Poésies de Madame Deshoulières/Texte entier

Théophile Berquet, Libraire (p. -206).


POÉSIES
de madame
DESHOULIÈRES.
PARIS,
THÉOPHILE BERQUET, LIBRAIRE,
quai des augustins, No 29.

1824.

Le genre bucolique n’est pas la partie la plus brillante de notre littérature ; les Français n’ont jamais aimé le poëme pastoral, ils sourient en lisant une élégante idylle ; mais rarement ils font un effort sur eux-mêmes pour la reprendre et la méditer. Cependant il faut avouer que la pastorale est la plus difficile des compositions poétiques ; et l’auteur qui lutte avec succès et contre les difficultés du genre et contre le goût dominant de sa nation mérite les plus grands éloges. Et ne faut-il-pas un goût exquis, un jugement sain, un esprit juste, qui ne se laisse pas entraîner par la vivacité de l’imagination, ni séduire par l’harmonie du langage, dans un écrit où il n’est besoin que de mélodie ? Cet abandon, cette élégante simplicité qu’il exige, ces riantes images dont le coloris ne tranche pas trop et ne découvre point l’art du poëte, ces comparaisons tirées des objets qui environnent les personnages mis sur la scène, placent l’idylle presque au niveau se de la comédie de caractère, vu les obstacles qu’ont à surmonter les nourrissons des Muses, qui veulent s’essayer dans un genre aussi pénible qu’il est négligé par les littérateurs modernes. À la renaissance des lettres, quelques auteurs français voulurent prendre la flûte champêtre : Racan, Segrais, s’acquirent quelque réputation ; et le suprême législateur du Parnasse français les cite comme méritant les applaudissements des hommes de lettres : il ne craint pas même de les placer à côté de Malherbe, et d’accorder aux chantres des bergers les mêmes honneurs qu’au poëte lyrique. La postérité n’a pas confirmé son jugement ; on lit encore avec plaisir Malherbe, mais l’on ne pense plus à Racan. Après ces tentatives infructueuses parut madame Deshoulières, et ses écrits dictés par le goût, approuvés par la raison, ont triomphé de l’injustice et du silence de ses ingénieux contemporains, piqués peut-être de voir tant de grâces et de talens siéger dans une réunion littéraire dans laquelle on ne balançait pas à préférer Pradon à Racine, et tous les auteurs médiocres du grand siècle à ces génies transcendans dont les ouvrages ont placé notre littérature à côté de celle de Rome et d’Athènes. Avec elle nous eûmes à opposer aux charmantes productions du Tasse et de Guarini des morceaux champêtres achevés et dignes de la plume de Théocrite et de Virgile. Fontenelle, qui voulut se montrer dans tous les genres, ne put, avec tout son esprit, atteindre à la sensibilité, au naturel de madame Deshoulières ; et nos bergers ou bergères modernes doivent toujours avoir sous les yeux ses jolis tableaux, sous peine d’éprouver le sort de nos premiers Mélibées. Notre intention, dans une courte notice, n’est point de faire une longue dissertation sur une espèce de poëme qui faisait les délices de l’antiquité, mais de persuader au lecteur de n’aller pas chercher dans une littérature étrangère ce que nous avons sous la main : on cite de nos jours Florian, Gessner ; et, bien que l’on compare les plus beaux ouvrages de ces aimables peintres de nos vergers, de nos bois, avec les idylles de madame Deshoulières, l’on sera force de convenir qu’elle a la première place, et que, suivie d’un si beau cortège, elle mérite d’attirer sur elle les regards de tous les hommes qui prennent encore quelque intérêt aux progrès des beaux-arts : un beau paysage de Téniers délasse l’esprit fatigué d’admirer les sublimes conceptions des Raphaël et des Rubens.

J’entends déjà la critique s’élever contre mon jugement, et je la vois chercher à détacher quelque fleuron de la couronne que je viens d’accorder à madame Deshoulières. Mais Florian et Gessner, s’ils vivaient encore, ne dédaigneraient pas la place que je leur assigne : tous les littérateurs n’ont-ils pas classé Florian parmi les écrivains du second ordre, et sa rivale n’est-elle pas toujours restée au premier : mon opinion est donc conforme à l’opinion générale ; et, quoique souvent, comme Diogène, j’aille au théâtre quand tout le monde en sort, je ne puis ici que me rendre à l’évidence. Quant à Gessner, ses descriptions portent avec elles un apprêt qui décèle trop le travail de l’auteur ; son langage est quelquefois maniéré, ses expressions trop brillantes, défauts marquans dans le genre pastoral, et défauts qu’a su bien éviter la muse française. Je vais plus loin, dans l’Aminta, dans le Pastor fido, que les Italiens admirent avec tant d’enthousiasme, trouve-t-on toujours cette candeur, cette simplicité, ce naturel, qui constituent la perfection de la poésie champêtre. Que de concetti ! que de madrigaux ! que d’épigrammes ! Tous ces traits ne partent point du cœur ; ce sont des étincelles de l’esprit qui font sourire, mais qui n’affectent point, ne touchent point, et nous laissent tels que nous étions au moment où nous les avons aperçues.

Cette nouvelle édition des œuvres de madame Deshoulières est la plus complète et la plus régulière qui ait encore paru : tous les petits poëmes sont classés par ordre, et nous avons mis en tête ses plus beaux titres à l’immortalité ; ces titres qui prouvent qu’elle avait l’âme aussi belle que les traits de sa figure ; mais nous avons cru devoir, par respect pour ce charmant auteur, faire disparaître tout ce qui n’était point sorti de sa plume, et qui formait un contraste trop frappant avec ses écrits dictés par les Grâces ; ces Grâces qui semblaient elles-mêmes avoir embelli les traits de sa figure comme elles avaient placé leur sanctuaire au fond de son cœur.

POÉSIES

DE MADAME

DESHOULIÈRES.

IDYLLES.


À Mademoiselle de la Charce.

POUR LA FONTAINE DE VAUCLUSE.


Quand vous me pressez de chanter
Pour une fontaine fameuse,
Vous avez oublié que je suis paresseuse ;
Qu’un simple madrigal pourrait m’épouvanter ;
Qu’entre une santé languissante
Et d’illustres amis par le sort outragés
Mes soins sont toujours partagés.
Par plus d’une raison devenez moins pressante.

Daphné, vous ne savez à quoi vous m’engagez.
Peut-être croyez-vous que, toujours insensible,
Je vous décrirai dans mes vers,
Entre de hauts rochers dont l’aspect est terrible,
Des prés toujours fleuris, des arbres toujours verts
Une source orgueilleuse et pure,
Dont l’eau, sur cent rochers divers,
D’une mousse verte couverts,
S’épanche, bouillonne, murmure ;
Des agneaux bondissans sur la tendre verdure,
Et de leurs conducteurs les rustiques concerts.
De ce fameux désert la beauté surprenante,
Que la nature seule a pris soin de former,
Amusait autrefois mon âme indifférente.
Combien de fois, hélas ! m’a-t-elle su charmer !
Cet heureux temps n’est plus : languissante, attendrie,
Je regarde indifféremment
Les plus brillantes eaux, la plus verte prairie ;
Et du soin de ma bergerie
Je ne fais même plus mon divertissement.
Je passe tout le jour dans une rêverie
Qu’on dit qui m’empoisonnera.
À tout autre plaisir mon esprit se refuse ;
Et si vous me forcez à parler de Vaucluse,
Mon cœur tout seul en parlera.

Je laisserai conter de sa source inconnue
Ce qu’elle a de prodigieux,
Sa fuite, son retour, et la vaste étendue
Qu’arrose son cours furieux.
Je suivrai le penchant de mon âme enflammée :
Je ne vous ferai voir dans ces aimables lieux
Que Laure tendrement aimée,
Et Pétrarque victorieux.

Aussi bien de Vaucluse ils font encor la gloire :
Le temps qui détruit tout respecte leurs plaisirs :
Les ruisseaux, les rochers, les oiseaux, les zéphyrs
Font tous les jours leur tendre histoire.
Oui, cette vive source, en roulant sur ces bords,
Semble nous raconter les tourmens, les transports
Que Pétrarque sentait pour la divine Laure.
Il exprima si bien sa peine, son ardeur,
Que Laure, malgré sa rigueur,
L’écouta, plaignit sa langueur,
Et fit peut-être plus encore.

Dans cet antre profond, où, sans autres témoins
Que la naïade et le zéphyre,
Laure sut, par de tendres soins,
De l’amoureux Pétrarque adoucir le martyre :

Dans cet antre, où l’Amour tant de fois fut vainqueur,
Quelque fierté dont on se pique,
On sent élever dans son cœur
Ce trouble dangereux par qui l’amour s’explique,
Quand il alarme la pudeur.

Ce n’est pas seulement dans cet antre écarté
Qu’il reste de leurs feux une marque immortelle :
Ce fertile vallon dont on a tant vanté
La solitude et la beauté,
Voit mille fois le jour, dans la saison nouvelle,
Les rossignols, les serins, les pinçons
Répéter sous son vert ombrage
Je ne sais quel doux badinage
Dont ces heureux amans leur donnaient des leçons.

Leurs noms sur ces rochers peuvent encor se lire ;
L’un avec l’autre est confondu ;
Et l’âme à peine peut suffire
Aux tendres mouvemens que leur mélange inspire.
Quel charme est ici répandu !
À nous faire imiter ces amans tout conspire ;
Par les soins de l’Amour leurs soupirs conservés
Enflamment l’air qu’on y respire ;
Et les cœurs qui se sont sauvés

De son impitoyable empire
À ces déserts sont réservés.

Tout ce qu’a de charmant leur beauté naturelle
Ne peut m’occuper un moment.
Les restes précieux d’une flamme si belle
Font de mon jeune cœur le seul amusement.
Ah ! qu’il m’entretient tendrement
Du bonheur de la belle Laure !
Et qu’à parler sincèrement,
Il serait doux d’aimer, si l’on trouvait encore
Un cœur comme le cœur de son illustre amant !


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Les Moutons.


Hélas ! petits moutons, que vous êtes heureux !
Vous paissez dans nos champs, sans souci, sans alarmes.
Aussitôt aimés qu’amoureux,
On ne vous force point à répandre des larmes ;
Vous ne formez jamais d’inutiles désirs.
Dans vos tranquilles cœurs l’amour suit la nature ;
Sans ressentir ses maux, vous avez ses plaisirs.
L’ambition, l’honneur, l’intérêt, l’imposture,

Qui font tant de maux parmi nous,
Ne se rencontrent point chez vous.
Cependant nous avons la raison pour partage,
Et vous en ignorez l’usage.
Innocens animaux, n’en soyez point jaloux ;
Ce n’est pas un grand avantage.
Cette fière raison dont on fait tant de bruit,
Contre les passions n’est pas un sûr remède.
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit,
Et déchirer un cœur qui l’appelle à son aide
Est tout l’effet qu’elle produit.
Toujours impuissante et sévère,
Elle s’oppose à tout, et ne surmonte rien.
Sous la garde de votre chien
Vous devez beaucoup moins redouter la colère
Des loups cruels et ravissans
Que sous l’autorité d’une telle chimère
Nous ne devons craindre nos sens.
Ne vaudrait-il pas mieux vivre comme vous faites,
Dans une douce oisiveté ?
Ne vaudrait-il pas mieux être comme vous êtes,
Dans une heureuse obscurité,
Que d’avoir sans tranquillité
Des richesses, de la naissance,
De l’esprit et de la beauté ?

Ces prétendus trésors, dont on fait vanité,
Valent moins que votre indolence.
Ils nous livrent sans cesse à des soins criminels :
Par eux plus d’un remords nous ronge.
Nous voulons les rendre éternels,
Sans songer qu’eux et nous passerons comme un songe.
Il n’est dans ce vaste univers
Rien d’assuré, rien de solide ;
Des choses ici-bas la fortune décide
Selon ses caprices divers :
Tout l’effort de notre prudence
Ne peut nous dérober au moindre de ses coups.
Paissez, moutons, paissez sans règle et sans science ;
Malgré la trompeuse apparence,
Vous êtes plus heureux et plus sages que nous.


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Les Fleurs.


Que votre éclat est peu durable,
Charmantes fleurs, honneur de nos jardins !
Souvent un jour commence et finit vos destins,
Et le sort le plus favorable
Ne vous laisse briller que deux ou trois matins.

Ah ! consolez-vous-en, jonquilles, tubéreuses ;
Vous vivez peu de jours, mais vous vivez heureuses.
Les médisans ni les jaloux
Ne gênent point l’innocente tendresse
Que le printemps fait naître entre Zéphyre et vous.
Jamais trop de délicatesse
Ne mêle d’amertume à vos plus doux plaisirs.
Que pour d’autres que vous il pousse des soupirs,
Que loin de vous il folâtre sans cesse,
Vous ne ressentez point la mortelle tristesse
Qui dévore les tendres cœurs,
Lorsque, plein d’une ardeur extrême,
On voit l’ingrat objet qu’on aime
Manquer d’empressement, ou s’engager ailleurs.
Pour plaire, vous n’avez seulement qu’à paraître.
Plus heureuses que nous, ce n’est que le trépas
Qui vous fait perdre vos appas.
Plus heureuses que nous, vous mourez pour renaître.
Tristes réflexions, inutiles souhaits !
Quand une fois nous cessons d’être,
Aimables fleurs, c’est pour jamais.
Un redoutable instant nous détruit sans réserve :
On ne voit au delà qu’un obscur avenir.
À peine de nos noms un léger souvenir
Parmi les hommes se conserve.

Nous entrons pour toujours dans le profond repos
D’où nous a tirés la nature,
Dans cette affreuse nuit qui confond les héros
Avec le lâche et le parjure,
Et dont les fiers destins, par de cruelles lois,
Ne laissent sortir qu’une fois.
Mais, hélas ! pour vouloir revivre,
La vie est-elle un bien si doux ?
Quand nous l’aimons tant, songeons-nous
De combien de chagrins sa perte nous délivre ?
Elle n’est qu’un amas de craintes, de douleurs,
De travaux, de soucis, de peines ;
Pour qui connaît les misères humaines
Mourir n’est pas le plus grand des malheurs :
Cependant, agréables fleurs,
Par des liens honteux attachés à la vie,
Elle fait seule tous nos soins ;
Et nous ne vous portons envie
Que par où nous devons vous envier le moins.

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Les Oiseaux.

L’air n’est plus obscurci par des brouillards épais,
Les prés font éclater les couleurs les plus vives,
Et dans leurs humides palais
L’hiver ne retient plus les naïades captives :
Les bergers, accordant leur musette à leur voix,
D’un pied léger foulent l’herbe naissante ;
Les troupeaux ne sont plus sous leurs rustiques toits ;
Mille et mille oiseaux à la fois,
Ranimant leur voix languissante,
Réveillent les échos endormis dans ces bois :
Où brillaient les glaçons on voit naître les roses.
Quel dieu chasse l’horreur qui régnait en ces lieux ?
Quel dieu les embellit ? Le plus petit des dieux
Fait seul tant de métamorphoses.
Il fournit au printemps tout ce qu’il a d’appas.
Si l’Amour ne s’en mêlait pas,
On verrait périr toutes choses.
Il est l’âme de l’univers.
Comme il triomphe des hivers
Qui désolent nos champs par une rude guerre,

D’un cœur indifférent il bannit les froideurs.
L’indifférence est pour les cœurs
Ce que l’hiver est pour la terre.
Que nous servent, hélas ! de si douces leçons ?
Tous les ans la nature en vain les renouvelle ;
Loin de la croire, à peine nous naissons,
Qu’on nous apprend à combattre contre elle ;
Nous aimons mieux, par un bizarre choix,
Ingrats esclaves que nous sommes,
Suivre ce qu’inventa le caprice des hommes,
Que d’obéir à nos premières lois.
Que votre sort est différent du nôtre,
Petits oiseaux qui me charmez !
Voulez-vous aimer, vous aimez.
Un lieu vous déplaît-il, vous passez dans un autre ;
On ne connaît chez vous ni vertus ni défauts :
Vous paraissez toujours sous le même plumage ;
Et jamais dans les bois on n’a vu les corbeaux
Des rossignols emprunter le ramage.
Il n’est de sincère langage,
Il n’est de liberté que chez les animaux.
L’usage, le devoir, l’austère bienséance,
Tout exige de nous des droits dont je me plains ;
Et tout enfin du cœur des perfides humains
Ne laisse voir que l’apparence.

Contre nos trahisons la nature en courroux
Ne nous donne plus rien sans peine.
Nous cultivons les vergers et la plaine,
Tandis, petits oiseaux, qu’elle fait tout pour vous.
Les filets qu’on vous tend sont la seule infortune
Que vous avez à redouter :
Cette crainte nous est commune ;
Sur notre liberté chacun veut attenter :
Par des dehors trompeurs on tâche à nous surprendre.
Hélas ! pauvres petits oiseaux,
Des ruses du chasseur songez à vous défendre :
Vivre dans la contrainte est le plus grand des maux.

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L’Hiver.

à M. lucas de bellesbat.

L’hiver, suivi des vents, des frimas, des orages,
De ces aimables lieux trouble l’heureuse paix.
Il a déjà ravi par de cruels outrages
Ce que la terre avait d’attraits.
Quelles douloureuses images
Le désordre qu’il fait imprime dans l’esprit !

Hélas ! ces prés sans fleurs, ces arbres sans feuillages,
Ces ruisseaux glacés, tout nous dit :
Le temps fera chez vous de semblables ravages.
Comme la terre, nous gardons
Jusques au milieu de l’automne
Quelques-uns des appas que le printemps nous donne :
L’hiver vient-il, nous les perdons.
Pouvoir, trésors, grandeurs n’en exemptent personne :
On se déguise en vain ces tristes vérités ;
Les terreurs, les infirmités,
De la froide vieillesse ordinaires compagnes,
Font sur nous ce que font les autans irrités,
Et la neige sur les campagnes.
Encor si, comme les hivers
Dépouillent les forêts de leurs feuillages verts,
L’âge nous dépouillait des passions cruelles,
Plus fortes à dompter que ne le sont les flots,
Nous goûterions un doux repos
Qu’on ne peut trouver avec elles.
Mais nous avons beau voir détruire par le temps
La plus forte santé, les plus vifs agrémens,
Nous conservons toujours nos premières faiblesses.
L’ambitieux, courbé sous le fardeau des ans,
De la fortune encore écoute les promesses ;
L’avare, en expirant, regrette moins le jour

Que ses inutiles richesses ;
Et qui jeune a donné tout son temps à l’amour,
Un pied dans le tombeau veut encor des maîtresses.
Il reste dans l’esprit un goût pour les plaisirs
Presque aussi dangereux que leur plus doux usage.
Pour être heureux, pour être sage,
Il faut savoir donner un frein à ses désirs.
Mieux qu’un autre, sage Timandre,
De cet illustre effort vous connaissez le prix.
Vous en qui la nature a joint une âme tendre
Avec un des plus beaux esprits ;
Vous qui, dans la saison des grâces et des ris,
Loin d’éviter l’amour, faisiez gloire d’en prendre,
Et qui, par effort de raison,
Fuyez de ses plaisirs la folle inquiétude,
Avant que l’arrière-saison
Vous ait fait ressentir tout ce qu’elle a de rude.

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Le Ruisseau.

Ruisseau, nous paraissons avoir un même sort :
D’un cours précipité nous allons l’un et l’autre,
Vous à la mer, nous à la mort :
Mais, hélas ! que d’ailleurs je vois peu de rapport
Entre votre course et la nôtre !
Vous vous abandonnez sans remords, sans terreur,
À votre pente naturelle ;
Point de loi parmi vous ne la rend criminelle.
La vieillesse chez vous n’a rien qui fasse horreur :
Près de la fin de votre course
Vous êtes plus fort et plus beau
Que vous n’êtes à votre source ;
Vous retrouvez toujours quelque agrément nouveau.
Si de ces paisibles bocages
La fraîcheur de vos eaux augmente les appas,
Votre bienfait ne se perd pas ;
Par de délicieux ombrages
Ils embellissent vos rivages ;
Sur un sable brillant, entre des prés fleuris,
Coule votre onde toujours pure ;

Mille et mille poissons dans votre sein nourris
Ne vous attirent point de chagrins, de mépris :
Avec tant de bonheur d’où vient votre murmure ?
Hélas ! votre sort est si doux !
Taisez-vous, ruisseau, c’est à nous
À nous plaindre de la nature.
De tant de passions que nourrit notre cœur,
Apprenez qu’il n’en est pas une
Qui ne traîne après soi le trouble, la douleur,
Le repentir ou l’infortune ;
Elles déchirent nuit et jour
Les cœurs dont elles sont maîtresses ;
Mais de ces fatales faiblesses
La plus à craindre, c’est l’amour.
Ses douceurs mêmes sont cruelles :
Elles font cependant l’objet de tous les vœux.
Tous les autres plaisirs ne touchent point sans elles.
Mais des plus forts liens le temps use les nœuds ;
Et le cœur le plus amoureux
Devient tranquille, ou passe à des amours nouvelles.
Ruisseau, que vous êtes heureux !
Il n’est point parmi vous de ruisseaux infidèles.
Lorsque les ordres absolus
De l’Être indépendant qui gouverne le monde
Font qu’un autre ruisseau se mêle avec votre onde

Quand vous êtes unis, vous ne vous quittez plus.
À ce que vous voulez jamais il ne s’oppose ;
Dans votre sein il cherche à s’abîmer :
Vous et lui jusques à la mer
Vous n’êtes qu’une même chose.
De toutes sortes d’unions
Que notre vie est éloignée !
De trahisons, d’horreurs et de dissensions
Elle est toujours accompagnée.
Qu’avez-vous mérité, ruisseau tranquille et doux,
Pour être mieux traité que nous ?
Qu’on ne me vante point ces biens imaginaires,
Ces prérogatives, ces droits
Qu’inventa notre orgueil pour masquer nos misères :
C’est lui seul qui nous dit que, par un juste choix,
Le ciel mit, en formant les hommes,
Les autres êtres sous leurs lois.
À ne nous point flatter, nous sommes
Leurs tyrans plutôt que leurs rois.
Pourquoi vous mettre à la torture ?
Pourquoi vous renfermer dans cent canaux divers ?
Et pourquoi renverser l’ordre de la nature
En vous forçant de jaillir dans les airs ?
Si tout doit obéir à nos ordres suprêmes,
Si tout est fait pour nous, s’il ne faut que vouloir,

Que n’employons-nous mieux ce souverain pouvoir ?
Que ne régnons-nous sur nous-mêmes ?
Mais, hélas ! de ses sens esclave malheureux,
L’homme ose se dire le maître
Des animaux, qui sont peut-être
Plus libres qu’il ne l’est, plus doux, plus généreux,
Et dont la faiblesse a fait naître
Cet empire insolent qu’il usurpe sur eux.
Mais que fais-je ? Où va me conduire
La pitié des rigueurs dont contre eux nous usons !
Ai-je quelque espoir de détruire
Des erreurs où nous nous plaisons ?
Non, pour l’orgueil et pour les injustices
Le cœur humain semble être fait.
Tandis qu’on se pardonne aisément tous les vices,
On n’en peut souffrir le portrait.
Hélas ! on n’a plus rien à craindre ;
Les vices n’ont plus de censeurs ;
Le monde n’est rempli que de lâches flatteurs :
Savoir vivre, c’est savoir feindre.
Ruisseau, ce n’est plus que chez vous
Qu’on trouve encor de la franchise :
On y voit la laideur ou la beauté qu’en nous
La bizarre nature a mise :
Aucun défaut ne s’y déguise ;

Aux rois comme aux bergers vous les reprochez tous ;
Aussi ne consulte-t-on guère
De vos tranquilles eaux le fidèle cristal ;
On évite de même un ami trop sincère :
Ce déplorable goût est le goût général.
Les leçons font rougir ; personne ne les souffre :
Le fourbe veut paraître homme de probité.
Enfin dans cet horrible gouffre
De misère et de vanité
Je me perds ; et plus j’envisage
La faiblesse de l’homme et sa malignité,
Et moins de la Divinité
En lui je reconnais l’image.
Courez, ruisseau, courez ; fuyez-nous ; reportez
Vos ondes dans le sein des mers d’où vous sortez ;
Tandis que, pour remplir la dure destinée
Où nous sommes assujettis,
Nous irons reporter la vie infortunée
Que le hasard nous a donnée
Dans le sein du néant d’où nous sommes sortis.

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Le Tombeau.

Tombeau, dont la vue empoisonne
Les plus agréables plaisirs,
Confond l’orgueil humain, et toutefois ne donne
Ni frein aux passions, ni bornes aux désirs :
Le cœur débarrassé de ces vives alarmes
Que cause le plus tendre amant,
Je venais dans ce bois rêver tranquillement.
De son ombrage, hélas ! que tu gâtes les charmes !
Près de toi, quelque loin qu’on porte l’enjoûment,
Rêve-t-on agréablement ?
Quelle réflexion accablante, importune,
Fait-on lorsque sur toi l’on porte ses regards ?
La mort, par une route au vulgaire commune,
A conduit dans ton sein un homme tel que Mars,
Et tel que le dieu des beaux-arts,
Qui jamais n’éleva d’autels à la fortune,
Et qui pour le mérite eut toujours des égards.
Ailleurs tu caches aux cœurs tendres
Les restes précieux, les adorables cendres
D’un objet dont les soins, ni les ardens souhaits,

Ni les appas, ni la jeunesse,
Ne purent garantir des traits
Que lance la sourde déesse.
Dans cette affreuse nuit dont on ne sort jamais,
Combien renfermes-tu de dépouilles mortelles,
De héros, de savans, de monarques, de belles !
Abîme où tout se perd, si ce n’est que pour toi
Que nous fait voir le jour la nature inhumaine,
Que d’inutiles soins ! que d’abus ! et pourquoi
Pour orner un tombeau se donner tant de peine ?
Pourquoi, pour arriver aux brillantes grandeurs,
Être dévot par mode et flatteur par bassesse ?
Par une criminelle adresse
Pourquoi des mécontens faut-il sonder les cœurs,
Et suivre un heureux fat qu’un ministre caresse ?
Vous coûtez trop, tristes honneurs,
Et vous disparaissez avec trop de vitesse
Pour avoir des adorateurs.
Insatiable et dur avare,
Qui, par la faim, la soif, fais souffrir à ton corps
Tout ce que l’enfer te prépare,
Que te sert de te rendre à toi-même barbare ?
Emporteras-tu tes trésors ?
Et vous, jeunes amans, dont la tendresse extrême
Semble vous faire un sort heureux,

Ah ! pourquoi cédiez-vous à ce pouvoir suprême,
Beaucoup moins doux que dangereux ?

Hélas ! faut-il quitter trop tôt ce que l’on aime,
Le moins d’attachement est toujours le meilleur.
Lorsque l’heure fatale sonne,
On souffre moins par la douleur,

Que par ce qu’il faut que le cœur
Dans ce triste état abandonne.

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La Solitude.

Charmante et paisible retraite,
Que de votre douceur je connais bien le prix !
Et que je conçois de mépris
Pour les vains embarras dont je me suis défaite !
Que sous ces chênes verts je passe d’heureux jours !
Dans ces lieux écartés que la nature est belle !
Rien ne la défigure ; elle y garde toujours
La même autorité qu’avant qu’on eût contre elle
Imaginé des lois l’inutile secours.
Ici le cerf, l’agneau, le paon, la tourterelle,

Pour la possession d’un champ ou d’un verger,
N’ont point ensemble de querelle ;
Nul bien ne leur est étranger :
Nul n’exerce sur l’autre un pouvoir tyrannique :
Ils ne se doivent point de respects ni de soins ;
Ce n’est que par les nœuds de l’amour qu’ils sont joints ;
Et d’aïeux éclatans pas un d’eux ne se pique.
Hélas ! pourquoi faut-il qu’à ces sauvages lieux
Soient réservés des biens si doux, si précieux !
Pourquoi n’y voit-on point d’avare, de parjure ?
N’est-ce point qu’entre vous, tranquilles animaux,
Tous les biens sont communs, tous les rangs sont égaux,
Et que vous ne suivez que la seule nature ?
Elle est sage chez vous, qui n’êtes point contraints
Par une loi bizarre et dure.
Quelle erreur a pu faire appeler les humains
Le chef-d’œuvre accompli de ses savantes mains ?
Que, pour se détromper de ces fausses chimères
Qui nous rendent si fiers, si vains,
On vienne méditer dans ces lieux solitaires,
Avec étonnement j’y vois
Que le plus petit des reptiles,
Cent fois plus habile que moi,
Trouve pour tous ses maux des remèdes utiles.
Qui de nous, dans le temps de la prospérité,

À l’active fourmi ressemble ?
À voir sa prévoyance, il semble
Qu’elle ait de l’avenir percé l’obscurité,
Et qu’étant au-dessus de la faiblesse humaine,
Elle ne fasse point de cas
De tout ce qu’étale d’appas
La volupté qui nous entraîne.
Quels états sont mieux policés
Que l’est une ruche d’abeilles ?
C’est là que les abus ne se sont point glissés,
Et que les volontés en tout temps sont pareilles.
De leur roi qui les aime elles sont le soutien ;
On sent leur aiguillon dès qu’on cherche à leur nuire ;
Pour les châtier il n’a rien ;
Il n’est roi que pour les conduire,
Et que pour leur faire du bien.
En vain notre orgueil nous engage
À ravaler l’instinct qui dans chaque saison,
À la honte de la raison,
Pour tous les animaux est un guide si sage.
Ah ! n’avons-nous pas dû nous dire mille fois,
En les voyant être heureux sans richesse,
Habiles sans étude, équitables sans lois,
Qu’ils possèdent seuls la sagesse ?
Il n’en est presque point dont l’homme n’ait reçu

Des leçons qui l’ont fait rougir de sa faiblesse ;
Et, quoiqu’il s’applaudisse, il doit à leur adresse
Plus d’un art que, sans eux, il n’aurait jamais su.
Innocens animaux, quelle reconnaissance
Avons-nous de tant de bienfaits ?
Des présens de la terre, hélas ! peu satisfaits,
Nous vous sacrifions à notre intempérance :
Quelle inhumanité ! quelle lâche fureur !
Il n’est point d’animal dont l’homme n’adoucisse
La brutale et farouche humeur,
Et de l’homme il n’est point d’animal qui fléchisse
Le cruel et superbe cœur.
De quel droit, de quel front est-ce que l’on compare
Ceux à qui la nature a fait un cœur barbare
Aux ours, aux sangliers, aux loups ?
Ils sont moins barbares que nous.
Font-ils éprouver leur colère,
Que lorsque d’un chasseur avide et téméraire
Le fer ennemi les atteint,
Ou que lorsque la faim les presse et les contraint
De chercher à la satisfaire ?
Vaste et sombre forêt, leur séjour ordinaire,
N’est-ce, en vous traversant, que leur rage qu’on craint ?
Hélas ! combien de fois cette nuit infidèle
Que vous offrez contre l’ardeur

Dont au milieu du jour le soleil étincelle
A-t-elle été fatale à la jeune pudeur ?
Hélas ! combien de fois, complice
Et de meurtres et de larcins,
A-t-elle dérobé de brigands, d’assassins,
Et d’autres scélérats aux yeux de la justice !
Combien avez-vous vu de fois
Le frère, armé contre le frère,
Faire taire du sang la forte et tendre voix,
Et dans l’héritage d’un père
Par le crime acquérir de légitimes droits !
Parlez, forêts ; jadis une de vos semblables
Daigna plus d’une fois répondre à des mortels :
Quelles fureurs aussi coupables
Pouvons-nous reprocher à vos hôtes cruels ?
Si quelquefois entre eux une rage soudaine
Les porte à s’arracher le jour,
Ce n’est point l’intérêt, l’ambition, la haine
Qui les anime ; c’est l’amour.
Lui seul leur fait troubler votre sacré silence ;
Amoureux, rivaux et jaloux,
Leur cœur ne peut souffrir la moindre préférence,
La mort leur semble un sort plus doux.
D’une si belle excuse, au dur siècle ou nous sommes,
On ne peut déguiser les maux que nous faisons ;

Non, des meurtres sanglans, des noires trahisons
L’amour ne fournit plus aux hommes
Les violens conseils ni les tendres raisons.

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Sur la Mort

de M. le duc de montausier.

Sur le bord d’un ruisseau paisible
Olympe se livrait à de vives douleurs ;
Et, malgré ses autres malheurs,
Au sort de Montausier attentive et sensible,
Disait en répandant des pleurs :
Qu’allez-vous devenir, belles infortunées,
Muses, qu’il protégea dès ses jeunes années !

Qu’allez-vous devenir, héroïques vertus,
Vous qui, tremblantes, éplorées,
Après vos temples abattus,
Chez lui vous étiez retirées !
Les titres précieux dont furent revêtus
Ces Grecs et ces Romains, ornemens de l’histoire,
Sont dus à ce héros d’immortelle mémoire,

Qui, par des sentiers peu battus,
Marcha d’un pas égal vers la solide gloire.

Muses, vertus, hélas ! qui sera votre appui ?
Et qui regardera comme d’affreux spectacles
Votre misère et votre ennui ?
Qui vous écoutera ? qui voudra comme lui
Vous conduire, à travers d’innombrables obstacles,
Au grand roi qui règne aujourd’hui ?
Ah ! qu’une telle perte ouvre de précipices !
Qu’elle va vous livrer à d’injustes caprices !
Que de dédains et de dégoûts !
Muses, vertus, hélas ! l’ignorance et les vices
Peut-être par sa mort triompheront de vous.

Injustice de la nature !
Les arbres dont l’ombrage embellit ces coteaux
Ne craignent point des ans l’irréparable injure ;
Leur vieillesse ne sert qu’à les rendre plus beaux :
Après avoir d’un siècle achevé la mesure,
Ils passent bien avant dans des siècles nouveaux.
Où voit-on quelque homme qui dure
Autant que les sapins, les chênes, les ormeaux ?

Mais pourquoi m’amuser, dans ma douleur mortelle,

À faire à la nature une vaine querelle ?
Arbres, qui vivez plus que nous,
Jouissez d’un destin si doux ;
J’ai bien d’autres sujets de murmurer contre elle.
Puis-je voir, sans blâmer des ordres si cruels,
Qu’un de ces indignes mortels
Que dans sa paresse elle forme
De ce qu’elle a de plus mauvais,
Plus tard que Montausier s’endorme
De ce fatal sommeil qui ne finit jamais ?
Un excès de douleur et de délicatesse
Porte ma colère plus loin.

Tout homme, quel qu’il soit, dont elle a pris le soin
De conduire la vie à l’extrême vieillesse,
Quand il s’offre à mes yeux, les blesse.
Non, je ne saurais plus souffrir
Que de la fin d’un siècle ici quelqu’un approche
Sans lui faire un secret reproche
Du long temps qu’il est à mourir.

Vous, qu’avec une ardeur sincère
J’invoquais pour sauver une tête si chère,
Dieux quelquefois ingrats et sourds,
Seize lustres entiers ne firent pas le cours.

D’une vie également belle,
Et qui devait durer toujours,
Si le mérite était un assuré secours
Contre une loi dure et cruelle :
Vous ne vouliez pas que son cœur
Eût le plaisir de voir ce prince dont l’enfance
Fut confiée à sa prudence
Une seconde fois vainqueur
Des fières nations que l’envie et l’erreur
Osent armer contre la France.
Vous êtes satisfaits. Les barbares efforts
De la déesse qui délie
Les invisibles nœuds qui joignent l’âme au corps
Ont fait que sur les sombres bords
Montausier a rejoint sa divine Julie[1].
Tous deux, malgré cette eau qui fait que tout s’oublie,
Sentent encor de doux transports ;
Et tous deux sont suivis de ces illustres morts
Qui, dans une saison aux muses plus propice,
Firent de leurs charmans accords
Retentir si long-temps le palais d’Artenice,
Tandis que des grands noms du héros que je plains

Aux siècles à venir on transmet la mémoire,
Et que les plus savantes mains
Élèvent à l’envi des temples à sa gloire.

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À ses Enfans.

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine
Cherchez qui vous mène,
Mes chères brebis.
J’ai fait, pour vous rendre
Le destin plus doux,
Ce qu’on peut attendre
D’une amitié tendre ;
Mais son long courroux
Détruit, empoisonne
Tous mes soins pour vous,
Et vous abandonne
Aux fureurs des loups.
Seriez-vous leur proie,
Aimable troupeau,
Vous, de ce hameau
L’honneur et la joie ;

Vous qui, gras et beau,
Me donniez sans cesse
Sur l’herbette épaisse
Un plaisir nouveau ?
Que je vous regrette !
Mais il faut céder :
Sans chien, sans houlette,
Puis-je vous garder ?
L’injuste fortune
Me les a ravis.
En vain j’importune
Le ciel par mes cris ;
Il rit de mes craintes,
Et, sourd à mes plaintes,
Houlette ni chien,
Il ne me rend rien.
Puissiez-vous, contentes
Et sans mon secours,
Passer d’heureux jours,
Brebis innocentes,
Brebis, mes amours.
Que Pan vous défende ;
Hélas ! il le sait,
Je ne lui demande
Que ce seul bienfait.

Oui, brebis chéries,
Qu’avec tant de soin
J’ai toujours nourries,
Je prends à témoin
Ces bois, ces prairies,
Que, si les faveurs
Du dieu des pasteurs
Vous gardent d’outrages,
Et vous font avoir
Du matin au soir
De gras pâturages,
J’en conserverai
Tant que je vivrai
La douce mémoire ;
Et que mes chansons
En mille façons
Porteront sa gloire,
Du rivage heureux
Où, vif et pompeux,
L’astre qui mesure
Les nuits et les jours,
Commençant son cours,
Rend à la nature
Toute sa parure,
Jusqu’en ces climats

Où, sans doute las
D’éclairer le monde,
Il va chez Téthys
Rallumer dans l’onde
Ses feux amortis.

ÉGLOGUES.


Célimène.

Assise au bord de la Seine,
Sur le penchant d’un coteau,
La bergère Célimène
Laisse paître son troupeau.

Il descend dans la prairie,
Sans qu’elle daigne songer
Que le loup pourra manger
Sa brebis la plus chérie.

Le souvenir d’un berger
Que la fortune cruelle
Force à vivre éloigné d’elle
Dans un climat étranger
Cause la douleur mortelle
Qui lui fait tout négliger.


Tantôt, cédant à la force
De ses amoureux transports,
Elle grave sur l’écorce
Des arbrisseaux de ces bords :
Puisse durer, puisse croître
L’ardeur de mon jeune amant,
Comme feront sur ce hêtre
Ces marques de mon tourment !

Tantôt, mêlant sur le sable
Le nom d’Achante et le sien,
Elle trouve insupportable
Qu’un zéphyr impitoyable
En passant n’en laisse rien.

Quelle cruelle aventure,
Dit-elle avec un soupir,
Si ce que fait le zéphyr
M’est un véritable augure
Que de si tendres amours
Ne dureront pas toujours

Je briserais la musette
Que me laissa l’imposteur,
Et du fer de ma houlette

Je me percerais le cœur.
À ces mots elle repasse
Dans son esprit alarmé
L’air, les traits, l’esprit, la grâce
De ce berger trop aimé.

Les oiseaux de ce bocage
Se taisent pour écouter
Ce qu’ils entendent chanter
Du beau berger qui l’engage :
Ils voudraient le répéter ;
Mais leur plus tendre ramage
Ne la saurait imiter.

Jamais cette triste amante
Ne voit sur l’herbe naissante
Folâtrer d’heureux amans
Qu’elle ne se représente
Combien l’absence d’Achante
Lui vole de doux momens.

Jamais des bergers ne viennent
De ces bords délicieux
Où les destins le retiennent,
Que son amour curieux

Ne s’informe si ces lieux
Ont des nymphes assez belles
Pour faire des infidèles.

Enfin mille fois le jour,
Elle veut, elle appréhende
Tout ce que craint et demande
Le plus violent amour.

Qu’on doit plaindre une bergère
Si facile à s’alarmer !
Pourquoi du plaisir d’aimer
Faut-il se faire une affaire ?
Quels bergers en font autant
Dans l’ingrat siècle où nous sommes ?
Achante, qu’elle aime tant,
Est peut-être un inconstant
Comme tous les autres hommes.

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Iris.

La terre fatiguée, impuissante, inutile,
Préparait à l’hiver un triomphe facile ;
Le soleil sans éclat précipitant son cours,
Rendait déjà les nuits plus longues que les jours,
Quand la bergère Iris, de mille appas ornée,
Et, malgré tant d’appas, amante infortunée,
Regardant les buissons à demi dépouillés :
Vous que mes pleurs, dit-elle, ont tant de fois mouillés,
De l’automne en couroux ressentez les outrages ;
Tombez, feuilles, tombez, vous dont les noirs ombrages
Des plaisirs de Tircis faisaient la sûreté,
Et payez le chagrin que vous m’avez coûté.

Lieux toujours opposés au bonheur de ma vie,
C’est ici qu’à l’Amour je me suis asservie.
Ici j’ai vu l’ingrat qui me tient sous ses lois ;
Ici j’ai soupiré pour la première fois :
Mais tandis que pour lui je craignais mes faiblesses,
Il appelait son chien, l’accablait de caresses :
Du désordre où j’étais, loin de se prévaloir,

Le cruel ne vit rien, ou ne voulut rien voir.
Il loua mes moutons, mon habit, ma houlette ;
Il m’offrit de chanter un air sur ma musette ;
Il voulut m’enseigner qu’elle herbe va paissant
Pour reprendre sa force un troupeau languissant ;
Ce que fait le soleil des brouillards qu’il attire :
N’avait-il rien, hélas ! de plus doux à me dire ?

Depuis ce jour fatal que n’ai-je point souffert !
L’absence, la raison, l’orgueil, rien ne me sert.
J’ai de nos vieux pasteurs consulté le plus sage ;
J’ai mis tous ses conseils vainement en usage :
De victimes, d’encens j’ai fatigué les dieux ;
J’ai sur d’autres bergers souvent tourné les yeux ;
Mais ni le jeune Atis, ni le tendre Philène,
Les délices, l’honneur des rives de la Seine,
Dont le front fut cent fois de myrtes couronné,
Savans en l’art de vaincre un courage obstiné,
Eux que j’aidais moi-même à me rendre inconstante,
N’ont pu rompre un moment le charme qui m’enchante.
Encor serais-je heureuse en ce honteux lien,
Si, ne pouvant m’aimer, mon berger n’aimait rien :
Mais il aime à mes yeux une beauté commune ;
À posséder son cœur il borne sa fortune :
C’est pour elle qu’il perd le soin de ses troupeaux ;

Pour elle seulement résonnent ses pipeaux ;
Et loin de se lasser des faveurs qu’il a d’elle,
Sa tendresse en reprend une force nouvelle.

Bocages de leurs feux uniques confidens,
Bocages que je hais, vous savez si je mens :
Depuis que les beaux jours, à moi seule funestes,
D’un long et triste hiver eurent chassé les restes,
Jusqu’à l’heureux débris de vos frêles beautés,
Quels jours ont-ils passés dans ces lieux écartés ?
Que n’y reprochiez-vous à l’ingrat que j’adore,
Que, malgré ses froideurs, hélas ! je l’aime encore !
Que ne lui peigniez-vous ces mouvemens confus,
Ces tourmens, ces transports que vous avez tant vus ?
Que ne lui disiez-vous, pour tenter sa tendresse,
Que je sais mieux aimer que lui, que sa maîtresse ?
Mais ma raison s’égare : ah ! quels soins, quels secours
Dois-je attendre de vous qui servez leurs amours ?
Les dieux à mes malheurs seront plus secourables ;
L’hiver aura pour moi des rigueurs favorables.
Il approche, et déjà les fougueux aquilons
Par leur souffle glacé désolent nos vallons.
La neige, qui bientôt couvrira la prairie,
Retiendra les troupeaux dans chaque bergerie ;
Et l’on ne verra plus sous votre ombrage assis,
Ni l’heureuse Daphné, ni l’amoureux Tircis.

Mais, hélas ! quel espoir me flatte et me console !
Avec rapidité le temps fuit et s’envole ;
Et bientôt le printemps, à mon âme odieux,
Ramènera Tircis et Daphné dans ces lieux.
Feuilles, vous reviendrez ; vous rendrez ces bois sombres ;
Ils s’aimeront encor sous vos perfides ombres ;
Et mes vives douleurs, et mes transports jaloux
Pour mon ingrat amant renaîtront avec vous.

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La même.

Errez, mes chers moutons, errez à l’aventure :
J’ai perdu mon berger, ma houlette et mon chien.
S’il plait aux dieux, je n’aimerai plus rien
Qui soit sujet aux lois de la nature.

Mon cœur, toujours brisé par de cruels ennuis,
Ne cherche plus que la retraite.
Paissez, mes chers moutons, sans chien et sans houlette,
Je ne puis vous garder dans l’état où je suis.

Contre mes tristes jours depuis que tout conspire,
Déjà plus d’une fois les brillantes saisons

Ont embelli nos champs de fleurs et de moissons.
À mes vives douleurs, hélas ! puis-je suffire ?
Partez, laissez-moi seule, innocens animaux,
Mêler encor mes pleurs à l’onde fugitive :
Non, n’attendez plus rien de ma raison captive ;
Elle succombe enfin sous le poids de mes maux.

Ne vous reposez plus sur l’amitié sincère
Qu’ont toujours eu pour moi les bergers d’alentour.
Je n’éprouve que trop qu’ils ont perdu le jour.
Qu’il en est peu de pareil caractère !

J’entends vos bêlemens ; ils ne sont que trop doux.
Que je vous plains ! que je vous aime !
Mais, quand je ne puis rien dans mes maux pour moi-même
Hélas ! que pourrais-je pour vous ?

Puissiez-vous chers moutons, dans les gras pâturages,
Vivre dans une heureuse et douce oisiveté !
Puisse Pan, attentif à votre sûreté,
Vous garantir des maux, des loups et des orages

Ainsi l’aimable Iris, sur les bords d’un ruisseau,
Livrée à sa douleur mortelle,
Éloignait à regret pour jamais d’auprès d’elle
Son triste et fidèle troupeau.

STANCES.



Agréables transports qu’un tendre amour inspire,
Désirs impatiens, qu’êtes-vous devenus ?
Dans le cœur du berger pour qui le mien soupire,
Je vous cherche, je vous désire,
Et je ne vous retrouve plus.

Son rival est absent, et la nuit, qui s’avance,
Pour la troisième fois a triomphé du jour
Sans qu’il ait profité de cette heureuse absence.
Avec si peu d’impatience,
Hélas ! on n’a guère d’amour.

Il ne sent plus pour moi ce qu’on sent quand on aime ;
L’infidèle a passé sous de nouvelles lois.
Il me dit bien encor que son mal est extrême ;
Mais il ne le dit plus de même
Qu’il me le disait autrefois.

Revenez dans mon cœur, paisible indifférence

Que l’amour a changée en de cuisans soucis.
Je ne reconnais plus sa fatale puissance,
Et, grâce à tant de négligence,
Je ne veux plus aimer Tircis.

Je ne veux plus l’aimer ! ah ! discours téméraire !
Voudrais-je éteindre un feu qui fait tout mon bonheur ?
Amour, redonnez-lui le dessein de me plaire :
Mais, quoi que l’ingrat puisse faire,
Ne sortez jamais de mon cœur.

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À Iris.

Iris, quelle erreur est la vôtre !
Quoi ! toujours votre cœur se consume en soupirs,
Dans le temps que l’ingrat qui bornait vos désirs,
À vos yeux, dans les bras d’une autre,
Se livre sans remords à de nouveaux plaisirs !

Vengez-vous, et vengez vos charmes
Par un mépris digne de vous :
Il est honteux de répandre des larmes
Quand ce que nous perdons est indigne de nous.

Ce n’est qu’à des âmes communes
Qu’il appartient de languir dans les fers ;
Mais vous, pour qui des dieux les trésors sont ouverts,
Ne voulez-vous que par vos infortunes
Rendre votre beau nom célèbre à l’univers ?
Assez d’illustres malheureuses
Chez l’immortelle antiquité,
Par leurs plaintes infructueuses
Ont fait passer leur nom à la postérité.

Croyez-vous, plus heureuse qu’elles,
Rallumer le beau feu qu’un ingrat a trahi ?
Qui passe sans raison à des amours nouvelles
Foule aux pieds les devoirs des cœurs tendres, fidèles,
Et ne rougit jamais de s’en être affranchi.
Profitez du destin de ces infortunées ;
Rendez à votre cœur son innocente paix ;
Pour exemple les dieux ne vous les ont données
Que pour couronner leurs bienfaits.
Gardez-vous, en suivant cet avis salutaire,
D’être pour l’avenir un exemple nouveau.
Condamnez, belle Iris, l’amour-propre à se taire ;
Et, consolée enfin d’avoir cessé de plaire,
Jouissez en secret d’un triomphe si beau.

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Stances.

Dieux ! qu’est-ce que je sens d’inquiet et de tendre ?
Me serais-je laissé charmer ?
Hélas ! je n’en sais rien ; je voudrais bien l’apprendre,
Et je n’ose m’en informer.

D’un charmant souvenir je suis tout occupée ;
Ah ! mon destin n’est plus douteux.
Mon cœur, vous soupirez, ou je suis fort trompée,
Comme fait un cœur amoureux.

Vous cédez à Tircis sans faire résistance,
Vous qu’on a vu plus d’une fois
Traiter impunément avec indifférence
Tout ce qu’on a vu sous mes lois.

Pourquoi m’en étonner ? Tircis est plus aimable
Que tout ce qu’on voit ici-bas ;
Et je ne sens que trop qu’il est plus redoutable
Pour qui craint un tendre embarras.

Dissimulons du moins ces cruelles alarmes.
Mais, quand ce berger plein d’ardeur
Poussera des soupirs ou répandra des larmes,
Mes yeux, vous trahirez mon cœur.

Vous irez découvrir le tourment qui me presse,
Et, par un regard languissant,
Vous direz à Tircis combien je m’intéresse
Pour toutes les peines qu’il sent.

Oui, de tout mon repos vous avoûrez la perte.
Mais, dussent croître mes soucis,
Mes yeux, pour vous punir de l’avoir découverte,
Vous ne verrez jamais Tircis.

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Stances.

 ! que te sert, Amour, de me lancer des traits,
N’ai-je pas reconnu ta fatale puissance ?
Ne te souvient-il plus des maux que tu m’as faits ?
Laisse-moi dans l’indifférence,
À l’ombre des ormeaux, vivre et mourir en paix.

Souvent dans nos plaines fleuries,
Je mêle avec plaisir mes soupirs à mes pleurs.
Le chant des rossignols, les déserts enchanteurs,
Le murmure des eaux et l’émail des prairies,
Mon chien sensible à mes douleurs,
Mes troupeaux languissans, ces guirlandes de fleurs
Que le temps, mes soupirs et mes pleurs ont flétries
Don cher et précieux du plus beau des pasteurs,
Tout nourrit avec soin mes tendres rêveries.

Éloigne-toi, cruel, de ces lieux fortunés,
La paix y règne en ton absence :
Ne trouble plus par ta présence
Les funestes plaisirs qui me sont destinés.
Rassemble en d’autres lieux tes attraits et tes charmes ;
Mon cœur n’en sera point jaloux.
Non, je n’enivrai point ces secrètes alarmes
Dont tu rends quand tu veux le souvenir si doux.
Mon chien et mes moutons, chers témoins de mes larmes
J’en atteste les dieux, je n’aimerai que vous.

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Caprice.

Vers le bord d’un ruisseau dont l’onde vive et pure
Des arbres d’alentour entretient la verdure,
Iris, dont les chansons, Iris, dont les appas
Ont fait voler le nom de contrée en contrée,
D’un profond ennui pénétrée,
Conduisait lentement ses pas.
Ni le naissant émail d’une jeune prairie,
Ni le doux murmure des eaux,
Ni le tendre chant des oiseaux,
Ne dissipaient sa rêverie.
Enfin, s’écria-t-elle, Amour,
Tu ne fais plus couler mes larmes.
Je ne soupire plus, je ne sens plus d’alarmes ;
Tranquillité, vous êtes de retour.
Mais que dans ce bonheur je trouve peu de charmes,
En perdant mes transports, mes craintes, mes désirs !
Hélas ! que j’ai perdu de biens et de plaisirs !
Al ! le repos n’est pas aussi doux qu’on le pense ;
Rien dans ce triste état n’occupe ni ne plaît ;
On fait tout avec nonchalance :

L’Amour vaut cent fois mieux, tout dangereux qu’il est.
À d’agréables maux son caprice nous livre ;
On n’a point avec lui d’inutiles momens ;
Tout est plaisir pour les amans.
À sa tendresse, hélas ! pourquoi faut-il survivre !
Peut-on s’accoutumer à ne sentir plus rien ?
Et pour les cœurs enfin le calme est-il un bien ?
Non, non, Reviens, Amour, chasse par ta présence
Cet ennuyeux loisir qui suit l’indifférence ;
Rassemble tous tes feux pour rallumer le mien.
Hélas ! tu ne viens point ; vainement je t’appelle.
Que mon aventure est cruelle !
Malgré moi tu sus m’enflammer,
Et quand je veux que mon feu renouvelle,
Tu ne veux pas le rallumer.
Que t’aurait-il coûté de me soumettre encore ?
Pourquoi refuses-tu mes vœux ?
Tes plaisirs ne sont point le secours que j’implore.
Je ne demande pas de ces destins heureux
Que l’on désire tant, que tu fais quand tu veux,
À toutes tes rigueurs je suis accoutumée.
La haine de l’ingrat qui m’avait su charmer
Me défend de prétendre au plaisir d’être aimée ;
Je ne veux que celui d’aimer.
Qu’à s’alarmer, hélas ! mon esprit est facile !

Qu’est-ce qui me fait voir que mes fers sont rompus ?
Qui m’a dit que je suis tranquille ?
Souhaiter de l’amour, est-ce n’en avoir plus ?
Que de confus transports, et quelle incertitude !
Mais mon destin n’est plus douteux :
Je vois ce beau berger, ce berger orgueilleux
Pour qui seul j’ai senti tout ce qu’a de plus rude
Un amour tendre et malheureux.
Ah ! je sens renaître à sa vue
Ces tourmens qui faisaient mes plus ardens souhaits.
Le trouble se répand dans mon âme éperdue ;
Je te rends grâce, Amour, j’aime plus que jamais.

♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣

À Madame ***.

songe.

Les ombres blanchissaient, et la naissante aurore
Annonçait dans ces lieux le retour du soleil,
Lorsque dans les bras du sommeil,
Malgré des soins cuisans, je languissais encore
À la merci de ses vaines erreurs,
Dont il sait ébranler le plus ferme courage,

Dont il sait enchanter les plus vives douleurs.
De toute ma raison ayant perdu l’usage,
Je croyais être, Iris, dans un sombre bocage
Où les rossignols tour à tour
Semblaient me dire en leur langage :
Vous résistez en vain au pouvoir de l’Amour ;
Tôt ou tard ce dieu nous engage.
Ah ! dépêchez-vous de choisir.
J’écoutais ce tendre ramage
Avec un assez grand plaisir,
Quand un certain oiseau, plus beau que tous les autres,
Sur des myrtes fleuris commença de chanter.
Doux rossignols, sa voix l’emporta sur les vôtres ;
Je vous quittai pour l’écouter.
Dieux ! qu’elle me parut belle !
Qu’elle s’exprimait tendrement !
Sa manière était nouvelle,
Et l’on rencontrait en elle
Je ne sais quel agrément.
Pour avoir plus long-temps le plaisir de l’entendre,
Voyant que, sans s’effaroucher,
Cet agréable oiseau se laissait approcher,
J’avançai la main pour le prendre ;
Je le tenais déjà, quand je ne sais quel bruit
Nous effraya tous deux : l’aimable oiseau s’enfuit.

Dans les bois après lui j’ai couru transportée,
Et par une route écartée
Je suivais son vol avec soin :
Soit hasard, soit adresse,
Malgré ma délicatesse,
Dieux ! qu’il me fit aller loin !
Enfin, n’en pouvant plus, il se rend ; je l’attrape,
Comme j’en avais eu dessein ;
Et, folle que je suis, j’ai si peur qu’il n’échappe,
Que je l’enferme dans mon sein.
Ô déplorable aventure !
Ce malicieux oiseau,
Qui m’avait paru si beau,
Change aussitôt de figure,
Devient un affreux serpent,
Et du venin qu’il répand
Mon cœur fait sa nourriture.
Ainsi, loin de goûter les plaisirs innocens
Dont sa trompeuse voix avait flatté mes sens,
Je souffrais de cruels supplices.
Le traître n’avait plus sa première douceur,
Et, selon ses divers caprices,
Il troublait ma raison et déchirait mon cœur.
Par des commencemens si rudes,
Voyant que les plaisirs que je devais avoir

Se changeaient en inquiétudes,
Renonçant tout d’un coup au chimérique espoir
Dont il voulait me faire une nouvelle amorce,
D’un dépit plein de fureur
J’empruntai toute ma force,
Et j’étouffai l’imposteur.

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L’Oranger.

à madame ***.

La jeune Iris, en me donnant à vous,
M’a dit de vous conter pour elle
Tous les matins une douceur nouvelle.
Je lui promis ; mais, entre nous,
À d’aussi beaux yeux que les vôtres
S’amuse-t-on, Climène, à parler pour les autres ?
A-t-on besoin, près d’eux, du sentiment d’autrui ?
Ne fournissent-ils pas à quiconque en approche
Des troubles, des transports qui causent de l’ennui,
Grâce à certain morceau de roche
Dont la nature, par malheur,
Forma votre insensible cœur ?

Ces yeux doux et brillans font naître dans une âme,
À ce que chacun dit, le désordre et la flamme.
Hé ! comment ne feraient-ils pas
Chez messieurs les humains un dangereux fracas,
Puisqu’à travers de mon écorce
Je sens le pouvoir et la force
De leurs adorables appas ?
Ils font dans un moment ce que n’avait pu faire
L’ardeur du soleil en cinq mois.
Mille fleurs sur mon chef fleurissent à la fois
Par le seul désir de vous plaire.
On dit que ce n’est pas une petite affaire,
Et qu’on a vu plus d’un berger,
Jeune, bien fait, galant et tendre,
Inutilement y songer.
Malgré cela j’ose prétendre
À l’honneur de vous engager :
Fussiez-vous cent fois plus sévère,
Climène, on ne refuse guère
Les fleurettes d’un oranger.

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Songe d’Iris.

Que tu reviens diligemment !
Ne cesseras-tu point, impatiente Aurore,
De courir après un amant ?
Non, je te parle vainement,
Demain tu reviendras encore :
Lasse de ton vieillard, tu cherches tous les jours
Ce chasseur qui fait moins de compte
De la folle ardeur qui te dompte
Que de la dépouille d’un ours.

Tu n’es pas la seule déesse
Que l’Amour a forcée à recevoir sa loi ;
Diane et Vénus, comme toi,
Pour de simples mortels ont eu de la tendresse ;
Mais enfin, si leurs cœurs se sont laissé charmer,
Leurs amans ont brûlé pour elles :
Toi seule, entre les immortelles,
N’as jamais pu te faire aimer.

Pour sauver l’honneur de tes charmes,

Les muses, ces savantes sœurs,
Nous ont imposé sur les larmes
Qu’au sortir de ton lit tu répands sur les fleurs.
Ce n’est point ton fils mort qui cause tes douleurs :
Un trait plus cuisant t’a blessée :
Le mépris que Céphale a fait de tes faveurs,
Toujours présent à ta pensée,
Est ce qui fait couler tes pleurs.

Elle fait plus encor cette troupe qui t’aime :
Elle dit que l’éclat vermeil
Dont on voit l’orient se peindre à ton réveil
Vient des roses que ta main sème
Dans la carrière du soleil.
Quel conte ! Si le ciel prend la couleur des roses
Lorsque tu viens ouvrir la barrière du jour,
C’est que ce ciel, qui voit la honte où tu t’exposes,
Rougit pour toi de ton amour.

Dans quelque autre mortel, plus galant que Céphale,
Que n’as-tu trouvé des appas !
Il eût moins façonné sur la foi conjugale :
Ordinairement ici-bas
La plus belle épouse n’est pas
Une dangereuse rivale.

Contente entre ses bras de ton heureux destin,
Tu n’aurais pas des mers où le soleil se plonge
Fait sortir son char si matin,
Et j’aurais achevé mon songe.
Tu l’as interrompu par ton cruel retour
Dans l’endroit le plus agréable.
Je croyais être, hélas ! dans un charmant séjour,
Où sur un vert gazon de cent larcins coupable,
Je voyais à mes pieds l’amant le plus aimable,
Le plus plein de respect et le plus plein d’amour.
Le sommeil me rendait, ce me semble, moins fière ;
Et quand ton vif éclat a frappé ma paupière,
Il jurait de m’aimer jusqu’à son dernier jour.
Pour la perte d’une chimère
Ne me reproche point que je fais trop de bruit :
Je sais que la raison conduit
À ne regretter point ou ne regretter guère
Un faux bien qui dans l’air s’envole avec la nuit.
Mais réflexion importune !
Où trouve-t-on des biens certains
Que rien n’arrache de nos mains ?
Et ceux de la nature, et ceux de la fortune,
Que sont-ils, que des songes vains ?
Tout le temps qu’un beau songe dure,
Si nous sommes aussi contens

Des biens que nous devons à sa douce imposture
Que s’ils étaient vrais et constans,
Peut-on les perdre sans murmure ?
Hélas ! n’est-ce donc point une heureuse aventure
Pour qui laisse au devoir conduire tous ses pas,
De pouvoir, sans blesser la vertu la plus pure,
Écouter sur un lit de fleurs et de verdure
Un amant qui ne déplaît pas ?
À ces mots, son dépit cessant d’être le maître,
La jeune Iris se tut, poussa de longs soupirs,
Rougit, et se livra peut-être
À de dangereux souvenirs.

ODE

Sur le soin que le Roi prend de l’éducation de sa noblesse dans ses places et dans Saint-Cyr, laquelle remporta le prix à l’Académie française. 1687.

Toi par qui les mortels rendent leurs noms célèbres,
Toi que j’invoque ici pour la première fois,
De mon esprit confus dissipe les ténèbres,
Et soutiens ma timide voix.
Le projet que je fais est hardi, je l’avoue ;
Il aurait effrayé le pasteur de Mantoue,
Et j’en connais tout le danger.
Mais, Apollon, par toi si je suis inspirée,
Mes vers pourront des siens égaler la durée :
Hâte-toi, viens m’encourager.

Dieu du jour, tu me dois le secours que j’implore :
C’est ce héros si grand, si craint dans l’univers,
Le protecteur des arts, Louis, que l’on adore,
Que je veux chanter dans mes vers.
Depuis que chaque jour tu sors du sein de l’onde,

Tu n’as rien vu d’égal dans l’un et l’autre monde,
Ni si digne du soin des dieux,
C’est peu pour en parler qu’un langage ordinaire ;
Et pour le bien louer ce n’est point assez faire,
Dès que l’on pourra faire mieux.

Il sait que triompher des erreurs et des vices,
Répandre la terreur du Gange aux flots glacés,
Élever en tous lieux de pompeux édifices,
Pour un grand Roi n’est pas assez :
Qu’il faut, pour bien remplir ce sacré caractère,
Qu’au dessein d’arracher son peuple à la misère
Cèdent tous ses autres projets ;
Et que, quelque fierté que le trône demande,
Il faut à tous momens que sa bonté le rende
Le père de tous ses sujets.

À peine a-t-il calmé les troubles de la terre,
Que ce sage héros consulte avec la paix
Les moyens d’effacer les troubles de la guerre
Par de mémorables bienfaits.
Il dérobe les cœurs de sa jeune noblesse
Aux funestes appas d’une indigne mollesse,
Compagne d’un trop long repos.
France, quels soins pour toi prend ton auguste maître

Ils s’en vont pour jamais dans ton sein faire croître
Un nombre infini de héros.

Il établit pour eux des écoles savantes
Où l’on règle à la fois le courage et les mœurs,
D’où l’on les fait entrer dans ces routes brillantes
Qui mènent aux plus grands honneurs.
On leur enseigne l’art de forcer les murailles,
De bien asseoir un camp, de gagner des batailles,
Et de défendre des remparts.
Dignes de commander au sortir de l’enfance,
Ils verront la Victoire, attachée à la France,
Ne suivre que ses étendards.

Tel cet Être infini dont Louis est l’image,
Par les secrets ressorts d’un pouvoir absolu,
Des différens périls où la misère engage
Sut délivrer son peuple élu.
Long-temps dans un désert, sous de fidèles guides,
Il conduisit ses pas vers les vertus solides,
Source des grandes actions,
Et, quand il eut acquis de parfaites lumières,
Il lui fit subjuguer des nations entières,
Terreur des autres nations.

Mais c’est peu pour Louis d’élever dans ses places
Les fils de tant de vieux et fidèles guerriers
Qui, dans les champs de Mars, en marchant sur ses traces
Ont fait des moissons de lauriers.
Pour leurs filles il montre autant de prévoyance
Dans l’asile sacré qu’il donne à l’innocence
Contre tout ce qui la détruit :
Et par les soins pieux d’une illustre personne
Que le sort outragea, que la vertu couronne,
Un si beau dessein fut conduit.

Dans un superbe enclos où la sagesse habite,
Où l’on suit des vertus le sentier épineux,
D’un âge plein d’erreurs mon faible sexe évite
Les égaremens dangereux.
D’enfans infortunés cent familles chargées
Du soin de les pourvoir se trouvent soulagées :
Quels secours contre un sort ingrat !
Par lui ce héros paie, en couronnant leurs peines,
Le sang dont leurs aïeux ont épuisé leurs veines
Pour la défense de l’état.

Ainsi dans les jardins l’on voit de jeunes plantes,
Qu’on ne peut conserver que par des soins divers,
Vivre et croître à l’abri des ardeurs violentes,

Et de la rigueur des hivers :
Par une habile main sans cesse cultivées,
Et d’une eau vive et pure au besoin abreuvées,
Elles fleurissent dans leur temps ;
Tandis qu’à la merci des saisons orageuses,
Les autres, au milieu des campagnes pierreuses,
Se flétrissent dès leur printemps.

Mais quel brillant éclair vient de frapper ma vue ?
Qui m’appelle ? qu’entends-je ? et qu’est-ce que je vois ?
Mon cœur est transporté d’une joie inconnue :
Quels sont ces présages pour moi ?
Ne m’annoncent-ils point que je verrai la chute
Des célèbres rivaux avec qui je dispute
L’honneur de la lice où je cours ?
Que de gloire ! et quel prix ! si le ciel me l’envoie
Le portrait de Louis à mes regards en proie
Les occupera tous les jours.

ÉLÉGIE.

Généreux Licidas, ami sage et fidèle,
Dont l’esprit est si fort, de qui l’âme est si belle ;
Vous de qui la raison ne fait plus de faux pas,
Ah ! qu’il vous est aisé de dire n’aimez pas !
Quand on connaît l’Amour, ses caprices, ses peines ;
Quand on sait comme vous ce que pèsent ses chaînes.
Sage par ses malheurs, on méprise aisément
Les douceurs dont il flatte un trop crédule amant.
Mais quand on n’a pas fait la triste expérience
Des jalouses fureurs, des dépits, de l’absence ;
Que, pour faire sentir ses redoutables feux,
Il ne paraît suivi que des ris et des jeux ;
Qu’un cœur résiste mal à son pouvoir suprême !
Que de soins, que d’efforts pour empêcher qu’il n’aime !
Je sais ce qu’il en coûte, et peut-être jamais
L’Amour n’a contre un cœur émoussé tant de traits.
Insensible au plaisir, insensible à la gloire
Que promet le succès d’une illustre victoire,
Je ne suis point encor tombée en ces erreurs
Qui donnent de vrais maux pour de fausses douceurs :

Mes sens sur ma raison n’ont jamais eu d’empire,
Et mon tranquille cœur ne sait comme on soupire.
Il l’ignore, berger ; mais ne présumez pas
Qu’un tendre engagement fût pour lui sans appas.
Ce cœur, que le ciel fit délicat et sincère,
N’aimerait que trop bien, si je le laissais faire.
Mais, grâce aux immortels, une heureuse fierté
Sur un si doux penchant l’a toujours emporté
Sans cesse je me dis qu’une forte tendresse
Est, malgré tous nos soins, l’écueil de la sagesse :
Je fuis tout ce qui plaît, et je sais m’alarmer
Dès que quelqu’un paraît propre à se faire aimer.
Comme un subtil poison je regarde l’estime,
Et je crains l’amitié, bien qu’elle soit sans crime.
Pour sauver ma vertu de tant d’égaremens,
Je ne veux point d’amis qui puissent être amans.
Quand par mon peu d’appas leur raison est séduite,
Je cherche leurs défauts, j’impose à leur mérite ;
Rien, pour les ménager, ne me paraît permis,
Et dans tous mes amans je vois mes ennemis.
À l’abri d’une longue et sûre indifférence,
Je jouis d’une paix plus douce qu’on ne pense ;
L’esprit libre de soins, et l’âme sans amour,
Dans le sacré vallon je passe tout le jour :
J’y cueille avec plaisir cent et cent fleurs nouvelles

Qui braveront du temps les atteintes cruelles ;
Et, pour suivre un penchant que j’ai reçu des cieux,
Je consacre ces fleurs au plus jeune des dieux.
Par un juste retour on dit qu’il sait répandre
Sur tout ce que j’écris un air galant et tendre.
Il n’ose aller plus loin : et sur la foi d’autrui,
Tantôt je chante pour, et tantôt contre lui.
Heureuse si les maux dont je feins d’être atteinte
Pour mon timide cœur sont toujours une feinte !

ÉPITRES.


À Mademoiselle De la Charce.

Eh bien ! quel noir chagrin vous occupe aujourd’hui ?
M’est venu demander avec un fier sourire
Un jeune seigneur qu’on peut dire
Aussi beau que l’Amour, aussi traître que lui.
Vous gardez un profond silence !
A-t-il repris, jurant à demi-bas :
Est-ce que vous ne daignez pas
De ce que vous pensez me faire confidence ?
Je n’en suis pas peut-être assez digne. À ces mots,
Pour joindre un autre fat, il m’a tourné le dos.

Quel discours pouvais-je lui faire,
Moi qui dans ce même moment
Repassais dans ma tête avec étonnement
De la nouvelle cour la conduite ordinaire ?
M’aurait-il jamais pardonné

La peinture vive et sincère
De cent vices auxquels il s’est abandonné ?
Non ; contre moi le dépit, la colère,
Le chagrin, tout aurait agi.

Mais, quoique mes discours eussent pu lui déplaire,
Son front n’en aurait pas rougi.
Je sais de ses pareils jusqu’où l’audace monte :
À tout ce qu’il leur plait osent-ils s’emporter,
Loin d’en avoir la moindre honte,
Eux-mêmes vont en plaisanter.
De leurs déréglemens historiens fidèles,
Avec un front d’airain ils feront mille fois
Un odieux détail des plus affreux endroits.
On dirait, à les voir traiter de bagatelles
Les horreurs les plus criminelles,
Que ce n’est point pour eux que sont faites les lois,
Tant ils ont de mépris pour elles !

Avec gens sans mérite et du rang le plus bas
Ils font volontiers connaissance :
Mais aussi quels égards et quelle déférence
Voit-on qu’on ait pour eux ? Hélas !
Ils font oublier leur naissance,
Quand ils ne s’en souviennent pas.

Daignent-ils nous rendre visite,
Le plus ombrageux des époux
N’en saurait devenir jaloux.
Ce n’est point pour notre mérite :
Leurs yeux n’en trouvent point en nous.
Ce n’est que pour parler de leur gain, de leur perte,
Se dire que d’un vin qui les charmera tous
On a fait une heureuse et sûre découverte ;
Se montrer quelques billets doux ;
Se dandiner dans une chaise ;
Faire tous leurs trocs à leur aise,
Et se donner des rendez-vous.

Si, par un pur hasard, quelqu’un d’entre eux s’avise
D’avoir des sentimens tendres, respectueux,
Tout le reste s’en formalise.
Il n’est, pour l’arracher à ce penchant heureux,
Affront qu’on ne lui fasse, horreurs qu’on ne lui dise ;
Et l’on fait tant, qu’enfin il n’ose être amoureux.

Causer une heure avec des femmes,
Leur présenter la main, parler de leurs attraits,
Entre les jeunes gens, sont des crimes infâmes
Qu’ils ne se pardonnent jamais.
Où sont ces cœurs galans ? où sont ces âmes fières ?

Les Nemours, les Montmorencis,
Les Bellegardes, les Bussis,
Les Guises et les Bassompierres ?
S’il reste encor quelques soucis
Lorsque de l’Achéron on a traversé l’onde,
Quelle indignation leur donnent les récits
De ce qui se passe en ce monde !
Que n’y peuvent-ils revenir !
Par leurs bons exemples, peut-être,
On verrait la tendresse et le respect renaître,
Que la débauche a su bannir.
Mais des destins impitoyables
Les arrêts sont irrévocables :
Qui passe l’Achéron ne le repasse plus.
Rien ne ramènera l’usage
D’être galant, fidèle, sage.
Les jeunes gens pour jamais sont perdus.

À bien considérer les choses,
On a tort de se plaindre d’eux :
De leurs déréglemens honteux
Nous sommes les uniques causes.

Pourquoi leur permettre d’avoir
Ces impertinens caractères ?

Que ne les tenons-nous, comme faisaient nos mères,
Dans le respect, dans le devoir ?
Avaient-elles plus de pouvoir,
Plus de beauté que nous, plus d’esprit, plus d’adresse ?
Ah ! pouvons-nous penser au temps de leur jeunesse
Et sans honte et sans désespoir ?
Dans plus d’un réduit agréable
On voyait venir tour à tour
Tout ce qu’une superbe cour
Avait de galant et d’aimable :
L’esprit, le respect et l’amour
Y répandaient sur tout un charme inexplicable.
Les innocens plaisirs, par qui le plus long jour
Plus vite qu’un moment s’écoule,
Tous les soirs s’y trouvaient en foule ;
Et les transports et les désirs,
Sans le secours de l’espérance,
À ce qu’on dit, prenaient naissance
Au milieu de tous ces plaisirs.

Cet heureux temps n’est plus, un autre a pris sa place.
Les jeunes gens portent l’audace
Jusques à la brutalité.
Quand ils ne nous font pas une incivilité,
Il semble qu’ils nous fassent grâce.

Mais, me répondra-t-on, que voulez-vous qu’on fasse ?
Si ce désordre n’est souffert,
Regardez quel sort nous menace ;
Nos maisons seront un désert :
Il est vrai. Mais sachez que, lorsqu’on les en chasse,
Ce n’est que du bruit que l’on perd.
Est-ce un si grand malheur de voir sa chambre vide
De médisans, de jeunes fous,
D’insipides railleurs qui n’ont rien de solide
Que le mépris qu’ils ont pour nous ?
Oui, par nos indignes manières,
Ils ont droit de nous mépriser.
Si nous étions plus sages et plus fières,
On les verrait en mieux user.
Mais inutilement on traite ces matières ;
On y perd sa peine et son temps :
Aux dépens de sa gloire on cherche des amans.

Qu’importe que leurs cœurs soient sans délicatesse,
Sans ardeur, sans sincérité ?
On les quitte de soins et de fidélité,
De respect et de politesse ;
On ne leur donne pas le temps de souhaiter
Ce qu’au moins par des pleurs, des soins, des complaisances,
On devrait leur faire acheter.

On les gâte ; on leur fait de honteuses avances
Qui ne font que les dégoûter.

Vous, aimable Daphné, que l’aveugle fortune
Condamne à vivre dans des lieux
Où l’on ne connaît point cette foule importune
Qui suit ici nos demi-dieux,
Ne vous plaignez jamais de votre destinée.
Il vaut mieux mille et mille fois
Avec vos rochers et vos bois
S’entretenir toute l’année
Que de passer une heure ou deux
Avec un tas d’étourdis, de coquettes.
Des ours et des serpens de vos sombres retraites
Le commerce est moins dangereux.

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À Monsieur Caze,

pour le jour de sa fête.

On dit que je ne suis pas bête :
Cependant, n’en déplaise aux donneurs de renom,
Quand il faut chanter votre fête

Je ne saurais tirer un seul vers de ma tête.
Jean ! Que dire sur Jean ? C’est un terrible nom,
Que jamais n’accompagne une épithète honnête.
Jean de Vignes, Jean Logue… Où vais-je ? Trouvez bon
Qu’en si beau chemin je m’arrête,
Et que, pour comparer vous et votre patron,
Je prenne sur un autre ton
Ce que la légende me prête.
M’y voilà. Commençons par le saint qu’aujourd’hui
Notre mère la sainte Église
Ordonne que l’on solennise,
Et voyons quel rapport vous avez avec lui.
Ou je m’y connais mal, ou vous n’en avez guère ;
Point du tout même, à parler franc.
L’évangéliste et vous, plus je vous considère,
Et plus je vais du noir au blanc.
Avoir pu de Satan éviter tous les piéges ;
Avoir été d’un Dieu le disciple chéri ;
Jusqu’à la fin des temps voir les glaçons, les neiges
Faire place au printemps fleuri,
Privilége qui seul vaut tous les privilèges,
N’est-ce pas, selon moi, ce qui fait
De l’apôtre et de vous toute la différence ?
Et l’Apocalypse est un trait
Qui, fussiez-vous un saint parfait,

Gâterait trop la ressemblance.
Oh ! qu’heureuses auraient été
Quantité de doctes cervelles
Si saint Jean eût écrit avec la netteté
Qui, joint au tour charmant, aux grâces naturelles,
Rend vos tendres chansons si belles !
Mais que fais-je ! où m’emporte un enjoûment outré ?
Comparer un livre sacré
À de profanes bagatelles !
De telles libertés trouvent plus d’un censeur,
Qui charitablement en fait un mauvais conte.
Évitons un danger qui n’est jamais sans honte.
Peut-être chez le précurseur
Trouverions-nous mieux notre compte.
Essayons. Ah ! c’est encor pis.
Vous n’êtes en rien parallèles.
Il prêchait au désert, et vous dans les ruelles.
Une peau de chameau faisait tous ses habits,
Vous donnez volontiers dans les modes nouvelles.
Il se désaltérait dans un coulant ruisseau,
Se nourrissait de sauterelles :
Vous ne quitteriez pas les ortolans pour elles ;
Et je me trompe fort, ou vous n’aimez que l’eau
Que boivent à longs traits les neuf doctes pucelles.
Vous le voyez, j’ai beau chercher,

Tourner, approfondir, passer d’un saint à l’autre,
Vous n’avez rien du tout, soit dit sans vous fâcher,
Du précurseur ni de l’apôtre.
J’enrage cependant avec mon bel esprit.
Aussi pourquoi faut-il, tourné comme vous êtes,
Porter un nom qui ne fournit
Rien d’agréable à dire aux plus savans poëtes ;
Et sur qui, si j’osais en croire mon dépit,
Je reviendrais aux épithètes ?
Demeurez-en d’accord ; ce n’est pas sans raison
Que, de votre nom effrayée,
Je me suis d’abord écriée :
Que dirai-je sur un tel nom ?
J’ai prévu l’embarras. Quand je fais quelque ouvrage,
Je tâte toujours le terrain.
Ah ! que maudit soit le parrain
Qui vous alla donner ce beau nom en partage !
Il était sans doute en courroux,
Et voulait vous faire une injure ;
Fut-il jamais un nom d’un plus mauvais augure ?
Croyez-moi, débaptisez-vous.

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À M. Le Pelletier de Souzi.

Je ne saurais m’en empêcher ;
Il faut, seigneur, que je vous gronde.
Je vous cherche avec soin : mais j’ai beau vous chercher,
Je ne saurais vous approcher
Que lorsque votre porte, ouverte à tout le monde,
Me mêle avec les gens qu’on aime à dépêcher.
Quelque réflexion profonde
Que fasse là-dessus mon esprit alarmé
Je ne devine point sur quoi cela se fonde ;
Et je n’ai pas accoutumé
Que dans la foule on me confonde.
Si vous pouviez savoir les affligeans discours
Que me tient en secret le plus insurmontable,
Le plus dangereux des amours,
Vous seriez moins impraticable.
Vous êtes étonné, seigneur ;
Mais que votre esprit se rassure :
Je n’aspire point à l’honneur
D’aucune galante aventure.
L’amour dont je vous parle à lui-même est borné ;

Il fait d’un peu d’encens toute sa nourriture :
La raison, la sagesse, en vain l’ont condamné ;
Avec nous cet amour est né,
Autant que nous cet amour dure.
C’est un faible, il est vrai ; mais, tout examiné,
C’est un faible que la nature
Aux plus grands hommes a donné.

Personne n’est assez sincère
Pour avouer, comme je fais,
Tout ce que fait souffrir l’amour-propre en colère.
L’un dit, Je n’en ai point ; l’autre, Je n’en ai guère.
Si de tels discours étaient vrais,
Les dames craindraient moins qu’on les vît négligées,
De n’avoir pas dormi seraient moins affligées,
Et n’emprunteraient pas d’attraits ;
Les amans, les guerriers ne rompraient point la tête
De leur bonne fortune, et de tous leurs hauts faits,
Messieurs les beaux-esprits se feraient moins de fête ;
Et quand ce qu’ils font est mauvais
Ils souffriraient du moins en paix
Qu’on fît de leur ouvrage une critique honnête.

Mais que fais-je ? et pourquoi dans ma lettre entasser
Bagatelle sur bagatelle ?

Seigneur, en la lisant, vous pouvez les passer.
Revenons à notre querelle.
Comme votre bonté, jointe à votre pouvoir,
A beaucoup d’importuns tous les jours vous expose,
Peut-être croyez-vous que je ne veux vous voir
Que pour demander quelque chose ;
En ce cas c’est bien fait d’avoir sa porte close :
Dans un temps de besoins et d’embarras tissu,
Demandeur, quel qu’il soit, doit être mal reçu.
Mais, seigneur, un portier doit-il être barbare
Quand on vient pour remercier ?
Et d’un compliment aussi rare
Doit-on si peu se soucier ?

Ne dirait-on pas, à m’entendre,
Que le malheur du temps fixe votre bonté,
Que pour les maux d’autrui vous devenez moins tendre,
Et qu’un remercîment doit par sa rareté
Agréablement vous surprendre ?
Ah ! si, comme chacun a de différens goûts,
Les raretés pouvaient vous plaire,
Il faudrait, pour vous satisfaire,
Vous faire voir des gens qui se plaignent de vous.
Mais où les rencontrer, quand chacun vous honore,
Quand de tous côtés on n’entend

Que des gens que l’excès de vos bontés surprend,
Qui se disent : Personne en vain ne les implore ;
Partout il fait des cœurs une riche moisson,
Et quoiqu’il serve bien, on ne voit point encore
De malheureux de sa façon ?
Que cet éloge est grand ! Seigneur, toute la gloire
Qu’au milieu des sanglans combats
Donne une célèbre victoire,
À beaucoup près, ne le vaut pas.

D’un si précieux caractère
On a vu la nature avare en tous les temps ;
Et même, dans le cours des emplois éclatans,
Un si beau naturel ne se conserve guère.
Cependant, moi, qu’on ne verra
Ni juger brusquement d’une chose future,
Ni mettre volontiers mon bien à l’aventure,
Je gagerai ce qu’on voudra
Que, lorsque de Louis l’équité toute pure
Vous placera, seigneur, au gré de mes souhaits,
L’abondance de ses bienfaits,
Dont le parfait mérite est toujours la mesure,
En vous ne corrompra jamais
Ce qu’a mis de bon la nature ;
Et je gagnerai ma gageure.

En attendant cet heureux jour,
Où, par une conduite habile, juste et sage,
Vous ramènerez ce bel âge
Où le monde naissant du bien et de l’amour
Faisait un innocent usage,
Donnez ordre, seigneur, qu’on ne me dise plus
Ce qu’on s’accoutume à me dire.
Souffrez que j’aille enfin, dans vos momens perdus,
Délasser votre esprit de tout l’ennui qu’attire
Un pénible travail et des soins assidus.
Je ne m’en fîrai point à moi seule, et je pense
Qu’avec moi je vous mènerai
Des gens de votre connaissance,
Horace, Virgile, Térence ;
Et peut-être avec eux je vous amuserai.

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Au père de la Chaise,

confesseur du roi.

Sous le débris de vos attraits
Voulez-vous demeurer toujours ensevelie ?
M’a dit quelqu’un d’un nom que par raison je tais,

Qui s’est imaginé que ma mélancolie
Vient moins d’une santé dès long-temps affaiblie
Que du reproche amer qu’en secret je me fais
De n’être plus assez jolie
Pour faire naître encor quelque tendre folie,
Frivole honneur, sur quoi je ne comptai jamais.
Apprenez, me disait ce quelqu’un anonyme,
Que, lorsque ce qu’on a de beau
Est du temps ou des maux devenu la victime
Il faut, pour acquérir une nouvelle estime,
Se faire un mérite nouveau ;
Que c’est ne vivre plus que de vivre inutile ;
Qu’il faut, dans quelque rang qu’on soit,
Que jusqu’au dernier jour une personne habile
Tienne au monde par quelque endroit.
Vous ne répondez point. D’où vient votre silence ?

Il vient, lui dis-je alors exprès pour découvrir
Où tendait cette belle et sage remontrance,
De ce qu’en moi-même je pense
Quel mérite nouveau je pourrais acquérir.
Je n’en vois point, tant je suis sotte.

Abus, s’écria-t-il ; hé ! devenez dévote.
Ne le devient-on pas à la ville, à la cour ?

Moi ? dévote ! qui, moi ? m’écriai-je à mon tour,
L’esprit blessé d’un terme employé d’ordinaire
Lorsque d’un hypocrite on parle avec détour.
Oui, me repliqua-t-il, vous ne sauriez mieux faire.
De la dévotion ayez moins de frayeur :
Elle est rude pour le vulgaire ;
Mais pour vous il ne faut qu’un peu d’extérieur.
Allez, pour soutenir le dévot caractère
Il n’en coûtera pas beaucoup à votre cœur.
Tout ce que la fortune a pour vous d’injustices
Par-là pourrait se réparer.
Regardez vos parens vieillir sans bénéfices ;
Songez qu’à votre époux cinquante ans de services
N’ont encor rien pu procurer ;
Qu’un tas de créanciers à votre porte gronde,
Et que chez les dévots, biens, honneurs, tout abonde ;
Que la mode est pour eux, et peut long-temps durer ;
Et qu’outre ces raisons sur qui chacun se fonde,
Vous aurez droit de censurer
Les actions de tout le monde.

Allons doucement, s’il vous plaît,
Lui dis-je ; et supposé qu’à vos leçons fidèle,
Je prenne aux yeux du monde une forme nouvelle
Par une raison d’intérêt ;

Louis, éclairé comme il est,
Quoi que vous osiez me promettre,
Connaîtra ma fourbe ; il pénètre
Au delà de ce qui paraît.
À quoi m’aura servi ma dévote grimace ?
Qu’à m’en faire moins estimer.
Malheur dont la simple menace
Plus que la mort peut m’alarmer.

Quand, me répliqua-t-il, on est à votre place,
Il ne faut pas avoir tant de précaution.
Mais, dût pour vous le sort ne changer point de face.
Certain air de dévotion,
Lorsque l’on n’est plus jeune, a toujours bonne grâce.
Redoublez votre attention.
Voyez quel privilége au nôtre peut atteindre.
Avec des mots choisis, aussi doux que le miel,
Sur les gens d’un mérite à craindre
On répand à grands flots le fiel.
On peut impunément, pour l’intérêt du ciel,
Être dur, se venger, faire des injustices.
Tout n’est pour les dévots que péché véniel.
Nous savons en vertus transformer tous les vices :
De la dévotion c’est là l’essentiel.

Taisez-vous, scélérat, m’écriai-je irritée ;
Tout commerce est fini pour jamais entre nous.
J’en aurais avec un athée
Mille fois plutôt qu’avec vous.
Mais tandis qu’en discours ma colère s’exhale,
Ce faux, ce dangereux ami
Sort de mon cabinet, traverse chambre et salle
D’un air brusque et confus, d’un pas mal affermi,
Et me laisse une horreur qu’aucune horreur n’égale.
Ah ! c’est un dévot de cabale,
Mais qui ne sait encor son métier qu’à demi.
Il faut de l’art au choix des raisons qu’on étale.
Aussi les habiles dévots
Selon les gens ont leur morale,
Et ne se livrent pas ainsi mal à propos.

Qu’ils sont à redouter ! Sur une bagatelle
Leur donne-t-on le moindre ennui,
Leur vengeance est toujours cruelle.
On n’a point avec eux de légère querelle.
Tâche-t-on un dévot, c’est Dieu qu’on fâche en lui.
Ces apôtres du temps, qui des premiers apôtres
Ne nous font point ressouvenir,
Pardonnent bien moins que nous autres.
Contre eux veut-on se maintenir,

Empêcher qu’à leurs biens ils ne joignent les nôtres,
C’est une impiété qu’on ne peut trop punir.
De la religion c’est ainsi qu’ils se jouent.
Ils ont un air pieux répandu sur le front
Que leurs actions désavouent.
Ils sont faux en tout ce qu’ils font.
Le métier de dévot, ou plutôt d’hypocrite,
Devient presque toujours la ressource des gens
Qu’une longue débauche a rendus indigens,
Des femmes que la beauté quitte,
Ou qui d’un mauvais bruit n’ont pu se préserver,
Et de ceux qui pour s’élever
N’ont qu’un médiocre mérite.
Dès que du cagotisme on fait profession,
De tout ce qu’on a fait la mémoire s’efface.
C’est sur la réputation
Un excellent vernis qu’on passe.
Si je pouvais trouver d’assez noires couleurs,
Que j’aimerais à faire une fidèle image
Du fond de leurs perfides cœurs !
Moi qui hais le fard dans les mœurs
Encor plus que sur le visage,
Et qui sais tous les tours que mettent en usage
Nos plus célèbres imposteurs,
Quel plaisir pour moi, quelle joie

De démasquer ces scélérats,
À qui le vrai mérite est tous les jours en proie,
Et qui, pour l’accabler par une sûre voie,
De l’intérêt du ciel couvrent leurs attentats !

Mais, me pourra dire un critique,
Votre esprit s’égare : arrêtez ;
Quand pour les faux dévots votre haine s’explique,
Songez bien contre vous quelles gens vous mettez.
Pour affaiblir les coups que sur eux vous portez,
Ils vous peindront au roi comme une libertine.
Je frémis des ennuis que vous vous apprêtez.
Croyez-moi, contre vous que rien ne les chagrine.

Non, non, dirais-je à ce censeur,
Je suis leur ennemie, et fais gloire de l’être ;
Et s’ils osaient sur moi répandre leur noirceur,
Quelque ouvrage pourrait paraître
Où je les traiterais avec moins de douceur,
Et par leurs noms enfin je les ferais connaître.
Hé ! quoi donc ? parce que le roi
De toutes les vertus donne de grands exemples ;
Que, pieux, charitable, assidu dans nos temples,
Il aime le Seigneur, le sert de bonne foi ;
Que pour ses intérêts il soutient seul la guerre ;

Qu’il a planté la croix aux deux bouts de la terre,
Et que des libertins il fut toujours l’effroi,
On n’osera parler contre les hypocrites !
Hé ! qu’ont-ils de commun avec un tel héros ?
Censeur, sur ce que vous me dites
J’ai l’esprit dans un plein repos.

Ô vous, qui, de Louis, heureux et sacré guide
Lui dispensez du ciel les célestes trésors ;
Vous, dont la piété solide,
Loin d’étaler aux yeux de fastueux dehors,
Et d’avoir d’indiscrets transports,
Est pour juger d’autrui toujours lente et timide ;
Vous enfin, dont la probité
Du sang dont vous sortez égale la noblesse,
Daignez auprès du prince aider la vérité.
Si quelque hypocrite irrité,
En lui parlant de moi, la blesse,
De ma foi, de mes mœurs vous êtes satisfait.
Vous ne l’êtes pas tant, peut-être,
De ma soumission pour le souverain Être
Dans les maux que souvent la fortune me fait ;
Mais si je ne suis pas dans un état parfait,
Je sens que j’y voudrais bien être.
Oui, je voudrais pouvoir, comme vous le voulez,

Sanctifier les maux qui me livrent la guerre.
Ah ! que mon cœur n’est-il de ces cœurs isolés
Qui par aucun endroit ne tiennent à la terre ;
Qui sont à leurs devoirs sans réserve immolés ;
À qui la grâce assure une pleine victoire,
Et qui, d’un divin feu brûlés,
À la possession de l’éternelle gloire
Ne sont pas en vain appelés !

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À Madame d’Ussé,

fille de M. de vauban.[2]

Quelqu’un qui n’est pas votre époux,
Et pour qui cependant, soit dit sans vous déplaire,
Vous sentez quelque chose et de vif et de doux,
Me disait l’autre jour de prendre un ton sévère
Pour… Mais dans vos beaux yeux je vois de la colère !
Loin de gronder, apaisez-vous ;
Ce quelqu’un n’est, Iris, que votre illustre père.

Elle papillonne toujours,
Me disait ce grand homme, et rien ne la corrige ;
En attendant qu’un jour la raison la dirige,
Elle aurait grand besoin de quelque autre secours.
Employez tous les traits que fournit la satire
Contre une activité qui du matin au soir
La fait courir, sauter et rire.
Assez imprudemment je lui promis d’écrire :
Car quelle raison peut valoir
Contre un léger défaut que la jeunesse donne,
Et que je ne connais personne
Qui ne voulût encore avoir.

Avecque quatorze ans écrits sur le visage,
Il vous ferait beau voir prendre un air sérieux !
Ne renversez point l’ordre établi par l’usage.
Hé ! que peut-on faire de mieux
Que de folâtrer à votre âge ?
Vous avez devant vous dix ans de badinage ;
Qu’il ne s’y mêle point de momens ennuyeux.
Qu’entre les jeux, les ris, s’écoule et se partage
Un temps si beau, si précieux.
Vous n’en aurez que trop, hélas ! pour être sage.

Tout bien considéré, qu’est-ce que gâte en vous

L’activité qu’on vous reproche ?
Votre esprit n’en est pas moins doux :
Vos yeux n’en blessent pas de moins dangereux coups
L’insensible qui vous approche.
Vous mène-t-elle à gauche, ou plus loin qu’il ne faut ?
Non, Iris ; et plus je raisonne,
Moins je trouve qu’un tel défaut
Ôte les agrémens que la nature donne.
Par exemple, voici des faits
Assez connus pour qu’on s’y fonde.
Les zéphyrs, les ruisseaux ne s’arrêtent jamais :
Par leur activité perdent-ils leurs attraits ?
Contre elle est-il quelqu’un qui gronde ?
Et voit-on qu’on trouve mauvais
Que ce dieu que déjà vous fournissez de traits
Aille sans cesse par le monde
Troubler des cœurs l’heureuse paix ?

Mais, sans chercher si loin, et sans tant de mystère,
Quels exemples d’activité
Ne rencontrez-vous point dans votre illustre père !
Il lui sied bien, en vérité,
De me proposer de vous faire
Des leçons de tranquillité,
Lui qui, soit en paix, soit en guerre,

Goûte moins le repos que ne font les lutins ;
Lui qui, presque semblable à ces fiers paladins
Qui parcouraient toute la terre,
Enlève à des géans envieux et mutins,
Non de libertines infantes,
Mais, en chemin faisant, des places importantes,
Qui de l’heureuse France assurent les destins !
Que sur ces procédés, Iris, il réfléchisse,
Et qu’il nous dise un peu s’il croît qu’il soit permis
De considérer comme un vice
Ce courage agissant qu’en lui le ciel a mis.
Si quelqu’un peut s’en plaindre avec quelque justice,
Ce ne sont que nos ennemis.

Comme la bonne foi dans mes discours éclate,
Je ne vous dissimule pas
Qu’en suivant mes conseils, on peut faire un faux pas,
Et que l’affaire est délicate.
Ils sont beaux cependant ; mais, jeune et belle Iris,
Il ne faut point que je me flatte,
Le temps diminuera leur prix.
Ainsi, quand vous voudrez suivre ce que j’écris,
Regardez-en en toujours la date.

De Paris, la veille des Rois,

L’an mil six cent quatre-vingt douze,
Temps où, par de sévères lois,
L’Église défend qu’on épouse.

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À Monsieur l’abbé de Lavau,

de l’académie française.

Il est aujourd’hui votre fête,
Et de ces agréables fleurs
Dont le temps ne saurait effacer les couleurs
Ma main devrait, abbé, couronner votre tête ;
Mais, hélas ! depuis quelques jours
Je cherche en vain sur le Parnasse
Ces vives fleurs que rien n’efface,
Et que vous y cueillez toujours.
Que vous donner donc à leur place ?
Un simple bonjour ? C’est trop peu :
Mon cœur ? C’est un peu trop, quoique sa saison passe,
Il ne faut même pas, de votre propre aveu,
Que jamais de son cœur mon sexe se défasse ;
Et d’ailleurs, dans le train où vous a mis la grâce,

Train qui chez vous n’est point un jeu,
Le présent d’un cœur embarrasse.

Je sais que depuis quelque temps
On donne pour bouquet des bijoux importans.
Mais quand vous verrez la fortune,
Demandez-lui si dans ces lieux
Où les Muses chantent le mieux
Elle daigne en mettre quelqu’une
En pouvoir de donner des bijoux précieux.
Pas une des neuf Sœurs par elle n’est aidée.
Abbé, le nom de bel esprit
Ici ne donne point d’idée
De gloire, d’aise, de crédit,
Comme de certains noms qui, d’abord qu’on les dit,
Tout pauvres qu’ils sont par eux-mêmes,
Remplissent l’esprit de trésors,
De voluptés, d’honneurs suprêmes ;
Partout excellens passe-ports
Des vices de l’âme et du corps.
Je m’égare, et je moralise
Peut-être un peu hors de saison.
Qu’y faire ? Malgré la raison,
Dans tout ce qu’on écrit on se caractérise.
Cependant revenons à vous.

Tâchons par des souhaits à nous tirer d’affaire.
Je sais que c’est ne donner guère :
Mais ceux que la nature a formés comme nous,
D’un limon moins grossier que le limon vulgaire,
Trouvent des charmes aussi doux
Dans les souhaits d’un cœur sincère
Que dans les plus riches bijoux.

Ce n’est ni du savoir, ni de l’esprit solide,
Ni de la piété qu’il faut vous souhaiter ;
Vous en avez assez, abbé, pour en prêter.
Est-ce une conduite rigide ?
Est-ce une probité sur qui pouvoir compter ?
Encor moins. Votre cœur jamais ne vous expose
Aux déréglemens, aux noirceurs
Que la faiblesse humaine cause :
Et sur le mérite et les mœurs
On pourrait défier les plus fins connaisseurs
De vous souhaiter quelque chose.

Tout ce qu’une femme résout
Arrive bien ou mal, comme il est dans sa tête.
Je veux par des souhaits célébrer votre fête ;
Et j’en trouve un à faire enfin selon mon goût.
Je ne sais s’il sera du vôtre,

Abbé, le voici sans façon.
Saint Louis est votre patron :
Louis-le-Grand en est un autre,
Au gré de bien des gens, pour le moins aussi bon.
Que pour vous faire un sort qui soit digne d’envie,
Leurs soins, à votre égard, se partagent ainsi :
Que l’un, lorsqu’à cent ans vous sortirez d’ici,
Vous procure les biens de l’éternelle vie ;
Et que l’autre vous rende heureux en celle-ci.

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À Monsieur Fléchier,

évêque de lavaur, et ensuite de nîmes.

Damon, que vous êtes peu tendre !
Ne vous pourrais-je point imiter quelque jour ?
Faire à Paris un long séjour,
Savoir que chez les morts je suis prête à descendre,
Et sans daigner me voir retourner à la cour !

Est-ce que la gloire immortelle
Dont vous venez d’être couvert
Fait que le souvenir se perd

D’une amitié tendre et fidèle ?
Non, vous êtes accoutumé
À voir tout le monde charmé
De votre divine éloquence.
L’orgueil sur votre esprit ne prend point de pouvoir,
Et votre seule négligence
Vous a fait partir sans me voir.

Vous rompez pour jamais cette amitié sincère,
Et qui de mon timide cœur
Était la principale affaire.
Hélas ! d’où vient tant de froideur ?
Qu’ai-je fait pour la faire naître ?
Ah ! craignez, que dans ma douleur,
Je n’engage l’Amour contre vous à paraître
Dans les intérêts de sa sœur.
Cette menace vous alarme.
Un sage être amoureux ! qu’est-ce qu’on en dirait ?
Évitez ce malheur. Un soupir, une larme,
Chez la postérité vous déshonorerait.
Les sévères lois du Portique
Doivent rendre qui les pratique
Inaccessible aux passions ;
Et les moindres émotions
Sont des crimes pour un stoïque.

Quelle honte pour vous, qui voyez sans pitié
Toutes les faiblesses humaines,
Si, pour punir les torts faits à mon amitié,
Quelque Iris vous rendait plus fou de la moitié
Que tous les Céladons, que tous les Artamènes !
Sur vos doctes emplois ne vous assurez pas.
Tremblez, Damon, tremblez : la raison des grands hommes,
Tant des siècles passés que du siècle où nous sommes,
Dans un si beau chemin a fait plus d’un faux pas.
Ce petit dieu malin, au dos chargé de plumes,
Dont le dépit, les amertumes,
Sont pour les tendres cœurs des sources de plaisirs,
Vous fera, s’il le veut, pousser de longs soupirs
Au milieu de mille volumes.

Contre la rigueur des destins
La morale pourrait rendre une âme assez forte :
Mais, Damon, eussiez-vous des Grecs et des Latins
Toutes les raisons pour escorte,
L’Amour n’en serait pas d’un jour plus tard vainqueur.
Lorsqu’il veut entrer dans un cœur,
Il ne s’amuse pas à frapper à la porte.
Il aime à triompher de l’orgueil d’un savant ;
C’est sa plus éclatante et plus douce victoire.
Ces sages qu’on nous vante tant,

Et dont vous effacez la gloire,
Pour s’empêcher d’aimer firent de vains efforts ;
Et toute leur philosophie
Ne leur servit, Damon, qu’à sauver les dehors
D’une voluptueuse vie.

Ainsi, plus agité que ne le sont les flots
Lorsque Éole ouvre sa caverne,
Mon cœur fait des desseins contre votre repos,
En cœur que le dépit gouverne.
Mais dans ce dangereux dépit
Ma raison s’est rendue aussitôt la maîtresse :
Il vaut mieux, à ce qu’elle dit,
Qu’un ami comme vous ait un peu de paresse,
Que trop d’empressemens et de délicatesse.

Contre un faible dépit, dont elle rompt le cours,
Ne cherchez donc point de secours.
Je ne laisserai point à ce guide infidèle
La conduite d’un cœur qui respecta toujours
De la triste raison l’autorité cruelle.
Que tous vos jours, Damon, soient de tranquilles jours.
Que jamais rien ne renouvelle
En vous le souvenir d’une amitié si belle.
Je sens frémir mon cœur à ce triste discours :

La tendresse en gémit. Mais les retours vers elle
Sont de trop dangereux retours.

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À Madame ***.

Supportez un peu mieux, Silvie,
La perte de votre beauté ;
Ce n’est que par le temps qu’elle vous est ravie.
Hé bien ! est-ce une nouveauté ?
Devait-elle durer autant que votre vie ?
Lorsque cinquante fois on a vu le printemps,
N’être plus belle alors n’est pas une infortune,
C’est l’avoir été plus long-temps
Que ne le veut la loi commune.
Croyez-moi, d’un visage égal
On doit s’apercevoir qu’on cesse d’être aimable ;
Dans une aventure semblable
Le murmure sied toujours mal.
Si, pleine de raison, pour une bagatelle
Vous aviez compté vos appas,
Leur perte vous serait sans doute moins cruelle ;
Vous ne vous en plaindriez pas.
La beauté n’est pas éternelle,

Et nous nous préparons un fâcheux avenir
Quand nous ne comptons que sur elle.
On ne sait plus que devenir
Lorsque l’on n’a su qu’être belle.
Vous l’éprouvez, Silvie, et je vous l’ai prédit,
Lorsqu’à votre miroir sans relâche attachée,
Je ne vous voyais point touchée
Des plaisirs que donne l’esprit.
Cette foule de gens frivoles
Qui du matin jusques au soir
Ne vous disait que des paroles,
Fait du bruit chez de jeunes folles
Qui, comme vous, un jour seront au désespoir.
Plus je vous vois, plus je raisonne,
Plus je crains que l’ennui que votre sort vous donne
Ne vous engage à suivre un usage commun.
Vous justifîrez mes alarmes ;
Oui, vous emprunterez des charmes
Pour faire revenir quelqu’un.
Mais du moins d’une tendre amie,
Qui dans son goût est tous les jours
Par les hommes même affermie,
Écoutez un moment les sincères discours.
Croyez-vous que l’amour s’allume dans une âme
Par le rouge et le blanc qu’on mêle sur le teint ?

Et tient-on compte à quelque femme
Des couleurs dont elle se peint !
Songeons, pour nous guérir de l’erreur où nous sommes,
Que le fard le plus beau de tous,
Loin de nous attirer les suffrages des hommes,
Ne leur donne que des dégoûts.
Mais peut-être me direz-vous
Que si j’avais un teint aussi laid que le vôtre
J’aurais contre le fard un peu moins de courroux,
Et que j’en mettrais comme une autre.
Point du tout. Je me sens des sentimens meilleurs ;
Et si la nature en partage
Ne m’avait pas donné d’assez belles couleurs,
J’aurais assurément respecté son ouvrage.
Et si l’on m’en croyait, faux braves, faux amis,
Faux dévots comme fausses prudes,
Tous à découvert seraient mis,
Et tous perdraient par-là les lâches habitudes
Où, par un long abus, ils se sont affermis.

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À Monsieur de Benserade.

Illustre Damon, votre absence
Commence enfin à m’alarmer ;
Hé quoi ! cesseriez-vous d’aimer
Aussitôt que l’hiver commence ?
Revenez dans ces lieux ; tout y parle de vous ;
L’amour vous invite à paraître ;
Suivez ses ordres, mon cher maître :
De ses droits l’amour est jaloux ;
Redoutez son juste courroux.
Que faites-vous à la campagne
Lorsque les fougueux aquilons
Désolent les bois, les vallons ?
N’auriez-vous pas quelque compagne ?
Ce soupçon fait frémir mon cœur ;
De mon cruel destin je connais la rigueur.
Vous ne m’aimez plus, et je gage
Que vous suivrez le bel usage
Qui rend sans crime un cœur volage.
Mais ne serait-ce point aussi
Que, pour entrer dans la querelle

De ce malherbien fidèle
Dont un précieux prix fit en vain le souci,
Vous osez, faible amant, m’abandonner ainsi ?
Pour vous voir condamner, Damon, je vous appelle
Devant les juges que voici.
Ce sont tous gens dont la prudence
Sur celle de Nestor emporte la balance.
L’amoureux Boyer par avance
S’est déclaré mon protecteur.
Perrault, des anciens la terreur,
S’armera de raisons contre votre inconstance ;
Charpentier, au teint vif et frais,
Et dont la divine éloquence
À l’immortalité passera sans relais,
Soutiendra, j’en suis sûre, avec que violence,
Qu’heureux ou malheureux, un cœur ne doit jamais
Sortir de mon obéissance.
Quinault, des plaisirs le soutien,
Et les délices de la France,
Vous donnera pour pénitence
D’aimer long-temps sans espérance.
Le bon abbé du Val-Chrétien
Prendra, s’il s’en souvient, avec soin ma défense.
Mais pour le Clerc, je n’en sais rien.
Lavaux, dont la vertu mérite qu’on le nomme

Un jour à l’évêché de Rome,
Et dont l’esprit est juste et rempli d’équité,
Sera, Damon, de mon côté.
Si vous en voulez davantage
Pour vous ramener sous mes lois,
J’y pourrai joindre le suffrage
Du galant et docte Ménage,
Qui de l’académie a refusé le choix.
Cependant n’allez pas trop craindre ma colère ;
La prudence permet de suivre les saisons ;
Aujourd’hui l’on rirait si, d’un air trop sévère,
Je refusais, Damon, d’écouter vos raisons…

♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣

À Madame de Maintenon.

Toi dont la piété, la vertu, la sagesse,
Sont les fruits d’un esprit et d’un cœur sans faiblesse,
Que sans étonnement on ne peut regarder ;
Toi que le ciel conduit et traite en favorite,
Maintenon, pour qui vient de se raccommoder
La fortune avec le mérite ;
Daigne par tes divins regards
Rassurer mon âme éperdue.

La carrière où je cours ne présente à ma vue
Que des périls de toutes parts.
Combien de beaux-esprits entendons-nous se plaindre
De n’avoir encor pu, malgré tout leur savoir,
Arriver à ce but où je voudrais atteindre ?
Mais cependant qu’aurais-je à craindre
Si tu soutenais mon espoir ?
N’es-tu pas en ces lieux l’arbitre souveraine
De la gloire où nous aspirons ?
Hélas ! sans ton aveu follement nous courons
Après cette chimère vaine.
Aussi Rome vit autrefois
Un de ses citoyens sorti du sang des rois,
Sous un prince moins grand, moins aimé, moins habile
Que le héros dont nous suivons les lois,
Décider des chansons d’Horace et de Virgile.
Mais tandis que Mécène était leur ferme appui,
Son esprit vaste et fort, à tout pouvant suffire,
N’en soutenait pas moins le fardeau de l’empire :
Il partageait d’Auguste et la joie et l’ennui.
Encor que le ciel t’ait fait naître
D’un sexe moins parfait peut-être,
Il t’a fait un destin plus beau, plus grand qu’à lui.
La plus entière confiance,
Louis ne l’a-t-il pas en toi ?

Par ce qu’il commet à ta foi,
N’a-t-il pas raccourci l’effroyable distance
Que met la suprême puissance
Entre une sujette et son roi ?
Mais, par le vif éclat des vertus les plus pures,
Tu brilles plus encor que par tant de grandeurs ;
Et tu n’as point ces fiertés dures
Qui font aux malheureux sentir tous leurs malheurs.
Tes soins ont prévenu les tristes aventures
Où l’extrême besoin jette les jeunes cœurs.
Ah ! que ces soins pieux chez les races futures
T’attireront d’adorateurs ?
Contre la cruauté des fières destinées
Ils donnent, ces soins généreux,
Un asyle sacré, vaste, durable, heureux,
À d’illustres infortunées.
Quelle gloire pour toi, modeste Maintenon,
Dans un si beau dessein d’avoir servi de guide
À ce grand roi qui vient d’éterniser son nom
Par une piété solide !
Souvent cette vertu n’est pas avec ses sœurs :
Elle fuit de la cour la pompe et les douceurs :
Mais son fameux exemple aujourd’hui l’y rappelle ;
La naissance, l’esprit et la valeur, sans elle,
Ne conduisent plus aux honneurs.

Maintenon, dans ces vers c’est mon cœur qui s’explique ;
À tes grands destins j’applaudis.
Loin de savoir flatter, apprends que je me pique
De cette candeur héroïque
Qu’au nombre des vertus on recevait jadis.
Triste jouet du sort, mais désintéressée,
Par un solide espoir je ne suis point poussée ;
Et je t’admire enfin puisque je te le dis.
Non, depuis que des dieux je parle le langage,
Je n’ai point, on le sait, prodigué mon encens.
Je n’avais avant toi jamais rendu d’hommage
Qu’à Louis seul, pour qui je sens
Toute la tendresse où s’engage
Un cœur respectueux et sage
Qui s’est mis au-dessus du commerce des sens.
Goûte donc un plaisir que ne connaît personne,
Hors le héros que je chéris.
Les louanges sont d’un grand prix
Lorsque c’est le cœur qui les donne.

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À M. le duc de Montausier.

Ami ferme et fidèle, unique et sûr asile
Pour le mérite malheureux ;
Prodige de la cour, ennemi généreux
De la complaisance servile ;
Illustre Montausier, l’honneur de ces climats,
Pour qui les portes du trépas
Ont semblé si long-temps ouvertes,
Qui pourrait vous connaître et ne pas regarder
Comme la plus grande des pertes
Une mort que le ciel ne peut trop retarder !

Tandis que d’une âme héroïque
Vous souteniez des maux si longs, si douloureux ;
Tandis que gémissait pour vous la voix publique
(Éloge qui n’est point douteux),
Nos cœurs ne furent pas les seuls qui s’affligèrent :
Ces dieux à qui la crainte éleva des autels,
À ce qu’on m’a dit, partagèrent
L’inquiétude des mortels.

Dans le doux loisir que vous donne
L’heureux retour d’une santé
Qui doit vous faire voir encor plus d’une automne,
Écoutez-moi, voici ce qu’on m’en a conté.
Un dieu de votre connaissance,
Capricieux, cruel, et qu’on appelle amour,
À la nymphe aux cent voix demandait l’autre jour :
Que fait-on maintenant en France ?
Car vous n’ignorez pas, je pense,
Que je n’habite plus dans ce charmant séjour.

Ce qu’on y fait ? répondit-elle,
Louis, dont autrefois vous étiez satisfait,
S’y prépare à punir l’audace criminelle
Des nombreux ennemis que sa gloire lui fait.
Le goût pour ces sortes d’ouvrages
Qu’inspirent les savantes sœurs,
S’y perd faute de protecteurs ;
On y fait peu de cas de vos doux badinages ;
Le vin, le jeu, la chasse, y paraissent meilleurs ;
Et le petit nombre des cœurs
Pour qui le mérite à des charmes
Y sent pour Montausier les plus vives alarmes ;
Il a de mortelles langueurs.

Quoi ! Montausier perdrait la vie !
S’écria cet enfant qui vous a fait aimer
De l’incomparable Julie,
Que le ciel avait pris tant de soin de former.
Cruelle Renommée ! ah ! que viens-je d’entendre ?
En achevant ces mots, il pâlit, il trembla ;
Il ne voulut plus rien apprendre,
Et vers Jupiter il vola.

Est-ce ainsi, maître du tonnerre,
Lui dit-il brusquement devant les autres dieux,
Que vous veillez sans cesse au bonheur de la terre ?
De la troupe des maux le plus pernicieux
Déclare à Montausier une cruelle guerre !
Est-il des jours plus précieux ?

Hé ! d’où vient qu’Apollon, qui dans ce coin rumine
Quelques inutiles chansons,
Et qui, divinité de deux ou trois façons,
Se mêle de la médecine,
Ne cherche point quelque racine
Qui guérisse l’appui de ses chers nourrissons ?

Quoi ! je verrai périr comme un homme ordinaire
Un ami dont le cœur me respecta toujours,

Et qui m’a garanti de tous les mauvais tours
Que de tout temps l’hymen est en droit de me faire !
Non, non, pour Montausier j’obtiendrai du secours :
Vous avez intérêt de ne me pas déplaire.

Mais ne dirait-on pas qu’être de ses amis,
S’écria le dieu de la Thrace,
Exempte de souffrir la fatale disgrâce
Où tous les hommes sont soumis ?
Amour, vous portez loin l’audace :
Vous devriez être content
Que ce mortel, cet homme illustre,
Pour qui vous vous empressez tant,
Ait fini le seizième lustre.
Dans le plus terrible danger
Je l’ai vu tant de fois si peu se ménager ;
Tant de fois de larges blessures
Mes yeux ont vu le fer et le feu le couvrir,
Qu’il ne devrait plus être en état de mourir.

À cette belle remontrance,
L’amour, depuis long-temps irrité contre Mars,
Gardait un dangereux silence,
Et promenait sur lui d’étincelans regards.
Entre ces dieux cruels le désordre allait naître,

Si le grand Jupiter, toujours bon, toujours doux,
N’eût appelé l’amour pour lui faire connaître
Que du fatal instant il n’était pas le maître.
Au fier Destin adressez-vous,
Lui dit-il ; je le vois paraître.

Alors le petit dieu mutin,
Oubliant tout d’un coup Mars et sa réprimande,
Les yeux baignés de pleurs, harangua le Destin.
Ô vous ! à qui rien ne commande,
Ô vous… Ne me fais point de discours superflus,
Interrompit l’être inflexible ;
Je sais ce que tu crains ; mais ne t’afflige plus.
De tout temps j’ai marqué dans ce livre terrible
Qui de tous les mortels règle les actions,
Que Montausier verra cette ligue orgueilleuse,
Malgré les vains efforts de tant de légions,
Apprendre aux autres nations
Des exploits de Louis la suite merveilleuse.

Je ne vous dirai point quels furent les transports
Du dieu dont tout connaît la puissance suprême ;
Pour les représenter, l’éloquence elle-même
Ferait d’inutiles efforts.
Il me semble qu’il dut, dans l’excès de sa joie,

Sentir tout ce que j’ai senti
Quand j’appris que des maux où vous étiez en proie
Le ciel vous avait garanti.

Ne traitez point, seigneur, ceci de bagatelle ;
Ce que je vous écris je le tiens de bon lieu :
Est-il rare qu’une mortelle
En commerce avec plus d’un dieu
Sache du ciel quelque nouvelle ?

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À la Goutte.

Fille des plaisirs, triste Goutte,
Qu’on dit que la richesse accompagne toujours ;
Vous que jamais on ne redoute
Quand sous un toit rustique on voit couler ses jours ;
Je ne viens pas ici, pleine d’impatience,
Essayer par des vœux, d’ordinaire impuissans,
D’adoucir votre violence.
Goutte, le croirez-vous ? c’est par reconnaissance
Que je vous offre de l’encens.

De cette nouveauté vous paraissez charmée.

Faite pour n’inspirer que de durs sentimens,
À de tendres remercîmens
Vous n’êtes point accoutumée.
Commencez à goûter ce qu’ils ont de douceurs ;
Qu’on vous rende partout de suprêmes honneurs ;
Qu’en bronze, qu’en marbre ou vous voie,
Triomphante de la santé,
Rétablir dans nos cœurs le repos et la joie.
À combien de périls Louis serait en proie
Si vous n’aviez pas mis ses jours en sûreté !

Tout ce qu’affrontait son courage
En forçant de Namur les orgueilleux remparts
Peignait l’effroi sur le visage
Des généreux guerriers dont ce héros partage
Les pénibles travaux, les glorieux hasards.
Dans la crainte de lui déplaire,
On n’osait condamner son ardeur téméraire,
Bien qu’elle pût nous mettre au comble du malheur ;
À force de respect, on devenait coupable.
Vous seule, Goutte secourable,
Avez osé donner un frein à sa valeur.

Hélas ! qui l’aurait dit, à voir couler nos larmes,
Dans ce temps que la paix consacrait au repos,

Où de vives douleurs attaquaient ce héros,
Que ses maux quelque jour auraient pour nous des charmes ?
Mais quel bruit, quelle voix se répand dans les airs ?
Quoi donc ! messagère invisible
De tout ce qui se fait dans ce vaste univers,
Auprès du grand Roi que tu sers
On voit couler le sang[3]. Événement terrible !
Quelle idée offrez-vous à mon cœur agité ?
Sur l’excès de valeur et d’intrépidité,
Ce héros sera-t-il toujours incorrigible ?
Vous n’avez pas assez duré,
Goutte dont j’étais si contente ;
Vous trompez ma plus douce attente,
Vous en qui j’espérais, et que j’avais juré
De célébrer un jour par quelque grande fête,
Si, pour nous conserver une si chère tête,
Dans le camp de Namur vous aviez mesuré
Votre durée à sa conquête.
Ah ! que ne laisse-t-il à son auguste fils
Dompter de mortels ennemis,
Fameux par leur rang, par leur nombre,
Mais qu’à suivre son char le ciel a condamnés ?
Qu’il ne nous quitte plus, qu’il se repose à l’ombre

Des lauriers qu’il a moissonnés.
N’est-il point las de vaincre ? et ne doit-il pas croire
Que son nom, pour durer toujours,
N’a plus affaire du secours
De quelque nouvelle victoire ?
Ces Grecs et ces Romains si vantés dans l’histoire
Ont sauvé leurs noms du trépas
Par des faits moins brillans, moins dignes de mémoire.
Affreuse avidité de gloire !
La sienne efface tout, et ne lui suffit pas !

De tant de nations la chère et vaine idole,
Nassau, par plus d’un titre en monarque érigé,
Dès qu’il sait Namur assiégé,
Frémit, rassemble tout, et vers la Sambre vole.
À voir si près de nous flotter ses étendards,
À quelque noble effort qui n’aurait dû s’attendre ?
Mais, tout savant qu’il est dans le métier de Mars,
Il semble n’être enfin venu que pour apprendre
Le grand art de forcer une place à se rendre,
Et, pour ses alliés toujours rempli d’égards,
Lancer sur notre camp de menaçans regards
Est tout ce qu’il ose entreprendre.

Tout ce qui justifie et nourrit les terreurs,

L’art, la nature, cent mille hommes,
Et ce que l’hiver a d’horreurs,
Malgré la saison où nous sommes,
Auront vainement entrepris
De rendre Namur imprenable ;
Quand Louis l’attaque, il est pris.
Et cet amas de rois que sa puissance accable,
Est la montagne de la Fable,
Qui de l’attention fait passer au mépris.

Non, je ne me suis point trompée :
Je vois courir le peuple, et je lis dans ses yeux
Que Louis est victorieux.
Ma crainte pour sa vie est enfin dissipée,
Et je n’aspire plus qu’à revoir dans ces lieux
Ce héros dont mon âme est toujours occupée.
Goutte, qu’on vit trop tôt finir,
Et dont je viens d’avoir l’audace de me plaindre,
Puisque pour ce vainqueur on n’a plus rien à craindre,
Gardez vous bien de revenir.
Ne le dérobez point à notre impatience.
Lorsqu’il est éloigné de nous,
Tout est enseveli dans un morne silence,
Et le faible plaisir que donne l’espérance
Est le seul plaisir qui soit doux.

Mais, Goutte, s’il est vrai, ce qu’on nous dit sans cesse,
Que jusqu’à l’extrême vieillesse
Vous conduisez les jours lorsque vous ne venez
Qu’après qu’on a passé huit lustres ;
Pour des jours précieux et toujours fortunés,
Jours qui sont tous marqués par quelques faits illustres,
Quelle espérance vous donnez !

RÉFLEXIONS DIVERSES.



I.

Que l’homme connaît peu la mort qu’il appréhende
Quand il dit qu’elle le surprend !
Elle naît avec lui, sans cesse lui demande
Un tribut dont en vain son orgueil se défend.
Il commence à mourir long-temps avant qu’il meure :
Il périt en détail imperceptiblement.
Le nom de mort qu’on donne à notre dernière heure,
N’en est que l’accomplissement.

II.

Êtres inanimés, rebut de la nature,
Ah ! que vous faites d’envieux !
Le temps, loin de vous faire injure,
Ne vous rend que plus précieux.
On cherche avec ardeur une médaille antique :
D’un buste, d’un tableau le temps hausse le prix :

Le voyageur s’arrête à voir l’affreux débris
D’un cirque, d’un tombeau, d’un temple magnifique ;
Et pour notre vieillesse on n’a que du mépris.

III.

De ce sublime esprit dont ton orgueil se pique,
Homme, quel usage fais-tu ?
Des plantes, des métaux tu connais la vertu ;
Des différens pays les mœurs, la politique ;
La cause des frimas, de la foudre, du vent ;
Des astres le pouvoir suprême :
Et, sur tant de choses savant,
Tu ne te connais pas toi-même.

IV.

La pauvreté fait peur ; mais elle a ses plaisirs.
Je sais bien qu’elle éloigne, aussitôt qu’elle arrive,
La volupté, l’éclat, et cette foule oisive
Dont les jeux, les festins remplissent les désirs.
Cependant, quoi qu’elle ait de honteux et de rude
Pour ceux qu’à des revers la fortune a soumis,
Au moins dans leurs malheurs ont-ils la certitude
De n’avoir que de vrais amis.


V.

Pourquoi s’applaudir d’être belle ?
Quelle erreur fait compter la beauté pour un bien ?
À l’examiner, il n’est rien
Qui cause tant de chagrin qu’elle.
Je sais que sur les cours ses droits sont absolus ;
Que tant qu’on est belle on fait naître
Des désirs, des transports, et des soins assidus :
Mais on a peu de temps à l’être,
Et long-temps à ne l’être plus.

VI.

Misérable jouet de l’aveugle fortune,
Victime des maux et des lois,
Homme, toi qui par mille endroits
Dois trouver la vie importune,
D’où vient que de la mort tu crains tant le pouvoir ?
Lâche, regarde-la sans changer de visage ;
Songe que si c’est un outrage
C’est le dernier à recevoir.


VII.

Que chacun parle bien de la reconnaissance !
Et que peu de gens en font voir !
D’un service attendu la flatteuse espérance
Fait porter dans l’excès les soins, la complaisance :
À peine est-il rendu qu’on cesse d’en avoir,
De qui nous a servi la vue est importune :
On trouve honteux de devoir
Les secours que dans l’infortune
On n’avait point trouvé honteux de recevoir.

VIII.

Quel poison pour l’esprit sont les fausses louanges !
Heureux qui ne croit point à de flatteurs discours !
Penser trop bien de soi fait tomber tous les jours
En des égaremens étranges.
L’amour-propre est, hélas ! le plus sot des amours ;
Cependant des erreurs il est la plus commune.
Quelque puissant qu’on soit en richesse, en crédit ;
Quelque mauvais succès qu’ait tout ce qu’on écrit ;
Nul n’est content de sa fortune,
Ni mécontent de son esprit.


IX.

On croit être devenu sage
Quand, après avoir vu plus de cinquante fois
Tomber le renaissant feuillage,
On quitte des plaisirs le dangereux usage :
On s’abuse. D’un libre choix
Un tel retour n’est point l’ouvrage ;
Et ce n’est que l’orgueil dont l’homme est revêtu
Qui, tirant de tout avantage,
Donne au secours de la vertu
Ce qu’on doit au secours de l’âge.

X.

En grandeur de courage on ne se connaît guère
Quand on élève au rang des hommes généreux
Ces Grecs et ces Romains dont la mort volontaire
A rendu le nom si fameux.
Qu’ont-ils fait de si grand ? Ils sortaient de la vie
Lorsque de disgrâces suivie
Elle n’avait plus rien d’agréable pour eux.
Par une seule mort ils s’en épargnaient mille.
Qu’elle est douce à des cœurs lassés de soupirer !

Il est plus grand, plus difficile
De souffrir le malheur que de s’en délivrer.

XI.

L’encens qu’on donne à la prudence
Met mon esprit au désespoir.
À quoi donc nous sert-elle ? À faire voir d’avance
Les maux que nous devons avoir.
Est-ce un bonheur de les prévoir ?
Si la cruelle avait quelque règle certaine
Qui pût les écarter de nous,
Je trouverais les soins qu’elle donne assez doux :
Mais rien n’est si trompeur que la prudence humaine.
Hélas ! presque toujours le détour qu’elle prend
Pour nous faire éviter un malheur qu’elle attend
Est le chemin qui nous y mène.

XII.

Palais, nous durons moins que vous,
Quoique des élémens vous souteniez la guerre,
Et quoique du sein de la terre
Nous soyons tirés comme vous.
Frêles machines que nous sommes,

À peine passons-nous d’un siècle le milieu.
Un rien peut nous détruire ; et l’ouvrage d’un Dieu
Dure moins que celui des hommes.

XIII.

Homme, vante moins ta raison ;
Vois l’inutilité de ce présent céleste
Pour qui tu dois, dit-on, mépriser tout le reste.
Aussi faible que toi, dans ta jeune saison,
Elle est chancelante, imbécile ;
Dans l’âge où tout t’appelle à des plaisirs divers,
Vile esclave des sens, elle t’est inutile ;
Quand le sort t’a laissé compter cinquante hivers
Elle n’est qu’en chagrins fertile ;
Et quand tu vieillis tu la perds.

XIV.

Les plaisirs sont amers d’abord qu’on en abuse :
Il est bon de jouer un peu,
Mais il faut seulement que le jeu nous amuse.
Un joueur, d’un commun aveu,
N’a rien d’humain que l’apparence ;
Et d’ailleurs il n’est pas si facile qu’on pense

D’être fort honnête homme et de jouer gros jeu.
Le désir de gagner, qui nuit et jour occupe,
Est un dangereux aiguillon.
Souvent, quoique l’esprit, quoique le cœur soit bon,
On commence par être dupe,
On finit par être fripon.

XV.

Souvent c’est moins bon goût que pure vanité
Qui fait qu’on ne veut voir que des gens de mérite ;
On croirait faire tort à sa capacité
Si du monde vulgaire on recevait visite.
Cependant un esprit solide, éclairé, droit,
Du commerce des sots sait faire un bon usage ;
Il les examine, il les voit,
Comme on fait un mauvais ouvrage.
Des défauts qu’il y trouve il cherche à profiter :
Il n’est guère moins nécessaire
De voir ce qu’il faut éviter
Que de savoir ce qu’il faut faire.

XVI.

Qui dans son cabinet a passé ses beaux jours

À pâlir sur Pindare, Homère, Horace, Plaute,
Devrait y demeurer toujours.
S’il entre dans le monde avec un tel secours,
Il y fera faute sur faute ;
Il portera partout l’ennui.
Un ignorant qui n’a pour lui
Qu’un certain savoir vivre, un esprit agréable,
À la honte du grec et du latin, fait voir
Combien doit être préférable
L’usage du monde au savoir.

XVII.

Que l’esprit de l’homme est borné !
Quelque temps qu’il donne à l’étude,
Quelque pénétrant qu’il soit né,
Il ne sait rien à fond, rien avec certitude.
De ténèbres pour lui tout est environné.
La lumière qui vient du savoir le plus rare
N’est qu’un fatal éclair, qu’une ardeur qui l’égare :
Bien plus que l’ignorance elle est à redouter.
Longues erreurs qu’elle a fait naître,
Vous ne prouvez que trop que chercher à connaître
N’est souvent qu’apprendre à douter.

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Autres Réflexions.

I.

Homme, contre la mort quoi que l’art te promette,
Il ne saurait te secourir.
Prépares-y ton cœur. Dis-toi : C’est une dette
Qu’en recevant le jour j’ai faite :
Nous ne naissons que pour mourir.

II.

Esclaves que rien ne rebute,
Vous qui, pour arriver au comble des honneurs,
Aux caprices des grands êtes toujours en butte ;
Vous de tous leurs défauts lâches adorateurs,
Savez-vous le succès de tant de sacrifices ?
Quand par les grands emplois on aura satisfait
À vos soins, à vos longs services,
Hélas ! pour vous qu’aura-t-on fait
Que vous ouvrir des précipices ?


III.

Est-ce vivre ? et peut-on, sans que l’esprit murmure,
Se donner tout entière aux soins de sa parure ?
Se peut-il qu’on arrive à cet instant fatal
Qui termine les jours que le destin nous prête,
Sans avoir jamais eu d’autres soucis en tête
Que de ce qui sied bien ou mal ?
Faire de sa beauté sa principale affaire
Est le plus indigne des soins.
Le dessein général de plaire
Fait que nous plaisons beaucoup moins.

IV.

Lorsque la mort moissonne à la fleur de son âge
L’homme pleinement convaincu
Que la faiblesse est son partage,
Et qui contre ses sens a mille fois vaincu,
On ne doit point gémir du coup qui le délivre.
Quelque jeune qu’on soit, quand on a su bien vivre,
On a toujours assez vécu.


V.

Que les ridicules efforts
Qu’on fait pour cacher la vieillesse
Sous l’éclat d’un jeune dehors
Marquent dans un esprit d’erreur et de faiblesse !
Pourquoi faut-il rougir d’avoir vécu long-temps ?
Si nos discours, si nos ajustemens,
Si nos plaisirs conviennent à notre âge,
Nous ne blesserons point les yeux.
Les mesures qu’on prend pour paraître moins vieux
Font qu’on le paraît davantage.

VI.

Non, de quelques côtés qu’on porte ses désirs,
On ne saurait goûter de plaisirs véritables ;
Mais tout faux que sont les plaisirs,
Encore s’ils étaient durables !
On plaindrait un peu moins ces cœurs infortunés
Qui, par leur penchant entraînés,
Sont en quelque sorte excusables.
Quel bonheur quand du ciel les aspects favorables
Font qu’il n’en coûte rien pour être vertueux !

Et qu’il faut de raison, de force,
Quand on est né voluptueux.
Pour faire avec les sens un éternel divorce !

VII.

De quel aveuglement sont frappés les humains !
Contre les malheurs incertains,
Tels que la perte d’une femme,
D’un enfant, d’un ami, des trétors, des grandeurs,
On croit faire beaucoup de préparer son âme,
Et l’on n’aura peut-être aucun de ces malheurs.
Mais sans doute on mourra. Cent et cent précipices
Sont ouverts sous nos pas pour nous faire périr :
Cependant au milieu des vices
Nous mourons sans songer que nous devons mourir.

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Réflexions morales

sur l’envie immodérée de faire passer son
nom à la postérité.

La savante Chéron, par son divin pinceau,
Me redonne un éclat nouveau ;
Elle force aujourd’hui les grâces,
Dont mes cruels ennuis et mes longues douleurs
Laissent sur mon visage à peine quelques traces,
D’y venir reprendre leurs places :
Elle me rend enfin mes premières couleurs.
Par son art la race future
Connaîtra les présens que me fit la nature :
Et je puis espérer qu’avec un tel secours,
Tandis que j’errerai sur les sombres rivages,
Je pourrai faire encor quelque honneur à nos jours.
Oui, je puis m’en flatter ; plaire et durer toujours,
Est le destin de ses ouvrages.

Fol orgueil, et du cœur humain
Aveugle et fatale faiblesse,
Nous maîtriserez-vous sans cesse ?

Et n’aurons-nous jamais un généreux dédain
Pour tout ce qui s’oppose aux lois de la sagesse ?
Non, l’amour-propre en nous est toujours le plus fort ;
Et, malgré les combats que la sagesse livre,
On croit se dérober en partie à la mort
Quand dans quelque chose on peut vivre.

Cette agréable erreur est la source des soins
Qui dévorent le cœur des hommes :
Loin de savoir jouir de l’état où nous sommes,
C’est à quoi nous pensons le moins.
Une gloire frivole et jamais possédée
Fait qu’en tous lieux, à tous momens,
L’avenir remplit notre idée ;
Il est l’unique but de nos empressemens.
Pour obtenir qu’un jour notre nom y parvienne,
Et pour nous l’assurer durable et glorieux,
Nous perdons le présent, ce temps si précieux,
Le seul bien qui nous appartienne,
Et qui, tel qu’un éclair, disparaît à nos yeux.
Au bonheur des humains leurs chimères s’opposent.
Victimes de leur vanité,
Il n’est chagrin, travail, danger, adversité,
À quoi les mortels ne s’exposent
Pour transmettre leurs noms à la postérité.

À quel dessein, dans quelles vues,
Tant d’obélisques, de portraits,
D’arcs, de médailles, de statues,
De villes, de tombeaux, de temples, de palais,
Par leur ordre ont-ils été faits ?
D’où vient que pour avoir un grand nom dans l’histoire
Ils ont à pleines mains répandu les bienfaits,
Si ce n’est dans l’espoir de rendre leur mémoire
Illustre et durable à jamais ?
Il est vrai que ces espérances
Ont quelquefois servi de frein aux passions ;
Que par elles les lois, les beaux-arts, les sciences,
Ont formé les esprits, poli les nations,
Embelli l’univers par des travaux immenses,
Et porté les héros aux grandes actions.
Mais aussi combien d’impostures,
De sacriléges, d’attentats,
D’erreurs, de cruautés, de guerres, de parjures,
A produit le désir d’être après le trépas
L’entretien des races futures !
Deux chemins différens, et presque aussi battus,
Au temple de mémoire également conduisent.
Le nom de Pénélope et le nom de Titus
Avec ceux de Médée et de Néron s’y lisent.
Les grands crimes immortalisent

Autant que les grandes vertus.
Je sais que la gloire est trop belle
Pour ne pas inspirer de violens désirs :
La chercher, l’acquérir, et pouvoir jouir d’elle,
Est le plus parfait des plaisirs.
Oui, ce bonheur pour l’homme est le bonheur suprême ;
Mais c’est là qu’il faut s’arrêter,
Tout charmé qu’il en est, à quelque point qu’il l’aime,
Il a peu de bon sens quand il va s’entêter
De la vanité de porter
Sa gloire au delà de lui-même ;
Et quand, toujours en proie à ce désir extrême,
Il perd le temps de la goûter.
Encor si dans les champs que le Cocyte arrose,
Dépouillé de toute autre chose,
Il était permis d’espérer
De jouir de sa renommée ;
Je serais bien moins animée
Contre les soins qu’on prend pour la faire durer.
Mais quand nous descendons dans ces demeures sombres
La gloire ne suit point nos ombres ;
Nous perdons pour jamais tout ce qu’elle a de doux ;
Et quelque bruit que le mérite,
La valeur, la beauté, puissent faire après nous,
Hélas ! on n’entend rien sur les bords du Cocyte.

Par où donc ces grands noms d’illustre, de fameux,
Après quoi les mortels courent toute leur vie,
Avides de laisser un long souvenir d’eux,
Doivent-ils faire tant d’envie ?
Est-ce par intérêt pour d’indignes neveux
Qui seuls de ces grands noms jouissent,
Qui ne les font valoir qu’en des discours pompeux,
Et qui, toujours plongés dans un désordre affreux,
Par des lâchetés les flétrissent ?

De ces heureux mortels qui n’ont point eu d’égaux
Tel est l’ordinaire partage.
Traités par la nature avec moins d’avantage
Que la plupart des animaux,
Leur race dégénère, et l’on voit d’âge en âge
En elle s’effacer l’éclat de leurs travaux.
Des choses d’ici-bas c’est le vrai caractère.
Il est rare qu’un fils marche dans le sentier
Que suivait un illustre père.
Des mœurs comme des biens on n’est pas héritier,
Et d’exemple on ne s’instruit guère.

Tandis que le soleil se lève encor pour nous,
Je conviens que rien n’est plus doux
Que de pouvoir sûrement croire

Qu’après qu’un froid nuage aura couvert nos yeux,
Rien de lâche, rien d’odieux
Ne souillera notre mémoire ;
Que, regrettés par nos amis,
Dans leurs cœurs nous vivrons encore.
Pour un tel avenir tous les soins sont permis :
C’est par cet endroit seul que l’amour-propre honore ;
Il faut laisser le reste entre les mains du sort.
Quand le mérite est vrai, mille fameux exemples
Ont fait voir que le temps ne lui fait point de tort.
On refuse aux vivans des temples
Qu’on leur élève après leur mort.
Quoi ! l’homme, ce chef-d’œuvre à qui rien n’est semblable,
Quoi ! l’homme pour qui seul on forma l’univers,
Lui dont l’œil a percé le voile impénétrable
Dont les arrangemens et les ressorts divers
De la nature sont couverts ;
Lui, des lois et des arts l’inventeur admirable,
Aveugle pour lui seul, ne peut-il discerner,
Quand il n’est question que de se gouverner,
Le faux bien du bien véritable ?

Vaine réflexion ! inutile discours !
L’homme, malgré votre secours,
Du frivole avenir sera toujours la dupe ;

Sur ses vrais intérêts il craint de voir trop clair ;
Et, dans la vanité qui sans cesse l’occupe,
Ce nouvel Ixion n’embrasse que de l’air.
N’être plus qu’un peu de poussière
Blesse l’orgueil dont l’homme est plein,
Il a beau faire voir un visage serein,
Et traiter de sang-froid une telle matière,
Tout dément ses dehors, tout sert à nous prouver
Que par un nom célèbre il cherche à se sauver
D’une destruction entière.

Mais d’où vient qu’aujourd’hui mon esprit est si vain ?
Que fais-je ? et de quel droit est-ce que je censure
Le goût de tout le genre humain,
Ce goût favori qui lui dure
Depuis qu’une immortelle main
Du ténébreux chaos a tiré la nature ?
Ai-je acquis dans le monde assez d’autorité
Pour rendre mes raisons utiles,
Et pour détruire en lui ce fond de vanité
Qui ne peut lui laisser aucuns momens tranquilles ?
Non ; mais un esprit d’équité
À combattre le faux incessamment m’attache
Et fait qu’à tout hasard j’écris ce que m’arrache
La force de la vérité.

Hé ! comment pourrais-je prétendre
De guérir les mortels de cette vieille erreur
Qu’ils aiment jusqu’à la fureur,
Si moi qui la condamne ai peine à m’en défendre ?
Ce portrait, dont Apelle aurait été jaloux,
Me remplit, malgré moi, de la flatteuse attente
Que je ne saurais voir dans autrui sans courroux.
Faible raison que l’homme vante,
Voilà quel est le fond qu’on peut faire sur vous.
Toujours vains, toujours faux, toujours pleins d’injustices,
Nous crions dans tous nos discours
Contre les passions, les faiblesses, les vices
Où nous succombons tous les jours.

RONDEAUX.


Taisez-vous, tendres mouvemens,
Laissez-moi pour quelques momens :
Tout mon cœur ne saurait suffire
Aux transports que l’Amour m’inspire
Pour le plus parfait des amans.
À quoi servent ces sentimens ?
Dans mes plus doux emportemens
Ma raison vient toujours me dire,
Taisez-vous

La cruelle, depuis deux ans…
Mais, hélas ! quels redoublemens
Sens-je à mon amoureux martyre ?
Mon berger paraît, il soupire ;
Le voici : vains raisonnemens,
Taisez-vous.

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À Monsieur ***.

Quand on dit d’or, n’eût-on, j’ose le dire,
Nul des talens que possédez, beau sire,
Point il ne faut trop se déconforter
En grands périls ; moins encor redouter
D’encombrier[4] en amoureux martyre.
Que contre écueils brise notre navire,
Un ex voto de ce danger nous tire :
Le ciel l’entend. On se fait écouter,
Quand on dit d’or.

Or mon époux doit chandelle de cire
Au benoît saint qui vous a fait m’écrire
Que maints louis sont prêts à lui compter ?
Et non à moi ; car, comme ici conter ?
Vertu femelle à peine peut suffire
Quand on dit d’or.

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À Monsieur l’abbé ***,

qui lui avait écrit qu’il n’y avait rien de si
triste qu’une extrême sagesse.

Fleur de vingt ans tient lieu de toute chose :
Si sort voulait, lui qui de tout dispose,
Pour vos péchés un peu me rajeunir,
Prélat futur, je saurais vous punir
De tous les maux où votre avis m’expose.
Point ne craignez telle métamorphose ;
Trop bien savez que, quoi qu’on se propose,
On tâche en vain à faire revenir
Fleur de vingt ans.

Quel sérieux ! dirait-on pas qu’on n’ose
Rien avec vous ? En vain votre air impose ;
Nous savons bien à quoi nous en tenir.
Tout en disant, Dieu veuille vous bénir,
Vous cueillerez, beau sire, à porte close,
Fleur de vingt ans.

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Rondeau.

Entre deux draps de toile belle et bonne,
Que très-souvent on rechange, on savonne,
La jeune Iris, au cœur sincère et haut,
Aux yeux brillans, à l’esprit sans défaut,
Jusqu’à midi volontiers se mitonne.

Je ne combats de goûts contre personne,
Mais franchement sa paresse m’étonne ;
C’est demeurer seule plus qu’il ne faut
Entre deux draps.

Quand à rêver ainsi on s’abandonne,
Le traître Amour rarement le pardonne ;
À soupirer on s’exerce bientôt,
Et la vertu soutient un grand assaut
Quand une fille avec son cœur raisonne
Entre deux draps.

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Rondeau redoublé

À M. LE DUC DE SAINT-AIGNAN,
sur la guérison de la fièvre quarte.

Sans dégaîner et sans monter Moreau
Mettez à fin périlleuse aventure :
Onc chevalier ne fit exploit plus beau ;
Contre vous-même en ferais la gageure.

Quoi ! de félonne et laide créature,
Fièvre qui sait ouvrir l’huis du tombeau,
Savez en bref faire déconfiture
Sans dégaîner et sans monter Moreau !

Vaincre pour vous n’est pas un fait nouveau,
Ne gît, beau sire, en ce point l’enclouure.
Dès votre avril, comme Hercule au berceau,
Mettez à fin périlleuse aventure.

Mais qu’en combat où rien ne sert armure,
Où rien ne sert qu’on ait féé la peau,

Ayez dompté qui dompte la nature,
Onc chevalier ne fit exploit si beau.

Ci vous verrons encor faire rondeau,
Fendre géans du chef à la ceinture,
Faire de vous plus d’un vivant tableau :
Contre vous-même en ferais la gageure.

Or de mes vœux, si le destin a cure,
Point n’entrerez dans le fatal bateau
Qu’un siècle n’ait accompli sa mesure ;
Point ne serez sans amours, sans pipeau,
Sans dégainer.

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Rondeau.

Coiffé d’un vilain bonnet gras,
Martin est gîté dans des draps
À peu près blancs comme l’ébène,
Où puces et pous à centaine
Viennent faire de bons repas.

Un vieux pot de terre est en bas,

Où ce polisson fait son cas ;
Que n’en est-il, par la mordienne ;
Coiffé !

Sur le plancher est un gros tas
De livres rongés par les rats,
D’onguens suspects la table est pleine.
Cependant Martin croit sans peine
Plus d’un cœur de ses doux appas
Coiffé.

BALLADES.


Dans ce hameau je vois de toutes parts
De beaux atours mainte fillette ornée :
Je gagerais que quelque jeune gars
Avec Catin unit sa destinée ;
Elle a l’œil doux, elle a les traits mignards ;
L’air gracieux, l’humeur point obstinée ;
Mais grand défaut gâte tous ses attraits :
Point n’a d’écus. Pour belle qu’on soit née,
L’Amour languit sans Bacchus et Cérès.

De doux propos et d’amoureux regards
On ne saurait vivre toute l’année.
Jeunes maris deviennent tôt vieillards,
Quand leur convient jeûner chaque journée,
Soucis pressans chassent pensers gaillards.
Tendresse alors est en bref terminée :
S’il en paraît, ce n’est qu’ad honores.
Par maints grands clercs l’affaire examinée,
L’Amour languit sans Bacchus et Cérès.


L’âtre entouré d’un tas d’enfans criards,
De créanciers la porte environnée,
D’un triste hymen tous les autres hasards
Font endurer peine d’âme damnée,
Et donnent joie aux voisins babillards.
Myrtes dont fut la tête couronnée
Voir on voudrait transformer en cyprès.
D’un tel désir point ne suis étonnée ;
L’Amour languit sans Bacchus et Cérès.

ENVOI.

Vous qui d’Amour suivez les étendards,
Point ne croyez canteleux papelards
Disant : Beauté suffit pour l’hyménée.
Si vous voulez en tout faire florès,
Qu’avec beauté grosse dot soit donnée :
L’Amour languit sans Bacchus et Cérès.

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Ballade.

À Caution tous amans sont sujets :
Cette maxime en ma tête est écrite.
Point n’ai de foi pour leurs tourmens secrets ;
Point auprès d’eux n’ai besoin d’eau bénite ;
Dans cœur humain probité plus n’habite.
Trop bien encore a-t-on les mêmes dits
Qu’avant qu’Astuce au monde fût venue :
Mais pour d’effets, la mode en est perdue.
On n’aime plus comme on aimait jadis.

Riches atours, tables, nombreux valets,
Font aujourd’hui les trois quarts du mérite.
Si des amans soumis, constans, discrets
Il est encore, la troupe en est petite.
Amour d’un mois est amour décrépite.
Amans brutaux sont les plus applaudis.
Soupirs et pleurs feraient passer pour grue.
Faveur est dite aussitôt qu’obtenue.
On n’aime plus comme on aimait jadis.


Jeunes beautés en vain tendent filets ;
Les jouvenceaux, cette engeance maudite,
Fait bande à part ; près des plus doux objets
D’être indolent chacun se félicite.
Nul en amour ne daigne être hypocrite ;
Ou si parfois un de ces étourdis
À quelques soins s’abaisse et s’habitue,
Don de merci seul il n’a pas en vue.
On n’aime plus comme on aimait jadis.

Tous jeunes cœurs se trouvent ainsi faits.
Telle denrée aux folles se débite.
Cœurs de barbons sont un peu moins coquets ;
Quand il fut vieux le diable fut ermite ;
Mais rien chez eux à tendresse n’invite.
Par maints hivers désirs sont refroidis.
Par maux fréquens humeur devient bourrue
Quand une fois on a tête chenue.
On n’aime plus comme on aimait jadis.

ENVOI.

Fils de Vénus, songe à tes intérêts ;
Je vois changer l’encens en camouflets :
Tout est perdu si ce train continue.

Ramène-nous le siècle d’Amadis.
Il t’est honteux qu’en cour d’attraits pourvue,
Où politesse au comble est parvenue,
On n’aime plus comme on aimait jadis.

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À Iris.

Il est saison de causer près du feu.
Le blond Phébus, chère Iris, se retire :
L’aquilon souffle ; et, d’un commun aveu,
Point n’est ma chambre exposée à son ire :
Viens-y souper ; j’ai du muscat charmant.
Quand je te vois ma tendresse s’éveille,
Désirerais être homme en ce moment,
Ou quand ta voix se mêle follement
Au doux glou glou que fait une bouteille.

En dévorant carpe de Seine au bleu,
De sottes gens à l’aise pourront rire ;
Trop bien savons qu’il n’en est pas pour peu :
Plaisante et longue en sera la satire.
Nous chercherons un nouvel enjoûment,
Un nouveau feu dans le jus de la treille :

C’est un secours contre plus d’un tourment.
Il n’en est point qui ne cède aisément
Au doux glou glou que fait une bouteille.

Le verre en main je prétends faire un vœu
Dont nul mortel ne me fera dédire :
C’est de braver, ceci n’est point un jeu,
Ce traître Amour qu’on ne peut trop maudire.
Les repentirs suivent l’engagement.
N’écoutons pas ce que le cœur conseille ;
Ne préférons, pour vivre heureusement,
Ni les soupirs ni les soins d’un amant
Au doux glou glou que fait une bouteille.

ENVOI.

Cruel Amour, j’en fais ici serment,
Si tu me mets un jour puce à l’oreille,
Je veux jamais ne trouver d’agrément
Au doux glou glou que fait une bouteille.

MADRIGAUX.


Déclaration.

On n’a qu’à me trouver quelque berger fidèle,
Soumis, délicat, amoureux,
Qui, de peur d’aimer moins, refuse d’être heureux,
Et je ne serai plus cruelle.



Agréable prairie où j’aime à m’arrêter,
Comme vos fleurs mes ennuis sont sans nombre.
Je voudrais vous les raconter ;
Mais l’ardeur du soleil me force à vous quitter
Pour cette forêt sombre.
Hélas ! je redoute ses feux,
Insensée, et je cherche un lieu qui m’en préserve,
Tandis que j’en conserve
Dans mon cœur de plus dangereux.


De ces lieux fortunés qu’est-ce qui vous rappelle,
Tendre et galant berger, l’honneur de nos hameaux ?
De votre Iris l’absence a fait une infidèle,
Et tout, jusqu’à son chien, dans son ardeur nouvelle,
Écoute avec plaisir le son des chalumeaux
Du berger qui triomphe d’elle.



Alcidon contre sa bergère
Gagea trois baisers que son chien
Trouverait plutôt que le sien
Un flageolet caché sous la fougère.
La bergère perdit ; et pour ne point payer
Elle voulut tout employer.
Mais contre un tendre amant c’est en vain qu’on s’obstine
Si des baisers gagnés par Alcidon
Le premier fut pure rapine,
Les deux autres furent un don.



Que la fin d’une tendre ardeur
Laisse de vide dans la vie !
Rien remplace-t-il le bonheur

Dont la douce union des amans est suivie ?
Non, il n’appartient qu’à l’Amour
De mettre les mortels au comble de la joie.
À ses brûlans transports lorsqu’on n’est plus en proie,
Qu’un cœur vers la raison fait un triste retour !



Tyran dont tout se plaint, tyran que tout adore,
Amour, impitoyable Amour,
Donne quelque relâche au mal qui me dévore
Et la nuit et le jour.
Fais, pour me soulager, que mon aimable Alcandre
Devienne un peu plus tendre ;
Va porter dans son sein cette bouillante ardeur,
Ces violens transports, cette langueur extrême,
Dont tu remplis mon triste cœur
Depuis l’heureux moment qu’il aime.
Ne crains pas que tes soins soient mal récompensés :
Mon Alcandre connaît ta puissance suprême.
Il aime ; mais, hélas ! il n’aime pas assez.

Au Roi.

Louis, que vous imitez bien
Cet Être indépendant dont vous êtes l’image !
Comme lui, des rois qu’on outrage
Vous êtes le vengeur et l’unique soutien ;
Comme lui, votre main foudroie
Ces coupables mortels dont les noires fureurs
Ont mis toute l’Europe en proie
À ce que la guerre a d’horreurs :
Comme lui, rempli de clémence,
Quelque douceur qu’ait la vengeance,
Vous êtes prêt à pardonner ;
Et sur les bords du Pô, du Rhin et de la Meuse,
Vous ne les accablez que pour les amener,
Par un prompt repentir, à cette paix heureuse
Que vous seul pouvez leur donner.



De lauriers immortels mon front est couronné,
Sur d’illustres rivaux j’emporte la victoire ;
Rien ne manquerait à ma gloire,

Si Louis, ce héros si grand, si fortuné,
Applaudissait aux prix qu’Apollon m’a donné.



L’Amour,

à monsieur caze.

De par Iris, ta souveraine,
L’Amour te commande aujourd’hui
De te rendre en ces lieux pour traverser la Seine.
Obéis ; que sait-on ? peut-être est-ce une aubaine.
Un cœur fait bien souvent du chemin malgré lui.



Au milieu des plaisirs d’une superbe fête,
Que Tircis m’a paru charmant !
La plus fière beauté de cet heureux moment
Aurait tout employé pour faire la conquête
Du cœur de mon fidèle amant.



Tircis voudrait cacher le beau feu qui l’enflamme,
Ses yeux et ses soupirs, tout trahit son secret :
Quand l’amour règne dans une âme,
L’amour, le tendre amour est toujours indiscret.



Pour bien aimer, pour mériter de plaire,
Il faut avoir un cœur comme le mien,
Abandonner ses moutons à son chien,
Négliger tout, n’avoir point d’autre affaire
Que de songer
À son berger.



Redoublez vos fureurs, terribles aquilons,
Jusqu’au retour du berger que j’adore ;
Que par vous la charmante Flore
Disparaisse dans ces vallons ;
Que la nature languissante,
Sensible à mes ennuis, vienne les partager :
Que tout aujourd’hui se ressente
De l’absence de mon berger.



Tombez, feuilles, tombez ; d’un destin rigoureux
Ce n’est point à vous à vous plaindre :
Le soleil vous rendra, d’un regard amoureux,
Les brillantes couleurs que l’hiver ose éteindre.
Mais j’ai beau vers le ciel pousser ma faible voix,
D’aucun succès, hélas ! ma plainte n’est suivie :
Le ciel pour les mortels a prescrit d’autres lois ;
Le destin à Tircis ne rendra point la vie.
Mes tristes yeux l’ont vu pour la dernière fois.



Près d’un amant heureux c’est en vain qu’on espère
Renfermer de son cœur le trouble dangereux ;
À travers l’air le plus sévère
Brille je ne sais quoi d’animé, d’amoureux,
Dont, quelque effort qu’on puisse faire,
Rien n’échappe aux regards de l’amant malheureux.



De tous les bergers de nos bois
Je croyais que Tircis était le plus fidèle ;
Il était charmé de son choix,
Et nulle autre que moi ne lui paraissait belle.

Dieux cruels ! avec tant d’amour
Aurais-je dû penser qu’un jour
L’ingrat me dût livrer à la douleur mortelle
De le voir changer sans retour ?



Dans un bois sombre, solitaire,
Et qui n’est fréquenté que des tendres amans,
Iris, cette aimable bergère,
Parlait ainsi de ses tourmens :
Tircis a donc brisé ses chaînes !
C’en est fait, juste ciel ! je ne le verrai plus !
Mais cachons à l’ingrat la cause de mes peines,
Et que de ces bois seuls mes soupirs soient connus.



Tircis, Tircis, par un refus,
Me fait sentir combien l’amour est redoutable ;
J’en ai trouvé l’ingrat mille fois plus aimable,
Moi qui croyais ne l’aimer plus.
Ah ! qu’il est dangereux d’aimer autant que j’aime !
Tout alarme un tendre cœur.
Tircis, par sa froideur extrême ;

A trouvé le secret de vaincre ma rigueur.
Ah ! qu’il est dangereux d’aimer autant que j’aime !
Tout alarme un tendre cœur.


Pour Monsieur Doujat,

doyen du parlement.

D’un madrigal on veut que je régale
Un magistrat favori de Thémis ;
Mais pour le bien louer ma peine est sans égale,
Ce magistrat pourtant est fort de mes amis ;
De tous les temps je l’appelle mon père.
S’il l’est au vrai je n’en sais rien.
Ce que je sais c’est qu’il aimait ma mère,
Et que ma mère était femme de bien.

CHANSONS.


Au Soleil.

Brillant soleil, hâte-toi de paraître ;
Reviens embellir nos coteaux.
Sans toi, sans ton secours, hélas ! rien ne peut naître ;
Tu fais et nos biens et nos maux.
Brillant soleil, hâte-toi de paraître.
Assemble encore ici nos languissans troupeaux.
Venge-nous de l’hiver, viens lui faire connaître
Que tu chéris toujours nos bergers, nos hameaux.
Brillant soleil, hâte-toi de paraître,
Reviens embellir nos coteaux.



Pourquoi me reprocher, Sylvandre,
Que je vous promets tout pour ne vous rien tenir ?
Hélas ! c’est moins à moi qu’à vous qu’il s’en faut prendre ;

Pour remplir vos désirs j’attends un moment tendre ;
Que ne le faites-vous venir ?



Je croyais que la colère
Avait dégagé mon cœur !
Mais à la moindre douceur
J’ai bien connu le contraire.
Hélas ! un fidèle amant
Se propose vainement
De n’aimer plus ce qu’il aime ;
S’il se mutine aisément,
Il s’apaise tout de même.



La fierté m’est un faible appui
Contre ce que l’Amour inspire.
Songeons toujours que tout ce qui respire
Est fait pour lui.
Quand ce n’est pas d’amour qu’un cœur soupire,
Il soupire d’ennui.



Revenez, charmante verdure,
Faites régner l’ombrage et l’amour dans nos bois.
À quoi s’amuse la nature ?
Tout est encore glacé dans le plus beau des mois.
Si je viens vous presser de couvrir ce bocage,
Ce n’est que pour cacher aux regards des jaloux
Les pleurs que je répands pour un berger volage.
Ah ! je n’aurai jamais d’autre besoin de vous.



On connaît peu l’Amour lorsqu’on ose assurer
Qu’avec la jalousie il ne saurait durer :
Loin de le ralentir, tout ce qu’elle conseille
Ne sert qu’à le rendre plus fort.
Un peu de jalousie éveille
Un Amour heureux qui s’endort.



Du charmant berger que j’adore
Un sort cruel menace les beaux jours ;
Ruisseaux, vous le savez, et vous coulez toujours !
Rossignols, vous chantez encore !
Vous, les seuls confidens de nos tendres amours,

Taisez-vous ; arrêtez votre cours :
Du charmant berger que j’adore
Un sort cruel menace les beaux jours.



Livrons nos cœurs aux tendres mouvemens ;
N’écoutons point la chagrine vieillesse.
Si l’amour est une faiblesse,
On la doit permettre au printemps.
Employons bien cet heureux temps
Il n’en reste que trop pour la triste sagesse.



Soyons toujours inexorables :
Un amant bien traité se rend insupportable ;
Il néglige l’objet dont son cœur est charmé ;
De tous les petits soins il devient incapable.
Un amant sûr d’être aimé
Cesse toujours d’être aimable.

Si l’amour est inévitable ;
S’il faut pour un berger brûler d’un feu semblable
À celui dont son cœur nous paraît consumé,

Par de feintes rigueurs rendons-le misérable.
Un amant sûr d’être aimé
Cesse toujours d’être aimable.

Sur Monsieur l’abbé Testu.

L’aventure est trop ridicule
Pour ne la pas faire savoir ;
Il offrait à dame incrédule
Sa chandelle, et la faisait voir
Sans s’émouvoir, sans s’émouvoir,
La folette tira sa mule,
Et la fit servir d’éteignoir.

Au lieu de venger cette injure,
Les Amours, à malice enclins,
Riaient entre eux de l’aventure
Du doyen des abbés blondins.
Ces dieux badins, ces dieux badins,
Se disaient : Vois-tu la coiffure
Qu’on a mise au dieu des jardins.



Ah ! pourquoi me disiez-vous
De ne craindre que les loups ?
Ce n’est pas faire assez d’éviter leur colère.
Un jeune berger, tendre et beau,
Fait plus de tort à mon troupeau
Que tous les loups n’en pourraient faire.



À la cour,
Aimer est un badinage,
Et l’Amour
N’est dangereux qu’au village.
Un berger,
Si sa bergère n’est tendre,
Sait se pendre ;
Mais il ne saurait changer.
Et parmi nous, quand les belles
Sont légères ou cruelles,
Loin d’en mourir de dépit,
On en rit,
Et l’on change aussitôt qu’elles.



Le cœur tout déchiré par un secret martyre,
Je ne demande point, Amour,
Que sous ton tyrannique empire
L’insensible Tircis s’engage quelque jour.
Pour punir son âme orgueilleuse
De l’immortel affront qu’il fait à mes attraits,
N’arme point contre lui ta main victorieuse :
Sa tendresse pour moi serait plus dangereuse
Que tous les maux que tu me fais.



Fuyons ce désert enchanteur.
L’autre jour dans ces bois solitaires et sombres,
Tircis, à la faveur des ombres,
Apprit le secret de mon cœur.
Fuyons ce désert enchanteur.

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Chanson.

Sur l’air de Jean de Vert.

Ah ! que chez le colonel Stoup
La débauche est charmante !
On y mange, on y boit beaucoup,
On y rit, on y chante :
Puisse-t-il, sain, riche et content,
Vivre cinq ou six fois autant
Que Jean de Vert.

Mon médecin, quand il me voit,
M’ordonne d’être sage :
Selon moi, qui plus mange et boit
Doit l’être d’avantage :
Il n’est pas trop de cet avis ;
Mais j’ai pour moi tout le pays
De Jean de Vert.

Quand je suis avec mes amis
Je ne suis plus malade ;

C’est là que je me suis permis
Le vin et la grillade :
N’en déplaise à monsieur Thevart.
Je n’en irai qu’un peu plus tard
Voir Jean de Vert.

Fi de ces esprits délicats
Qui, prenant tout à gauche,
Voudraient bannir de nos repas
Certain air de débauche :
Je ne l’ai qu’avec les buveurs ;
Et je suis aussi froide ailleurs
Que Jean de Vert.

Je trouve la rime d’abord
Lorsque Bacchus m’inspire ;
Un verre rempli jusqu’au bord
Me tient lieu d’une lyre.
Ne pouvoir plus boire du vin
Est par où je plains le destin
De Jean de Vert.

Célébrons de ce doux poison
La puissance suprême ;
Il nous fait perdre la raison ;

C’est par-là que je l’aime ;
Elle nous tourmente toujours,
Et n’est pas d’un plus grand secours
Que Jean de Vert.

Le pays, ne vous jouez pas
À la jeune Thérèse,
Qui voit de trop près ses appas
En dort moins à son aise :
Ses yeux si doux et si brillans
Ont déjà tué plus de gens
Que Jean de Vert.

BOUQUETS.


À Madame de Harlay de Chanvalon,

abbesse de port-royal.

Vous, en qui l’on trouve à la fois
Des plus hautes vertus le parfait assemblage,
Illustre Chanvalon, dont le ciel a fait choix
Pour dispenser ici ses lois,
Recevez ces fleurs pour hommage.
Les neuf savantes sœurs viennent de les cueillir ;
L’haleine des zéphyrs a répandu sur elles
Une aimable fraîcheur et des grâces nouvelles ;
Et s’il est rien qui puisse encor les embellir
Dans le jour fortuné d’une si belle fête,
C’est l’éclatant honneur de parer votre tête.

♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣♣

À Madame ***.

Sans me plaindre de la nature,
Je voyais les premières fleurs
Répandre dans les airs d’agréables odeurs,
Et mêler leurs vives couleurs
Avec la naissante verdure,
Quand un plus important souci
Que celui d’embellir la terre,
À la charmante Flore, au milieu du parterre,
Me força de parler ainsi :

Jeune divinité, pour qui le doux Zéphyre
Pousse tant d’amoureux soupirs ;
Vous qui ramenez les plaisirs,
Vous dont toutes les fleurs reconnaissent l’empire,
De celles du printemps que n’ai-je le destin !
Je sais que leur beauté ne dure qu’un matin,
Et que d’un sort plus doux ma naissance et suivie ;
Mais elles naissent dans le temps
Qu’on célèbre en ces lieux la fête de Sylvie.

Hélas ! que je leur porte envie,
Et que je voudrais bien fleurir dans le printemps !

Un si juste souhait toucha le cœur de Flore ;
Et, malgré l’ordre des saisons,
À peine le soleil eut-il vu deux maisons,
Que ma fleur commença d’éclore.
Je perds avec plaisir dans cet heureux état
Les honneurs que l’été m’apprête ;
Et, pour couronner votre tête,
Je parais ce matin avec tout mon éclat.
Si par mon doux parfum j’obtiens cet avantage,
Fière d’un tel emploi, je verrai sans ennui
Mes sœurs dans quelques mois rendre un pareil hommage
Au plus grand prince d’aujourd’hui.

AIRS.


Aimables habitans de ce naissant feuillage,
Qui semble fait exprès pour cacher vos amours,
Rossignols, dont le doux ramage
Aux douceurs du sommeil m’arrache tous les jours,
Que votre chant est tendre !
Est-il quelques ennuis qu’il ne puisse charmer ?
Mais, hélas ! n’est-il point dangereux de l’entendre
Quand on ne veut plus rien aimer ?



Iris sur la fougère,
Dans un pressant danger,
À son téméraire berger
Disait tout en colère :
Qu’est devenu, Tircis, cet air respectueux
Qui d’un parfait amant est le vrai caractère ?

Entre deux cœurs, dit-il, brûlés des mêmes feux,
Il est certains momens heureux
Où, ma bergère,
Il ne faut qu’être amoureux.



Triomphez, aimable printemps,
Du long et triste hiver qui désole nos champs ;
Et redonnez à nos bocages,
En faveur des heureux amans,
De verts gazons, d’épais feuillages.
Qu’une agréable nuit règne au milieu du jour,
Et cachez les tendres mystères.
Revenez, hâtez-vous. Hélas ! votre retour
Est peut-être attendu par cent jeunes bergères.



Qu’est devenu cet heureux temps
Où le chant des oiseaux, les fleurs d’une prairie
Et le soin de ma bergerie
Me donnaient de si doux momens ?
Cet heureux temps n’est plus, et je ne sais quel trouble
Fait que tous les plaisirs sont pour moi sans douceur.

J’ignore ce qui met ce trouble dans mon cœur :
Mais auprès d’Iris il redouble.



L’aimable printemps fait naître
Autant d’amours que de fleurs ;
Tremblez, tremblez, jeunes cœurs.
Dès qu’il commence à paraître
Il fait cesser les froideurs ;
Mais ce qu’il a de douceurs
Vous coûtera cher peut-être.
Tremblez, tremblez, jeunes cœurs ;
L’aimable printemps fait naître
Autant d’amours que de fleurs.



Doux transports, trouble dangereux,
Que dans mon jeune cœur un tendre amour fait naître,
Vous n’oseriez paraître.
Hélas ! pourquoi faut-il qu’un devoir rigoureux
Fasse perdre à l’Amour tant de momens heureux !



Ne pourrais-je donc point connaître
Quel est ce redoutable Amour,
Qui de mon jeune cœur un jour,
À ce qu’on dit, sera le maître ?
Ce berger si charmant, si beau,
Qui sous nos chênes verts tous les soirs vient m’attendre,
Et qui connaît quelle herbe est propre à mon troupeau,
Ne pourrait-il point me l’apprendre ?



Alcandre, ce héros charmant,
Ne paraît plus sensible à mon amour fidèle ;
Il court, sans l’écouter, où la gloire l’appelle ;
Il préfère au plaisir d’être aimé tendrement
Les périls où conduit cette gloire cruelle.
Ah ! que de pleurs coûte un amant
Qu’il faut partager avec elle !



Tandis que vous êtes belles,
Des cœurs soumis et fidèles
Écoutez les doux soupirs ;
Riez, charmante jeunesse,

Des leçons que fait sans cesse
Contre les tendres désirs
La raison aux airs sévères.
Hé ! sont-ce là ses affaires ?
Se connaît-elle en plaisirs ?



Suivi des rossignols, des zéphyrs, des amours,
Et couronné de fleurs nouvelles,
Le printemps ramène toujours
Les plaisirs avec les beaux jours :
Mais, hélas ! ce n’est plus pour les amans fidèles.



Dans un bois sombre et solitaire
Iris seule avec son berger
Sentit que, s’il osait devenir téméraire,
Elle courait un grand danger.
La charmante couleur qu’un peu de honte attire
Sur son beau teint se répandit ;
Et le berger entendit
Ce que sa rougeur voulait dire.



La campagne a perdu les fleurs qui l’embellissent,
Les oiseaux ne font plus d’agréables concerts,
Les bois sont dépouillés de leurs feuillages verts :
N’est-il point encor temps que mes craintes finissent
Qui peut empêcher le retour
De ce jeune héros si cher à ma mémoire ?
Hélas ! n’a-t-il donc point assez fait pour la gloire
Et ne doit-il rien à l’amour ?



Que vous êtes longs à venir,
Momens heureux pour un cœur tendre,
Momens dont mon berger devait se souvenir !
À vos douceurs, hélas ! ne dois-je plus prétendre ?
Non. Ce beau jour s’en va finir,
Chacun dans son hameau déjà songe à se rendre.
Que vous êtes longs à venir,
Momens heureux pour un cœur tendre,
Momens dont mon berger devait se souvenir !



Charmans échos de ces bocages,
Et vous, belle nymphe aux cent voix,

Publiez à l’honneur du berger qui m’engage
Que ses propres rivaux, sous ces sombres feuillages,
Charmés de ses vertus, ont approuvé mon choix.



Pourquoi revenez-vous, printemps ? qui vous rappelle ?
Le chant des rossignols et leurs tendres amours
Redoublent ma douleur mortelle.
Que le cruel hiver ne durait-il toujours !
Tircis, hélas ! Tircis est infidèle :
Hé ! qu’ai-je affaire de beaux jours ?



Vous revenez suivi de Zéphyre et de Flore ;
La terre sur vos pas s’embellit chaque jour :
Mais, hélas ! beau printemps, vous n’êtes pas encore
Celui qui doit couronner mon amour.
Depuis long-temps mon cœur, ma raison, tout l’appelle.
Il fait lui seul mes plus tendres désirs ;
Et sans lui la saison nouvelle
Ne peut être pour moi la saison des plaisirs.



Dans ces lieux rêvons à loisir
Rien n’y peut troubler le plaisir
De penser au berger que j’aime.
Hélas ! que ce berger charmant
Ne pense-t-il à moi de même !
Qu’il y penserait tendrement !



Venez, petits oiseaux, sous ces charmans ombrages,
De mon Iris annoncer le retour ;
Venez célébrer un amour
À qui le temps ne peut faire d’outrages.
Pour rendre mon bonheur plus doux,
Quand vous aurez admiré cette belle,
Agréables témoins de notre ardeur fidèle,
Partez, volez, séparez-vous,
À mes jaloux rivaux portez-en la nouvelle.



Charmante aurore, enfin vous voilà de retour,
Le soleil va briller d’une clarté nouvelle.
Flatteur espoir de mon amour !
Je reverrai dans ce beau jour

Tircis encor plus tendre et plus fidèle :
Espoir flatteur pour mon amour !



Cessez de m’agiter et la nuit et le jour,
Transports que je crains de connaître ;
Tircis qui vous fait naître
N’asservira jamais ma raison à l’amour :
Mon devoir malgré lui sera toujours le maître.
Fuyez, mais fuyez sans retour ;
Mon cœur en gémissant vous défend de paraître ;
Fuyez, mais fuyez sans retour.



Non, non, je ne suis plus à plaindre :
Mon cœur est tout à moi ; je le sens de retour,
Délivré du beau feu que la mort seule un jour
Se flattait de pouvoir éteindre.
De tes enchantemens, hélas ! cruel Amour,
Ce malheureux n’a donc plus rien à craindre !



Venez, venez à mon secours,
Faible raison qu’en vain j’appelle.
Tircis, suivi des plus tendres amours,
De mon cœur malgré moi vous va faire un rebelle ;
Pour faire qu’il vous soit fidèle,
Venez, venez à mon secours,
Faible raison qu’en vain j’appelle.



Les aquilons par leurs ravages
Détruiront-ils toujours les beautés du printemps ?
Ne reverrons-nous plus dans nos charmans bocages
Les innocens plaisirs conduits par les amans ?
Non, non, la saison dégénère :
Les ris, les jeux, les folâtres amours,
De dépit et d’effroi retournés à Cythère,
Ont quitté nos champs pour toujours.



Charmans échos de ces bocages,
Et vous, belle nymphe aux cent voix,
Publiez à l’honneur du berger qui m’engage

Que ses propres rivaux, sous ces sombres feuillages,
Charmés de ses vertus, ont approuvé mon choix.



Non, rien ne peut égaler mon ennui :
J’aime depuis long-temps un berger qui m’adore,
Et de ma tendresse aujourd’hui
Ce charmant berger doute encore.
Hélas ! peut-il douter que mon cœur soit à lui,
Quand, malgré tous mes soins, personne ne l’ignore ?
Non, rien ne peut égaler mon ennui.



Tu m’arraches à ce que j’aime,
Affreuse nuit, précipite ton cours.
Contre tes horreurs sans secours
Je succombe, cruelle, à ma douleur extrême.
Hé quoi ! dureras-tu toujours ?
Tu m’arraches à ce que j’aime ;
Affreuse nuit, précipite ton cours.

ÉPIGRAMMES.


Au R. P. Bouhours,

sur son livre intitulé :
art de bien penser sur les ouvrages d’esprit.

Dans une liste triomphante
De célèbres auteurs que votre livre chante
Je ne vois point mon nom placé.
À moi, n’est-il pas vrai, vous n’avez point pensé ?
Mais aussi dans le même rôle
Vous avez oublié Pascal
Qui pourtant ne pensait pas mal :
Un tel compagnon me console.

sur le même ouvrage.

On voit, par le recueil qu’il vient de mettre au jour,
Qu’il lit et prose et vers de folie et d’amour :

Cela vaut beaucoup mieux que de prendre la peine
De débrouiller saint Augustin,
Le dur Tertullien et l’obscur Origène.
Il vaut mieux commenter Ovide et La Fontaine,
Et les plus beaux endroits de Bussi-Rabutin.

APOTHÉOSE

de gas, mon chien.

à iris.

Plus d’un bel esprit murmure
Contre mon illustre chien ;
Iris, ne savez-vous rien
De son heureuse aventure ?
Lorsque sur le double mont
Je cherchais des fleurs nouvelles,
Pour en couronner le front
D’un roi cent fois plus grand que le vainqueur d’Arbelle,
Mon téméraire chien marchait dessus mes pas :
Il trouve en me suivant la source d’Hippocrène ;
Il faisait chaud, il était las ;
Tout languissant de soif, il boit dans la fontaine :
Aussitôt les auteurs dont les bords sont remplis
Firent retentir de leurs cris

La montagne à double croupe.
Par l’un d’eux mon chien est pris ;
On détache un de la troupe
Pour avertir du fait le dieu des beaux esprits,
À peine eut-on compté cette bizarre histoire,
Qu’Apollon s’écria, de son honneur jaloux :
Un chien a l’audace de boire
En même fontaine que nous !
Alors, prenant son arc d’ivoire,
Il allait, pour venger sa gloire,
Percer mon chien de mille coups,
Si, d’un air agréable et doux,
La badine Érato n’eût pris soin du coupable.
Puissant dieu, lui dit-elle, hélas !
Pour ce pauvre tou-tou devenez plus traitable ;
Il vaut bien qu’on en fasse cas :
C’est l’illustre chien d’Amarille
Dont j’ai tant chanté les appas ;
Ni le chien qui jappe là-bas,
Ni le chien dont l’Olympe brille
En bon sens ne l’égalent pas ;
Il démêle un sot de cent pas,
Le poursuit, l’aboie et le pille.
Ah ! pour le repos de nos jours,
Que n’avons-nous un tel secours

Contre un tas de grimauds dont Parnasse fourmille !
À ces mots, d’Apollon le courroux s’apaisa ;
Il demande mon chien, commande qu’il s’avance,
Le trouva beau, le caressa,
Et, malgré l’humble remontrance
De messieurs les auteurs, il l’immortalisa.
Je t’affranchis des lois de la sourde déesse,
Dit-il à ce chien précieux ;
Demeure en ces aimables lieux
Dans une éternelle jeunesse.
Connaissant ta capacité
Je commets à tes soins notre tranquillité ;
Au pied du mont sacré je t’assigne une place ;
Par le mérite faux garde d’être surpris ;
Et quelque terrible menace,
Quelque prière qu’on te fasse,
Ne permets d’y monter qu’à mes seuls favoris ;
Déchire à belles dents ceux dont la folle audace
De mes doctes chansons croit emporter le prix,
Et pour ces demi-beaux esprits
Soit le cerbère du Parnasse.
Ce discours prononcé, les neuf savantes sœurs
De mon heureux chien s’approchèrent,
Et, pour lui décerner les suprêmes honneurs,
Jusques aux bords du Styx dans leurs bras le portèrent

Trois fois en marmottant dans ses eaux le plongèrent.
Tout ce qu’il avait de mortel
Demeura dans l’onde fatale,
Et l’on vit d’une ardeur égale
À ce chien nouveau dieu dresser plus d’un autel
Qu’encensent vainement l’audace et la cabale.
Fidèle aux ordres d’Apollon,
Nuit et jour du sacré vallon
Il interdit l’entrée aux faiseurs d’acrostiches,
D’équivoques, de vers obscurs,
De vers rampans et de vers durs ;
À ceux dont tous les hémistiches
Sont pleins de médisance ou pleins de mots impurs ;
Par ses soins on jouit du repos et de l’ombre
Nécessaires pour bien penser.
Les bons auteurs sont en si petit nombre
Qu’ils ne peuvent embarrasser.
En vain le vieux Lisis lui dit d’un ton superbe
Je suis des amis 
Vous devez me laisser passer.
En vain, dans l’ardeur qui l’emporte,
Le pétulant Albin, d’une voix vive et forte,
Allègue de vieux droits par le bon sens détruits :
Ô siècle ingrat ! dit-il, tant d’ouvrages conduits
Comme l’eût pu faire Aristote

Ne me donnent que des douleurs !
Quelle étoile funeste à mon destin préside ?
Mais dois-je m’étonner de mes divers malheurs ?
C’est une bête qui décide
Des bons et des mauvais auteurs.
Après lui l’ignorant Timandre
Vient tenter l’aventure, aidé du dieu Bacchus ;
Et veut contre mon chien gager deux mille écus
Qu’il arrivera quelque esclandre.

IMITATION

de la première ode d’horace,
mœcenas atavis.

à monsieur colbert.

Illustre protecteur des filles de Mémoire,
Ministre vigilant dont les soins précieux
De l’auguste Louis éternisent la gloire,
Colbert dont les travaux, des ans victorieux,
De miracles divers enrichiront l’histoire ;
Vous par qui l’on voit à la fois
Les beaux-arts rétablis, le commerce, les lois ;
Vous dont la sage prévoyance
Au milieu de la guerre entretient l’abondance
Dans les vastes états du plus vaillant des rois ;
Pour connaître des cours quelle est la différence
Quittez pour un moment ces pénibles emplois.

Couvert d’une noble poussière,
On voit un jeune audacieux,
Triomphant d’une cour entière,
D’un superbe tournoi sortir victorieux.
Par les louanges qu’on lui donne
Il se croit au-dessus des plus fameux guerriers,
Et le laurier qui le couronne
Est à son gré le plus beau des lauriers.

L’espoir de parvenir aux dignités suprêmes
Rend esclave de la faveur :
Rien d’un ambitieux ne rebute le cœur ;
Son repos et ses amis mêmes
Sont des biens qu’il immole aux soins de sa grandeur.

En cultivant les champs, le laboureur avare
D’une riche moisson flatte tous ses désirs :
Les autres passions où la raison s’égare
N’excitent dans son cœur ni douleurs, ni plaisirs.

À peine échappé du naufrage,
Le nocher hasardeux remonte sur la mer :
Durant les périls de l’orage,
Effrayé de se voir en proie au flot amer,
Il regrette l’heureux rivage ;

Mais dès lors que de son trident
Neptune a par trois fois frappé l’onde irritée,
On voit le pilote imprudent
Sans aucun souvenir des écueils ni du vent,
Emporté par l’espoir dont son âme est flattée,
S’exposer comme auparavant.

Gouverne qui voudra cet immense univers :
Tout est indifférent dans la fureur bachique ;
À l’ombrage des pampres verts,
Le buveur, dégagé de mille soins divers,
Au culte de Bacchus sans réserve s’applique,
Et, bravant du bon sens le pouvoir tyrannique,
Il met sa raison dans les fers.

Les affreux et sanglans combats,
Qui coûtent tant de pleurs aux amantes, aux mères,
Pour les guerriers ont des appas ;
Et la gloire et l’honneur, ces fatales chimères,
Leur font avec plaisir affronter le trépas.

Pour les sombres forêts, le diligent chasseur
De Mars et de l’Amour néglige les conquêtes ;
Il met le suprême bonheur
À forcer d’innocentes bêtes.

Soit que l’astre des cieux, dans son rapide tour,
Répande aux mortels sa lumière,
Soit que l’inégale courrière
Répare la perte du jour,
Jamais son âme forcenée
D’un tranquille sommeil ne goûte les douceurs ;
La poursuite d’un cerf lui fait de l’hyménée
Mépriser toutes les faveurs.

Colbert, il serait impossible
De conter des humains les caprices divers ;
Pour moi de qui le cœur ne s’est trouvé sensible
Qu’à l’innocent plaisir de bien faire des vers,
Seule au bord des ruisseaux, je chante sur ma lyre
Ou le dieu des guerriers, ou le dieu des amans,
Et ne changerais pas pour le plus vaste empire
Ces doux amusemens.

Pleine du beau feu qui m’anime,
Avant qu’un autre hiver ramène les glaçons ;
Je chanterai Louis, sage, actif, magnanime,
Et vainqueur malgré les saisons.
Colbert, si vous daignez m’entendre,
Si pour quelques momens mes chants peuvent suspendre
Les chagrins que traîne après soi

Cette profonde politique
Où le bien de l’état sans cesse vous applique,
Quel sort plus glorieux pour moi ?

TATA,
chat de madame la marquise de monglas,

À GRISETTE,
chatte de madame deshoulières.


J’ai reçu votre compliment,
Vous vous exprimez noblement,
Et je vois bien dans vos manières
Que vous méprisez les gouttières.
Que je vous trouve d’agrémens !
Jamais chatte ne fut si belle,
Jamais chatte ne me plut tant,
Pas même la chatte fidèle
Que j’aimais uniquement.
Quand vous m’offrez votre tendresse
Me parlez-vous de bonne foi ?
Se peut-il que l’on s’intéresse
Pour un malheureux comme moi ;

Hélas ! que n’êtes-vous sincère,
Que vous me verriez amoureux !
Mais je me forme une chimère,
Puis-je être aimé, puis-je être heureux ?
Vous dirai-je ma peine extrême :
Je suis réduit à l’amitié,
Depuis qu’un jaloux sans pitié
M’a surpris aimant ce qu’il aime.
Épargnez-moi le récit douloureux
De ma honte et de sa vengeance,
Plaignez mon destin rigoureux ;
Plaindre les maux d’un malheureux
Les soulagent plus qu’on ne pense.
Ainsi je n’ai plus de plaisirs :
Indigne d’être à vous, belle et tendre Grisette,
Je sens plus que jamais la perte que j’ai faite
En perdant mes désirs ;
Perte d’autant plus déplorable
Quelle est irréparable.

RÉPONSE

de grisette à tata.


Comment osez-vous me conter
Les pertes que vous avez faites ?
En amour c’est mal débuter,
Et je ne sais que moi qui voulût écouter,
Un pareil conteur de fleurettes.
Ah fi ! diraient nonchalamment
Un tas de chattes précieuses,
Fi ! mes chères, d’un tel amant ;
Car, si j’ose, Tata, vous parler librement,
Chattes aux airs penchés sont les plus amoureuses ;
Malheur chez elles aux matous
Aussi disgraciés que vous.
Pour moi qu’un heureux sort fit naître tendre et sage,
Je vous quitte aisément des solides plaisirs,
Faisons de notre amour un plus galant usage,
Il est un charmant badinage

Qui ne tarit jamais la source des désirs.
Je renonce pour vous à toutes les gouttières,
Où, soit dit en passant, je n’ai jamais été ;
Je suis de ces minettes fières
Qui donnent aux grands airs, aux galantes manières.
Hélas ! ce fut par-là que mon cœur fut tenté
Quand j’appris ce qu’avait conté,
De vos appas, de votre adresse,
Votre incomparable maîtresse.
Depuis ce dangereux moment,
Pleine de vous autant qu’on le peut être,
Je fis dessein de vous faire connaître
Par un doucereux compliment
L’amour que dans mon cœur ce récit a fait naître.
Vous m’avez confirmé par d’agréables vers,
Tout ce qu’on m’avait dit de vos talens divers ;
Malgré votre juste tristesse,
On y voit, cher Tata, briller un air galant ;
Les miens répondront mal à leur délicatesse,
Écrire bien n’est pas notre talent ;
Il est rare, dit-on, parmi les hommes même.
Mais de quoi vais-je m’alarmer ?
Vous y verrez que je vous aime,
C’est assez pour qui sait aimer.

RÉPONSE

de tata à grisette.


Grisette, avec raison je suis charmé de vous,
Vous avez de l’esprit plus que tous les matous ;
Jamais, à ce qu’on dit, chatte ne fut mieux faite ;
Mais, ceci soit dit entre nous,
N’êtes-vous point un peu coquette ?
Vous pouvez l’avouer sans paraître indiscrète,
Le mal n’est pas grand en effet,
Et s’il faut tout dire, Grisette,
Moi-même franchement je suis un peu coquet,
Malgré la perte que j’ai faite.
On peut bien sans amour écrire galamment,
Quand on a comme vous tant de belles lumières ;
Mais, croyez-moi, pour parler savamment,
Surtout en certaines matières,
Il faut avoir fréquenté les gouttières ;
On ne devient pas habile autrement.

Après tout c’est une faiblesse
À nous de n’oser coqueter :
Sur ce point pourquoi nous flatter,
Les matous coquètent sans cesse ;
C’est là leur vrai talent, à quoi bon le cacher,
Il n’est point de chatte Lucrèce,
Et l’on ne vit jamais de prude en notre espèce,
Cela soit dit sans vous fâcher.
Coquetons, cherchons à nous plaire,
Puisque le sort le veut ainsi ;
En un mot aimons-nous, nous ne saurions mieux faire :
Vous avez de l’esprit, j’en ai sans doute aussi,
Je crois que je suis votre affaire.
Avec moi votre honneur ne court aucun danger,
C’est un malheur dont quelquefois j’enrage,
Et c’est pour vous, Grisette, un petit avantage ;
Car, s’il est vrai que vous soyez si sage,
Je n’aurais pu vous engager.
Ah ! vous m’entendez bien ; mais changeons de langage,
Je pourrais vous désobliger.
Eh bien ! ma chère Grisette,
Établissons un commerce entre nous ;
Foi de matou, vous serez satisfaite
Des respects que j’aurai pour vous.

FIN.
  1. Julie-Lucine d’Angennes, duchesse de Montausier, connue auparavant sous le nom de mademoiselle de Rambouillet, surtout par les œuvres de Voiture.
  2. C’est elle que Rousseau a célébrée.
  3. Plusieurs personnes blessées auprès du Roi au siége de Namur.
  4. D’avoir quelque malheur.