Poésies diverses (Denne-Baron)/Le Bal masqué

Signé : E. S. Denne-Baron et P. Denne-Baron ()
De l’imprimerie de Brasseur aîné (p. 3-7).

LE BAL MASQUÉ,


FRAGMENT.




L’autre jour une dame, aussi belle qu’aimable,
Me dit : « Je donne un bal, passe-tems agréable ;
Bien plus, il est masqué. J’espère vous y voir
Lorsque le jour plus faible amènera le soir.
On peut se déguiser en ces tems de folies
Le masque cache tout ; la plus laide est jolie,
Et l’homme le plus faux, d’un air de vérité,
Sous un masque trompeur vante sa probité.
À sept heures chez moi je veux que l’on se rende.
— Ce bal au Mardi-Gras est sans doute une offrande ?
— Oui ; j’aime qu’on s’amuse. Adieu ; portez-vous bien :
Vous qui suivez les bals, ne manquez pas au mien.
Il n’est rien qu’en ces tems le plaisir n’assaisonne.
Je choisis pour habit celui de jeune nonne ;
Ma mère se revêt de celui de Vesta ;
Et d’un voile avec art sa tête se para.
La nuit vient : à ce bal chacun court et s’empresse ;
La maison retentit de doux cris d’allégresse.
Huit masques nous suivaient ; d’abord un capucin.
Musicien habile, et chantant au lutrin ;

Trois dominos, un basque, une femme savante,
Un malin mameluck à tournure élégante ;
Enfin, d’un air timide et d’un pas chancelant,
Marchait à nos côtés une craintive enfant.
Nous entrons, et déjà, l’éclat de cent bougies
Des masques bigarrés éclairait les folies.
À la faveur du bruit, auprès d’un domino,
Une femme parlait ; j’approche. « De Congo,
Lui dit-elle, on croirait que tu reviens sur l’heure ;
Quel air embarrassé ! penses-tu qu’on demeure
Dans un bal, à Paris, au milieu des festins,
Pour contempler le sort des trop faibles humains ?
Sois donc plus gai, crois-moi : vole auprès de ma fille ;
Vous causerez ensemble ; elle est vraiment gentille !
Il faut prendre avec nous le bon ton des Français,
Et quitter cet air sombre ; il ne va qu’aux Anglais.
On aime le plaisir en ce pays aimable :
Être triste pour nous c’est être insupportable.
Nous sommes bien légers ; mais suis mes bons avis :
Il faut prendre en tout tems les mœurs de son pays. »

Le jeune homme, suivant cette mode gentille,
Abandonne la mère, et court près de la fille :
Il lui parle, il l’enchante, et bientôt à son tour
La jeune demoiselle au monsieur fait la cour.
« Que vous êtes heureux ! dit-elle d’un air tendre ;
Chacun veut vous parler, chacun veut vous entendre.
La danse vous déplaît ; vous êtes sérieux :
Que craignez-vous ?… — Je crains le pouvoir de vos yeux,
Belle Circassienne ! Ah ! daignez satisfaire
Un amant qui fera son bonheur de vous plaire ;
Baissez donc votre masque, et montrez à mes yeux
Ces attraits enchanteurs, riches présens des dieux. »

Notre Circassienne, en femme complaisante,
Baisse son masque. Alors sa mère extravagante
À leurs doux entretiens prête un œil complaisant,
S’approche d’eux, et dit d’un ton fin et dolent :
« Beau masque, je vous crois un homme trop honnête
Pour vouloir à Nina mettre l’amour en tête.
Laissez donc cette enfant ; car vraiment en ces lieux
Le méchant pourrait bien se moquer de tous deux.
Chez moi venez demain, et là, ne vous déplaise,
Vous pourrez sans témoins lui parler à votre aise.
— J’accepte avec ardeur cet excès de bonté :
Oui, madame, j’irai rendre à votre beauté
L’hommage qu’autrefois à la reine des Graces
Prodiguaient les Amours voltigeant sur ses traces. »

Un bruit soudain s’élève, et dans le même instant
Je détourne la tête, et vois un impudent
Qui, plein d’un sot orgueil, insultait une femme.
« Que m’importe, dit-il, que tu sois grande dame ;
Je ne te connais plus, ni ne prétends savoir
Si ce costume cache un teint vermeil ou noir.
— Sais-tu, jeune insensé, dit la dame en colère,
Ce que je fus jadis, et ce que fut ton père ?
Et que cette faveur, reçue insolemment,
Il l’aurait demandée avec empressement ?
Ne te pare donc point d’une fierté stérile :
Souviens-toi que jadis tu cherchais un asile,
Et que mon cœur humain, sensible à tes malheurs,
Ému par la pitié, soulagea tes douleurs ;
Je te tendis bientôt une main secourable :
Mais tout est effacé dans ton ame coupable,
Et la reconnaissance a fui loin de ton cœur.
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un vil usurpateur
Qui, sans cesse vantant sa fragile richesse,

Méprise le malheur, et vit dans la bassesse.
Tel est de mon pays le système maudit :
L’homme vertueux souffre, et l’intrigant jouit. »
Cependant du logis la charmante maîtresse,
Annonçant le festin, dissipe la tristesse ;
Et Comus et Bacchus semblent se disputer
Le droit de nous servir et de nous contenter.
Divers mets, préparés par des mains élégantes,
Sont offerts à nos yeux sous des formes charmantes,
Et l’assemblage heureux des vins les plus exquis
À nos yeux enchantés en relève le prix.
Mais près de nous survient l’agile Terpsichore :
Aussitôt sur ses pas chacun court et l’honnore.
« Hé quoi ! vous préférez un repas à ma cour !
Comment ! ne suis-je plus l’ame de ce séjour ?
Nous dit-elle : à mon art partout on rend hommage ;
J’égaie et j’embellis les charmes du bel âge,
Je fixe les plaisirs. Venez, jeunes beautés ;
Vous faites l’ornement de ces lieux enchantés ;
À commencer le bal c’est moi qui vous invite. »

À sa voix chacun court, vole, et se précipite.
Dans un riche salon, sous des lambris dorés,
Nous entrons, des Plaisirs et des Jeux entourés :
Tout respire la joie ; et la folle jeunesse
Se livre avec ardeur à la vive allégresse.
Aimables passe-tems, momens délicieux,
Comme un songe léger vous fuyez à nos yeux !
L’aube annonce le jour : alors dans son asile
Vole près d’un époux sa compagne tranquille,
Et la sensible mère, à ses tendres enfans
Prodiguant la douceur de ses embrassemens,
Regrette ces instans donnés à l’allégresse
Qui les avaient ravis à sa vive tendresse.

Ô vous, amis ! fuyez les dangereux plaisirs ;
Ils égarent des cœurs nourris dans les désirs.
De la faible Nina plaignez donc la constance,
De sa mère évitez la folle inconséquence,
Et, du sot parvenu méprisant la hauteur,
Honorez l’homme sage, admirez sa candeur.


Mme E. S. Denne Baron.