Théophile Berquet, Libraire (p. 66-68).

ÉLÉGIE.

Généreux Licidas, ami sage et fidèle,
Dont l’esprit est si fort, de qui l’âme est si belle ;
Vous de qui la raison ne fait plus de faux pas,
Ah ! qu’il vous est aisé de dire n’aimez pas !
Quand on connaît l’Amour, ses caprices, ses peines ;
Quand on sait comme vous ce que pèsent ses chaînes.
Sage par ses malheurs, on méprise aisément
Les douceurs dont il flatte un trop crédule amant.
Mais quand on n’a pas fait la triste expérience
Des jalouses fureurs, des dépits, de l’absence ;
Que, pour faire sentir ses redoutables feux,
Il ne paraît suivi que des ris et des jeux ;
Qu’un cœur résiste mal à son pouvoir suprême !
Que de soins, que d’efforts pour empêcher qu’il n’aime !
Je sais ce qu’il en coûte, et peut-être jamais
L’Amour n’a contre un cœur émoussé tant de traits.
Insensible au plaisir, insensible à la gloire
Que promet le succès d’une illustre victoire,
Je ne suis point encor tombée en ces erreurs
Qui donnent de vrais maux pour de fausses douceurs :

Mes sens sur ma raison n’ont jamais eu d’empire,
Et mon tranquille cœur ne sait comme on soupire.
Il l’ignore, berger ; mais ne présumez pas
Qu’un tendre engagement fût pour lui sans appas.
Ce cœur, que le ciel fit délicat et sincère,
N’aimerait que trop bien, si je le laissais faire.
Mais, grâce aux immortels, une heureuse fierté
Sur un si doux penchant l’a toujours emporté
Sans cesse je me dis qu’une forte tendresse
Est, malgré tous nos soins, l’écueil de la sagesse :
Je fuis tout ce qui plaît, et je sais m’alarmer
Dès que quelqu’un paraît propre à se faire aimer.
Comme un subtil poison je regarde l’estime,
Et je crains l’amitié, bien qu’elle soit sans crime.
Pour sauver ma vertu de tant d’égaremens,
Je ne veux point d’amis qui puissent être amans.
Quand par mon peu d’appas leur raison est séduite,
Je cherche leurs défauts, j’impose à leur mérite ;
Rien, pour les ménager, ne me paraît permis,
Et dans tous mes amans je vois mes ennemis.
À l’abri d’une longue et sûre indifférence,
Je jouis d’une paix plus douce qu’on ne pense ;
L’esprit libre de soins, et l’âme sans amour,
Dans le sacré vallon je passe tout le jour :
J’y cueille avec plaisir cent et cent fleurs nouvelles

Qui braveront du temps les atteintes cruelles ;
Et, pour suivre un penchant que j’ai reçu des cieux,
Je consacre ces fleurs au plus jeune des dieux.
Par un juste retour on dit qu’il sait répandre
Sur tout ce que j’écris un air galant et tendre.
Il n’ose aller plus loin : et sur la foi d’autrui,
Tantôt je chante pour, et tantôt contre lui.
Heureuse si les maux dont je feins d’être atteinte
Pour mon timide cœur sont toujours une feinte !