Poésies de Jean Froissart/Plaidoirie de la Roze et de la Violette

PLAIDOIRIE

DE LA ROZE ET DE LA VIOLETTE.


Devant Imagination,
Où on doit par droite action
Mettre mémores et escris,
Fu une fois ung plait empris
Entre Rose et la Violette.
La matère ont je vous trette
Fu demenée sagement.
Et pour attaindre plainnement
Poins, procès, articles et cas,
Avant se traist li advocas
De la Rose, et si dist ensi :
« Violette, venus sui ci
» Pour proposer une querelle
» De par ma dame, Rose belle.
» Si vous di, et voeil mettre en cours,
» Et soustenir en toutes cours
» Que Rose est de grignour prisie,
» Mieuls désirée et plus prisie
» Que vous ne soyés. C’est raison,
» Car elle embellist la saison ;
» Et si est de coulour très fine
» Sus le pourpre et sus la sanguine,

» Et si oudoure doucement ;
» Et si dure plus longuement
» En beauté que vous, Violette ;
» Et si naist blanche ou vermillette
» Ou bel et plaisant mois de may
» Pour traire amans tout hors d’esmay.
» Et lors, dames et damoiselles
» Seignours, bacelers et pucelles
» Les coeillent et en font chapeaus ;
» Et les pluisours en ont houpeaus
» Qu’ils portent devant leur viaire. »
À ces mots ne se volt plus taire
L’advocat qui estoit moult vieuls
De Violette, et dist : « He Dieus !
» Se je ne savoïe parler
» Il m’en faudroit de ci raler ;
» Mès, se Dieu plaist, je parlerai
» Et la querelle soustendrai
» De Violette encontre Rose.
» Advocas, je di et propose,
» Vostre parole bien oye,
» Violette est miens conjoye,
» Amée et désirée aussi
» Que Rose ne soit ; et veci
» La cause. Or entendés droiture.
» Quant un yver plain de froidure
» Aura mis à destruction
» Par sa longue possession,
» Arbres et fruis, foeilles et flours,
» Adonc desirent les beaus jours

» Hommes et femmes et enfans,
» Et que tost viengne le printemps
» Qu’on ot chanter les aloettes,
» Et lors troeve-on les violettes
» En vregiers, en gardins, en clos
» Et en lieus joliement clos ;
» Et là les coeillent damoiselles
» Jones fils et jones pucelles.
» Si en font beaus chapeaus jolis ;
» Et les pluisours dessus leurs lis
» Les mettent, en segnefiance
» D’esbatement et de plaisance ;
» Et quant la saison renouvelle
» De printemps, jolie et nouvelle,
» Par usage on voit moult de gens
» Qu’en beaus rainséaus vers et gens
» De grouseliers, fichent et boutent
» Les Violettes, et arroutent
» Pour mieuls véoir et oudourer.
» On ne les pot trop honourer.
» Sire advocat, au dire voir,
» Je vous prie, aies vous séoir ;
» Car un peu me reposerai.
» Mès encores exposerai,
» Voires s’il est qu’il me besongne,
» Les articles de ma besongne. »
Cascuns des advocas s’assist.
Imaginations lors mist
Journée que de revenir
Car encores les voelt oïr.

Ci s’ensieut comment li advocas de la Roze pourpose sa querelle.

Or sont venu à leur journée ;
À grant bien soit elle ajournée,
Car je orai moult volontiers
L’ordenance de leurs trettiers.
Li advocas qui estoit là
De Rose, tout premier parla,
Car de parler sot bien l’usage ;
Si dist ensi en son langage :
« Je fac ci protestation.
» Devant Imagination
» Qui est ma dame souverainne
» Et me plainc trop fort de la painne
» Dont Violette nous traveille ;
» Quant la Roze blanche et vermeille
» Voelt afoiblir de sa puissance,
» Elle a moult peu de cognoissance ;
» Aussi a son advocat voir ;
» Car otant com die blanc à noir
» A à dire, c’est chose clère,
» La Violette se diffère
» D’estre à la Rose non pareille.
» Ne sçai qui l’advocat conseille ;
» Mès pas n’est de sens pourvéus ;
» Et s’il l’est, point n’est ci véus.
» Et pour lui faire tout quoi taire,
» Aucuns exemples j’en voeil faire

» Afin que sus il se conseille.
» Tout premiers, la Roze vermeille
» Voeil-je comparer, par figure,
» Au soleil, et là le figure.
» Car le soleil qui est réons,
» Quant nestre au matin le véons
» Et esconser à la vesprée,
» Sa coulour n’est pas dyasprée
» Mès sanguine, c’est vraie chose,
» Et vermauls com vermeille Roze.
» Encor au vrai considérer,
» On doit moult la Roze honnourer.
» Vous savez que deux roisins sont
» Dont blans vins et vermaus se font,
» Par lesquels vins solennelment
» On celèbre ou saint sacrement ;
» Pour le blanc vin la blanche Roze ;
» Et le vermeil, c’est vraie chose,
» Pour la vermeille Rose prens ;
» Encore crie-on sus les rens :
» On vent bon vin à la Rozette.
» La Roze blanche et vermillette
» Ont en elles grant efficasce
» Garni de mistère et de grasce,
» Car on en fait, c’est vraïe chose
» Aigue, qu’on appelle Aigue-Roze,
» Qui est bonne pour les hétiés
» Et nécessaire aux deshétiés,
» Car les grans calours assouage.
» On en rafreschit son visage

» Et si en moulle-on bouche et mains.
» Aussi tamaintes et tamains
» Voelent bien que leur oreillier,
» Soit pour dormir sus ou veillier,
» Sente la Foze et si l’oudoure.
» Prendés garde où Roze demoure.
» J’appelle un Rosier sa maison.
» Là l’a Diex mis, tout par raison.
» Non pas enclos en une tour
» Mès d’espines poindans au tour,
» À celle fin que les chievrettes
» Qui pastourent bien Violettes
» Et broutent foeilles et jettons
» N’aïent ne Roses ne boutons. »
Atant se teut li advocas
Qui bien ot remonstré les cas
Et sagement, à la samblance
De la Roze vermeille et blance.
La cours aussi un peu cessa,
Pour un tant, que fort on pressa
À savoir se li advocas
De Violette, qui les cas
Avoit oy de Rose belle
Responderoit à la querelle.
Oil voir, vous orés comment
Il respondi moult sagement.
Mès ses responses fault escrire
Avant que je les puisse dire.

Ci s’ensieut comment li advocas de la Violette soustient sa querelle.

« Ô advocas de Violette,
» Venez avant, car on vous trette
» Articles d’opposition,
» Ce dist Imagination,
» Si vous y fault faire response,
» Voires, se le plait je n’esconse. »
Li advocas respondit, dame !
Et dist : « Je sui tous près, par m’ame
» De respondre et faire devoir
» Et de monstrer que j’ai dit voir ;
» Et tout premiers je mac en prose.
» Je ne dis mies que la Rose
» Ne soit et belle, et bonne, et sage,
» Et n’ait en li tamaint usage
» Qui sont moult à recommender ;
» Mès l’advocat voeil demander,
» Se la figure est acceptable
» Dou soleil, ne bien véritable.
» Rose est muiste, et le soleil chaus.
» Or est dont li argumens faus.
» Et non-pourquant, vaille que vaille,
» Car mon espée ossi bien taille
» De tous taillans comme la sieve,
» Fols est qui advocat esquieve
» Pour chose qu’il puist langagier,
» Quant on l’a de quoi calengier.
» Et j’ai ocquoison et calenge
» De calengier ; si le calenge.

» Il nous a figuré droit ci
» Rose au soleil ; ce je li di
» Que pis ne voeil les Violettes
» Aux estoilles ne aux planettes
» Figurer, par aucune voie,
» Non se partir je me devoie,
» Car ce seroit fais inficilles ;
» Mès je les voeil nommer les filles
» Dou firmament qui est réons
» Si com par l’apparant véons,
» Car elles ont sa couleur propre,
» Sans blanc, noir, vermeil ne sinopre ;
» Et quant dou ciel furent venues
» Avecques la vapour des nues,
» La terre la semence en but,
» Dont les Violettes conçut.
» Si les tienc en très garant chierté.
» Bleu segnefie estableté ;
» Et cilz ou celle, sans doubtance,
» Qui le porte, par ordenance
» De moi retiegne ce notable,
» Doit avoir coer ferme et estable
» Et conforté, sans nul moyen.
» Violettes sont flours de bien ;
» Au véoir et au porter belles ;
» Et quant dames ou damoiselles
» Ont riches robes ou abis,
» Soit sus leurs corps ou sus leurs lis,
» S’il oudoure la violette,
» On dira : Ceste robe est nette !

» Et l’oudourra-on volentiers.
» Les Violettes, mestres chiers,
» Ont encor vertu et mistère
» Qui conforte moult ma matère
» Et comdempne toutes vos gloses.
» Prendés Violettes et Roses
» Et pour esprouver leur mestrie
» Boutés-les en aigue-de-vie
» À savoir qu’il en avenra,
» Ne que leur oudour devenra
» Li aigue qui est vertueuse,
» De la belle Rose amoureuse
» Ostera substance et vigour,
» Et Violette en son oudour
» Demorra ; c’est chose certainne.
» Si le tienc à trop plus hautainne
» Et de trop plus noble action
» Que Rose ne soit, c’est raison.
» Encor en fait on aigue bonne
» Qui confort aux deshetiés donne ;
» Des Violiers et des racines
» Fait-on bien pluisours medecines ;
» Mès on ne poet riens d’un rozier
» Faire, que le feu en yvier ;
» Et se chievrettes ou brebis
» Broutent violiers, j’en suis fis
» Que le lait qui d’elles venra
» Grant profit aux enfans fera
» Qui en mangeront les papins. »
Donc se leva, mestre Papins,

L’advocat de la belle rose ;
Et voloit dire quelques chose ;
Mès Imagination fu
Au devant qui li a dit : « U,
» Advocas, volés tous aler ?
» Vous nous tanés de tant parler.
» Qui vodroit oïr vos parolles
» On en empliroit quatre rolles.
» Il fault que vostre plait cessons ;
» Car d’entendre ailleurs pressé sons. »
— « Dame, ce dist li advocas,
» Entendre vous fault à tous cas ;
» Pour ce est vostre cours ouverte.
» Ne soyés pas si descouverte.
» Tost vous plaindés de tanison ;
» Rendes nous sentensce et raison
» Et jugement sus nos procès. »
Imagination, à ces
Mos, a bien dit que non fera,
Ne jà n’en sentensciera.
» Et qui donc, dittes-le-nous, Dame ! »
« Volentiers, dist elle, par m’ame.
» Aillours avés court de ressort
» Pour jugier dou droit et dou tort
» Qui est dessus moi souverainne. »
— « Et où est elle ? on nous y mainne !
» On enseigne, et nous irons là. »
Imaginations parla
Et dist : « Beaus advocas jolis,
» La noble et haulte Flour-de-Lys,

» Qu’on doit bien tenir en chierté,
» N’a-elle souveraineté
» Sus la Roze et sus toutes flours ?
» Si a, et a éu tous jours,
» Et avera, et c’est bien drois ;
» Car si com le lion est roix
» Des bestes, et li aigle aussi
» Roix des oiseaux ; est, je vous di
» La Flour-de-Lys la souverainne
» Sus toutes flours, et plus hautaine.
» Siques vous irés en sa court.
» Eureus est qui y ont recourt.
» Je ne vous sçai mieulz envoyer
» Pour vo querelle plaidoyer.
» Il n’i a pas trop longe voie.
» Vous dirés que là vous envoie,
» Pour conseil et qu’on vous sequeure. »
— « Ha ! chiere dame, et où demeure
» La Flour-de-Lys ? puis qu’ensi est
» Nous irons là quant il vous plest. »
Elle respont sans détriance :
« Au noble royalme de France.
» Là trouvères en tous delis
» La noble et haulte Flour-de-Lys
» Très grandement acompagnie
» De belle et bonne compagnie,
» De hardement et de jonece
» De sens, d’onnour et de larghece,
» De qui vous serés recoeilliés
» Liement, et bien conseilliés

» De conseil gracions et bon.
» Car le Roy, Orliens et Bourbon
» Berry, Bourgongne, Eu et La Marce
» N’isteront point hors de la marce
» Pour sagement estudyer,
» Pour loyalement sentenscyer,
» Pour examiner vo querelle
» Qui lor sera plaisans et belle.
» Et quant oy ils l’averont,
» Je croi qu’il en responderont
» Si sagement et si à point
» Que d’argument n’i aura point
» Entre Rose et la Violette
» Pour qui ce plaidoyer se trette.
» Et s’il est ensi qu’il besongne,
» Par incidensce de besongne
» À la Flour-de-Lys à avoir
» Conseil saciés, et tout de voir ;
» Encore a-il les Margerites,
» Qui sont flours belles et petites,
» Dont il est très bon recouvrier,
» En tous temps, l’esté et l’ivier ;
» Et pluisours aultres nobles flours
» Dont embellie est moult sa cours,
» Qui li doient foi et conseil.
» Alés là, je le vous conseil. »
— « Dame, dist cils, c’est nos pourpos. »
Atant fu là cils procès clos.