Poésies lyriques/Aux Conquérants parisiens

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AUX CONQUÉRANTS PARISIENS


1840.


 
Indépendance et liberté !



Non, non ! nous n’avons pas chassé le vieux Guillaume
Après quinze ans de lutte et trois jours de combats,
Pour voir, libre et vivant, notre jeune royaume
S’engloutir à jamais au sein de vos États,
Et nous faire atteler au char d’une Euménide
Qui, par de menaçants et d’odieux dédains,
Prélude, en plein Forum, au plus vaste homicide
Qui puisse ensanglanter ses mains.


Forêts ni défilés, montagnes ni rivières,
Ne protègent nos champs tant de fois dévastés ;
Tout Peuple tient en mains la clé de nos frontières,
Tout regard peut plonger au cœur de nos cités ;
Mais nous n’envions pas à votre grand empire,
Tous ces vains boulevards, orgueil d’un passé mort,
Qui tombèrent, un jour, sous l’œil qui les admire,
Au signal inconnu des trompettes du Nord.

L’amour de la patrie affermi par la gloire,
La sainte volonté de maintenir nos droits,
Le devoir filial de transmettre à l’histoire
L’héritage agrandi des martyrs de nos lois,
Voilà nos monts gardiens, voilà notre barrière,
Le rempart qui résiste aux plus hardis assauts,
Le rocher qui vaut bien le bras d’une rivière
Pour arrêter tous les fléaux.

Ne nous traitez donc pas avec tant d’arrogance,
Respectez davantage un peuple brave et fier ;
Si nous ne comptons pas vingt siècles d’existence,
Si le Belge, à vos yeux, ne date que d’hier,
Rappelez-vous du moins que déjà nos provinces
Trônaient, par leurs élus, au sommet des pouvoirs,
Quand vous rampiez encor sous le joug de vos princes,
Dans un oubli complet de vos plus saints devoirs.


Nous sommes vos aînés dans la triple carrière
Des arts, de l’industrie et de la liberté ;
Du sein de la Belgique émana la lumière
Dont brille maintenant votre grande cité ;
C’est chez elle, Messieurs, que jadis vos ancêtres.
Puisèrent les leçons fatales à vos rois,
D’elle qu’ils ont appris comme on chasse des maîtres
Qui pressurent le peuple et violent ses droits.

Pour regagner son lustre et redevenir tarte,
Accordez-lui le temps de croître et de grandir ;
Que le spectre irrité d’une royauté morte
Ne vienne plus troubler ses rêves d’avenir ;
Que la patrie arbore un étendard unique
Au pied duquel ses fils viennent tous se ranger,
Et vous verrez alors si la libre Belgique
Redoute l’œil de l’Etranger.

Triste aberration de la justice humaine !
Si demain l’Angleterre armait ses galions,
Guidait son Léopard vers son ancien domaine,
Pour ressaisir la proie échappée à ses bonds.,
Tous vous vous lèveriez, haletants de vengeance,
Pour arrêter au seuil son gigantesque élan,
Et l’étendard sauveur des enfants de la France
Reparaîtrait peut-être aux bords de l’Horican.


Mais un tel attentat, mais un semblable crime
Qui flétrirait l’Anglais aux yeux du monde entier,
Serait, de vous à nous, un acte légitime,
Une palme de plus à votre front guerrier !
Vous pourriez, sans rougir, tracer sur nos murailles
La sentence de mort d’un peuple généreux
Dont le sang a coulé dans toutes vos batailles,
Pour propager au loin le culte de vos Dieux !

De quel droit donc, Messieurs, prétendez-vous soumettre
Le peuple belge au joug façonné de vos mains ?
Vous a-t-il appelés, dites, pour vous remettre
Le fardeau trop pesant de ses nouveaux destins ?
Signa-t-il avec vous un pacte obligatoire
Dont il a lâchement déchiré les feuillets ?
Vous a-t-il confié le dépôt de sa gloire,
De ses mœurs, de ses intérêts ?

Jamais, vous le savez, non jamais la Belgique
N’a sous le sceptre altier de princes étrangers
Abdiqué sa puissance et sa grandeur civique,
Même au milieu du choc des plus sanglants dangers ;
Et soit qu’il fût venu des rives de la Seine,
Soit des bords du Danube ou du Guadalquivir,
Poursuivi jusqu’au bout par toute notre haine,
Jamais un Étranger n’a pu nous asservir.


Défiant les arrêts de l’inflexible Histoire,
Si vous voulez pourtant, sous vos coups de canon,
Nous faire remonter les marches du prétoire
Où le Belge s’est vu dépouiller de son nom,
Avant de vous poser les suprêmes arbitres
Du sort de ma patrie et de sa liberté,
Les pieds sur vos drapeaux, reniez tous vos titres
Au respect de l’Europe et de l’humanité ;

Osez justifier le meurtre politique
Qui vient de replonger la Pologne au tombeau ;
Sanctionnez les droits de l’Aigle germanique
Sur l’Italie en deuil, veuve de son drapeau ;
Mais quand, chargés du poids de ce double parjure,
Vos bataillons armés s’élanceront sur nous,
Puisse de Waterloo la vaste sépulture
S’ouvrir pour les engloutir tous !

Nos pères ont longtemps vécu sous votre empire,
Et nous n’ignorons pas les maux qu ils ont soufferts ;
Pour eux, tous les dédains d’un vainqueur en délire,
Qui foulait sous ses pieds la rançon de leurs fers ;
Pour vous, tous les trésors recueillis sur sa trace
Parmi les ossements des peuples massacrés.
Et nous consentirions à reprendre leur place,
Sous l’astre saturnien qui les a dévorés !


En vain promettez-vous que vos mains bienfaisantes
Répareront les maux causés par vos aïeux,
Que nos champs, resemés à l’ombre de vos tentes,
De plus riches moissons éblouiront nos yeux ;
Que la Fraternité descendra sur nos villes
Pour ne plus remonter à son divin séjour,
Et qu’égales pour tous, sans jamais être hostiles,
Vos lois nous uniront par des liens d’amour.

Tous les usurpateurs ont parlé ce langage,
Depuis les Rois anciens jusqu’aux modernes Tzars ;
Tous, avant de réduire un peuple en esclavage,
Jurent de restaurer et les lois et les arts ;
Mais le peuple crédule accueille-t-il ces traîtres,
Il tombe sous le fouet d’impérieux tyrans,
Et nous ne voulons plus aux chaînes de tels maîtres
Tendre nos bras indépendants.

Nos lois, sans nous vanter, valent mieux que les vôtres ;
La liberté, chez nous, brave les ouragans ;
Elle y fleurit en paix, tandis que chez vous autres
Son arbre mutilé s’effeuille à tous les vents.
Mieux que Juillet, Septembre a tenu sa parole ;
Les Belges dans leurs vœux n ont pas été déçus ;
Les ineffables biens promis par votre idole,
Sachez que dès longtemps ils les ont obtenus.


Et cependant, Messieurs, vous prétendez sans cesse
Que vous possédez seuls l’art de bien gouverner,
Que vous représentez la suprême sagesse,
Et que sous vos pieds seuls la terre doit tourner !
Quels sont donc ces trésors, ces bienfaits politiques
Conquis par vos exploits depuis dix ans passés,
Que vous apporteriez aux peuples pacifiques,
En échange des biens que vous méconnaissez ?

Des querelles sans but, dignes du Bas-Empire,
L’oubli de tout respect pour les droits les plus saints,
Le désordre des mœurs poussé jusqu’au délire,
La Révolte toujours suspendue aux tocsins,
Le Meurtre en permanence au seuil des Tuileries,
L’Anarchie érigée en pouvoir de l’état,
Et, sur le piédestal de vos lois avilies,
Encensant l’ombre de Marat.

Au lieu de vous bercer du rêve des conquêtes,
Appliquez votre force à d’utiles travaux,
Et, conviés par nous à de plus nobles fêtes,
Cherchez la gloire et l’or sûr des chemins nouveaux !
Mais si, dans votre orgueil, vous vous croyez peut-être
Trop grands pour partager les travaux des petits,
Permettez-nous aussi de ne pas vous admettre
A l’honneur dangereux de partager nos lits.


Au pied mal affermi d’un trône jeune encore
Rampent, nous le savons, des abus trop nombreux ;
Plus d’un vieux privilège, armé d’un nom sonore,
Relève pour lutter son front ambitieux ;
Mais nous ne craignons pas leur ligue dévoilée ;
Nous la vaincrons sans vous et sans votre secours.
La Belgique des Rois sur eux s’est écroulée,
La Belgique du Peuple est debout pour toujours.