Poésies inédites (Marceline Desbordes-Valmore)/À mon fils avant le collège

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À MON FILS
AVANT LE COLLÉGE.


Un soir, l’âtre éclairait notre maison fermée,
Par le travail et toi doucement animée.
Ton aïeul tout rêveur te prit sur ses genoux,
(Il n’a jamais sommeil pour veiller avec nous)
Il parla le premier de départ, de collége,
De travaux, de la gloire aussi qui les allége,
Content d’avoir été, jeune un jour comme toi,
Emmené par sa mère… il le disait pour moi…
Puis traçant des tableaux pour étendre ta vue,
De nouveaux horizons découvrant l’étendue,
Il dit que, si petit qu’il fût, par le chemin,
Il soutenait sa mère et lui tenait la main.
Il raconta comment cette femme prudente
L’avait porté loin d’elle en sa tendresse ardente.
Ses yeux étaient mouillés me fixant en dessous…
De ce poignant effort je l’aime et je l’absous !
Sur quoi, me voyant coudre un manteau de voyage,
Il m’embrassa deux fois pour louer mon courage,

El toi, voyant qu’à tout je n’opposais plus rien,
Tu répondis : « Allons, mère, je le veux bien ! »

Oui, l’enfant veut toujours aller, perçant l’espace,
Tourner autour du monde et voir ce qui s’y passe.
Oui, son âme est l’oiseau qui n’a point de séjour,
Et qui vole partout où Dieu répand le jour.
Dès ce moment j’appris que j’avais fait un rêve,
Que tout nous dit adieu, que tout bonheur s’achève,
Et je devins confuse en pesant mon devoir.
L’ai-je rempli ?… Mon père était là pour le voir.
Le lendemain déjà dépassant la charmille
Et dérobant une âme au nid de la famille,
Quand nos pigeons rangés nous regardaient partir,
Trois fois prompte à rentrer, trois fois lente à sortir,
Comme celle qui croit oublier quelque chose,
Je ne pouvais sur toi tirer la porte close ;
Et le guide appelait : ah ! je l’entendais bien,
Mais j’oubliais toujours qu’il ne manquait plus rien.

Et toi, dont toute l’âme éclatait sans culture,
Partout où s’arrêtait notre lourde voiture,
Cher petit protecteur de mon rude chemin,
Tu descendais devant pour me donner la main.


On souriait de voir, empressé comme un page,
Un enfant si soumis, si diligent, si sage ;
Et je disais en moi, triste comme aujourd’hui :
« Jamais je ne pourrai m’en revenir sans lui ! »

Nous qui portons les fruits sur la terre où nous sommes,
Si fortes pour aimer, nous, faibles sœurs des hommes,
Ô mères, pourquoi donc les mettons-nous au jour,
Ces tendres fruits volés à notre ardent amour ?
À peine ils sont à nous qu’on veut nous les reprendre.
Ô mères, savez-vous ce qu’on va leur apprendre ?
À trembler sous un maître, à n’oser, par devoir,
Qu’une fois tous les ans demander à nous voir ;
À détourner de nous leurs mémoires légères.
Alors que sauront-ils ? Les langues étrangères,
Les vains soulèvements des peuples malheureux,
Et les fléaux humains toujours armés contre eux.
C’est donc beau ? Mais le temps saurait les en instruire.
Candeur de mon enfant, on va bien vous détruire !
Quand je le reverrai, mon fils sera savant ;
Il parlera latin ! Hélas, mon pauvre enfant,
Moi, je n’oserai plus peigner ta tête blonde.
Tu parleras latin ! Ta science profonde
Ne pouvant avec moi suivre un long entretien,
Tu diras tout surpris : « Ma mère ne sait rien ! »

Eh ! que veux-tu : l’amour n’en sait pas davantage ;
Ce maître conduit tout sans faire un grand tapage.
Il va ! Tant que mes pieds pouvaient porter mes jours,
J’allais chercher partout, pour t’en combler toujours,
Les fruits qui font bondir ta jeune fantaisie,
C’est notre étude à nous, c’est notre poésie.
Et je versais aussi quelques graves leçons
À ton doux cœur bercé par mes douces chansons.
N’était-ce pas assez pour nourrir ton jeune âge ?
Car tu n’as pas huit ans, chère âme ! Et c’est dommage,
Oui, je le dis, dommage, et frayeur, et danger,
D’ouvrir tant de secrets à ton âge léger.


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