Théophile Berquet, Libraire (p. 98-102).

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À Monsieur Fléchier,

évêque de lavaur, et ensuite de nîmes.

Damon, que vous êtes peu tendre !
Ne vous pourrais-je point imiter quelque jour ?
Faire à Paris un long séjour,
Savoir que chez les morts je suis prête à descendre,
Et sans daigner me voir retourner à la cour !

Est-ce que la gloire immortelle
Dont vous venez d’être couvert
Fait que le souvenir se perd

D’une amitié tendre et fidèle ?
Non, vous êtes accoutumé
À voir tout le monde charmé
De votre divine éloquence.
L’orgueil sur votre esprit ne prend point de pouvoir,
Et votre seule négligence
Vous a fait partir sans me voir.

Vous rompez pour jamais cette amitié sincère,
Et qui de mon timide cœur
Était la principale affaire.
Hélas ! d’où vient tant de froideur ?
Qu’ai-je fait pour la faire naître ?
Ah ! craignez, que dans ma douleur,
Je n’engage l’Amour contre vous à paraître
Dans les intérêts de sa sœur.
Cette menace vous alarme.
Un sage être amoureux ! qu’est-ce qu’on en dirait ?
Évitez ce malheur. Un soupir, une larme,
Chez la postérité vous déshonorerait.
Les sévères lois du Portique
Doivent rendre qui les pratique
Inaccessible aux passions ;
Et les moindres émotions
Sont des crimes pour un stoïque.

Quelle honte pour vous, qui voyez sans pitié
Toutes les faiblesses humaines,
Si, pour punir les torts faits à mon amitié,
Quelque Iris vous rendait plus fou de la moitié
Que tous les Céladons, que tous les Artamènes !
Sur vos doctes emplois ne vous assurez pas.
Tremblez, Damon, tremblez : la raison des grands hommes,
Tant des siècles passés que du siècle où nous sommes,
Dans un si beau chemin a fait plus d’un faux pas.
Ce petit dieu malin, au dos chargé de plumes,
Dont le dépit, les amertumes,
Sont pour les tendres cœurs des sources de plaisirs,
Vous fera, s’il le veut, pousser de longs soupirs
Au milieu de mille volumes.

Contre la rigueur des destins
La morale pourrait rendre une âme assez forte :
Mais, Damon, eussiez-vous des Grecs et des Latins
Toutes les raisons pour escorte,
L’Amour n’en serait pas d’un jour plus tard vainqueur.
Lorsqu’il veut entrer dans un cœur,
Il ne s’amuse pas à frapper à la porte.
Il aime à triompher de l’orgueil d’un savant ;
C’est sa plus éclatante et plus douce victoire.
Ces sages qu’on nous vante tant,

Et dont vous effacez la gloire,
Pour s’empêcher d’aimer firent de vains efforts ;
Et toute leur philosophie
Ne leur servit, Damon, qu’à sauver les dehors
D’une voluptueuse vie.

Ainsi, plus agité que ne le sont les flots
Lorsque Éole ouvre sa caverne,
Mon cœur fait des desseins contre votre repos,
En cœur que le dépit gouverne.
Mais dans ce dangereux dépit
Ma raison s’est rendue aussitôt la maîtresse :
Il vaut mieux, à ce qu’elle dit,
Qu’un ami comme vous ait un peu de paresse,
Que trop d’empressemens et de délicatesse.

Contre un faible dépit, dont elle rompt le cours,
Ne cherchez donc point de secours.
Je ne laisserai point à ce guide infidèle
La conduite d’un cœur qui respecta toujours
De la triste raison l’autorité cruelle.
Que tous vos jours, Damon, soient de tranquilles jours.
Que jamais rien ne renouvelle
En vous le souvenir d’une amitié si belle.
Je sens frémir mon cœur à ce triste discours :

La tendresse en gémit. Mais les retours vers elle
Sont de trop dangereux retours.