracles,
Loin de renier ses miracles,
Ils rediront ses saints décrets.

Toutes les nations du globe,
Fières de se donner la main,
Pour baiser les plis de sa robe
S’élanceront sur son chemin ;
Tous les peuples de l’ancien monde,
Rois de la terre et rois de l’onde,
Ressuscites par son regard,
Au bord de leurs tombes muettes
Montreront un instant leurs têtes,
Pour le voir passer sur son char.


Il brisera d’un mot la trame
Œuvre du dogme impur du Mal.
A tous les grands instincts de Ta me
Il rendra leur essor natal ;
Il fera vers son but austère
Marcher l’Esprit et la Matière
Réconciliés sous sa loi,
Et fondera sur la Science
L’auguste et sublime alliance
De la Raison et de la Foi.

Roi des arts et de l’industrie,
Il dira leurs derniers secrets ;
Par l’amour et par l’harmonie
Il sanctifiera le progrès.
Sur les plages les plus barbares,
Géant, il dressera des phares
Resplendissants comme la croix ;
Les monts abaisseront leur cime,
Le désert, l’océan, l’abîme,
Reculeront devant sa voix.

Tout un monde invisible encore
Sortira, jeune et triomphant,
Des solitudes de l’aurore,
Des ténèbres de l’occident ;
Et des débris du vaste empire,
Par Rome, Paris et Palmyre,

Fondé dans leurs jours de grandeur,
Renaîtront vingt cités nouvelles,
Plus glorieuses et plus belles,
Qui sauront garder leur splendeur.

Debout donc, Peuples, Rois, qui, l’éclair sur la tète,
Redemandant au Ciel le mot de l’avenir,
Présentez, mais en vain, aux flancs de la tempête,
Le fer d’un glaive nu pour l’en faire jaillir !
Brisez ce glaive impie, et, sous la nue obscure
Qui peut-être demain nous rendra la clarté,
Vers le nouveau Thabor marchez sans autre armure
Que l’amour et la charité.

Qu’importe que la terre ait vu dans les ténèbres
S’éteindre pour toujours de glorieux flambeaux ;
Que tant de chefs puissants, tant de peuples célèbres
Pour ne plus s’éveiller dorment dans leurs tombeaux ;
Que l’homme, vers les cieux cherchant une autre route -,
Se perde quelquefois sur les vastes hauteurs
Où l’esprit de l’orgueil et le démon du doute
Égarent ses plus saints pasteurs !

Pleurons les Astres-Rois ensevelis dans 1’ombre,
Qui brillèrent, un jour, sur le globe enchanté ;
Mais ne poursuivons pas d’un œil muet et sombre
Sur l’horizon désert leur spectre sans clarté.


Il restera toujours au firmament de l’âme
Plus d’une étoile d or, plus d’un vivant soleil,
Pour éclairer nos pas et guider l’oriflamme
Que saluera notre réveil.

Tout rayonne déjà du consolant sourire
Tombé de leur regard sur l’œuvre des mortels.
Partout l’Homme en travail agrandit son empire
Pour élever à Dieu de plus vastes autels.
Plus de sphère interdite à l’essor du génie !
Plus de borne immuable au seuil de la raison !
L’Esprit est libre enfin, et la Chair rajeunie
Prépare, à son tour, sa rançon.

Peuples ! reconnaissez à ces divins présages
Qu au terme tant prédit le monde est parvenu,
Et qu il va déposer sur ses terrestres plages
Quelque fruit de ses flancs qui nous est inconnu,
Et, le front incliné, les genoux sur la terre,
Priez, avec ferveur, priez le Roi des cieux
De descendre sur lui, pour que le grand mystère
Soit accompli selon nos vœux !