Poésies de Th. Gautier qui ne figureront pas dans ses œuvres/Singularités/Cauchemar

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CAUCHEMAR



Bizoy quen ne consquaff a maru garu ne marnaff.
(Ancien proverbe breton.)
Jamais je ne dors que je ne meure de mort amère.
Les goules de l’abyme
Attendant leur victime,
Ont faim ;
Leur ongle ardent s’allonge,
Leur dent en espoir ronge
Ton sein.


Avec ses nerfs rompus, une main écorchée
Qui marche sans le corps dont elle est arrachée,
Crispe ses doigts crochus armés d’ongles de fer
Pour me saisir : des feux pareils aux feux d’enfer
Se croisent devant moi ; dans l’ombre des yeux fauves
Rayonnent ; des vautours à cous rouges et chauves

Battent mon front de l’aile, en poussant des cris sourds :
En vain pour me sauver je lève mes pieds lourds,
Des flots de plomb fondu subitement les baignent,
À des pointes d’acier ils se heurtent et saignent,
Meurtris et disloqués et mon dos cependant
Ruisselant de sueur, frissonne au souffle ardent
De naseaux enflammés, de gueules haletantes :
Les voilà, les voilà ! dans mes chairs palpitantes
Je sens des becs d’oiseaux avides se plonger,
Fouiller profondément, jusqu’aux os me ronger,
Et puis des dents de loups et de serpents qui mordent
Comme une scie aiguë, et des pinces qui tordent ;
Ensuite le sol manque à mes pas chancelants :
Un gouffre me reçoit ; sur des rochers brûlants,
Sur des pics anguleux que la lune reflète,
Tremblant, je roule, roule, et j’arrive squelette
Dans un marais de sang ; bientôt, spectres hideux,
Des morts au teint bleuâtre en sortent deux à deux,
Et se penchant vers moi m’apprennent des mystères
Que le trépas révèle aux pâles feudataires
De son empire ; alors, étrange enchantement,
Ce qui fut moi s’envole, et passe lentement
À travers un brouillard couvrant les flèches grêles
D’une église gothique aux moresques dentelles.
Déchirant une proie enlevée au tombeau,
En me voyant venir, tout joyeux, un corbeau
Croasse, et s’envolant aux steppes de l’Ukraine,
Par un pouvoir magique à sa suite m’entraîne,
Et j’aperçois bientôt, non loin d’un vieux manoir,
À l’angle d’un taillis, surgir un gibet noir
Soutenant un pendu ; d’effroyables sorcières
Dansant autour, et moi, de fureurs carnassières
Agité, je ressens un immense désir

De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,
Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte,
Son cœur demi-pourri dans sa poitrine ouverte.


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Cet agréable spécimen du romantisme macabre se trouve dans le second volume de poésies de l’auteur, Albertus ou l’âme et le péché, légende théologique ; Paris, Paulin, 1833, in-12, avec frontispice eau-forte de C. Nanteuil, p. 49. Théophile Gautier, qui ne l’a jamais fait reproduire depuis, s’en est moqué le premier dans les Jeunes France, où les quatre derniers vers servent d’épigraphe au chapitre Daniel Jovard ou la conversion d’un classique.