Poésies de Frédéric Monneron/Notice littéraire

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NOTICE LITTÉRAIRE.




En offrant ce recueil aux amis de la poésie, nous sommes involontairement reportés vers le passé, et nous sentons se réveiller en nous de tristes et beaux souvenirs. Le nom de Fréderic Monneron se rattache à cette époque de prospérité pendant laquelle l’Académie de Lausanne fut une des gloires de notre Suisse romande. En rassemblant les morceaux qui remplissent ce petit volume, nous avons pensé souvent à cette vie intellectuelle, patriotique et généreuse dont notre académie jouissait alors, aux professeurs éminents qui contribuaient à la répandre par un enseignement libéral, et à ces élèves dont les talents faisaient déjà l’espérance de leur pays, mais qui nous ont été enlevés au commencement de leur carrière. Olivier, Monnard, Vinet, Monneron, Lèbre, Durand, tous ces noms s’unissent, et la plupart sont déjà gravés sur la pierre d’un tombeau. Il semble que la mort ait pris plaisir à moissonner les têtes les plus chères, et qu’il faille pleurer d’avance sur tous les jeunes hommes de talent que nous voyons grandir parmi nous.

Monneron a donné le signal de ces tristes départs. Son âme ardente a brisé sa fragile enveloppe ; il est mort à Göttingen, à 24 ans, au moment où il s’apprêtait à passer « le plus calme et le plus méditatif des blancs hivers. » C’était le 8 novembre 1837.

Le premier qui suivit fut Henri Durand. D’une nature expansive et confiante, il fut longtemps, par ses talents et sa gaîté, l’âme de cette société de Zofingen, qui a si fort contribué à entretenir parmi les étudiants suisses une vie patriotique et littéraire. Il s’abandonnait sans réserve aux charmes de l’amitié. Jouissant avec ses amis et souffrant avec eux, il chantait leurs joies et leurs douleurs communes. Comme aux bardes antiques, il lui arrivait souvent d’improviser ses vers en s’accompagnant de la harpe. Ils ne sont pas toujours irréprochables ; mais ils respirent tour-à-tour une douce mélancolie ou un enthousiasme noble et candide, qui ne lassent jamais. Élevé sous les yeux d’une mère pieuse, il garda jusqu’à la fin cette foi jeune et naïve qu’on ne retrouve guères aujourd’hui, et c’est avec raison que Vinet disait de lui, au moment où l’on venait de descendre son cercueil dans la fosse : « Il chercha le cœur de Dieu ; il aima son Sauveur, et il en fut aimé. »

Puis ce fut le tour d’Adolphe Lèbre. Ami intime de Durand et de Monneron, nous avions reporté sur lui nos espérances déçues. De fortes études, une ame fervente, une imagination très-riche, une parole émue, tous ces dons, toutes ces fleurs promettaient de beaux fruits. Déjà quelques articles signés de son nom avaient paru dans le Semeur et dans la Revue des deux Mondes, et l’avaient mis au rang des meilleurs écrivains de ces recueils distingués, quand une cruelle maladie l’emporta comme les autres.

Enfin, et pour compléter toutes ces pertes, Vinet nous fut retiré au moment où il semblait le plus mûr pour de grandes œuvres. Homme de bien, il porta dans son ame le flambeau du génie avec le flambeau de la foi. Son regard devançait l’avenir ; il l’évoquait dans sa pensée ; il le préparait par ses écrits ; mais, au milieu de ses travaux et de sa gloire, il fut toujours plus grand par son humilité que par son génie.

Avec Monneron, Lèbre et Durand, nous avons perdu l’espérance de voir cette vie littéraire dont nous avons joui quelque temps, se continuer parmi nous ; avec Vinet, nous avons perdu celui qui en était le centre et le plus ferme soutien. Aussi ce petit volume n’a pas seulement une valeur littéraire dont nous laissons juger le public ; il nous est, avant tout, précieux comme souvenir : c’est un monument d’une époque passée sans retour, mais qui fut chère à tous les amis de la patrie vaudoise. C’est sous ce point de vue que nous aimons à le considérer, et nous l’adressons d’abord à ceux qui ont connu Monneron, et aux anciens membres de la société de Zofingen. C’est donc un public restreint, un cercle intime, que nous avons en vue. Nous ne tenons pas à ce que ce recueil fasse bruit : la fleur de poésie qui s’est épanouie au pied de nos Alpes, n’a été que plus fraîche pour grandir à l’ombre.

Si nous avions un but plus ambitieux, si nous pensions, en rassemblant ces morceaux épars, donner un poète de plus à la littérature française, nous chercherions à faire connaître Fréderic Monneron, et, pour donner en quelque sorte un corps à sa pensée, nous commencerions par raconter sa vie ; mais pour des lecteurs dont un bon nombre l’ont connu, la chose aurait peu d’importance, et d’ailleurs, sa vie est avant tout dans sa pensée. Nous ne ferons donc ici que présenter quelques idées sur le talent de notre poète.

Monneron se distingue, au premier coup-d’œil, par une individualité très-forte. Les influences extérieures eurent peu de prise sur lui. Le témoignage de ses amis confirme ce fait, qui, du reste, ressort de ses poésies. On nous dit qu’il était fort sensible aux épanchements de l’amitié, et que pourtant, même dans les moments les plus intimes, il restait encore lui-même et paraissait ne se livrer qu’à demi. La société de Zofingen ne put donc agir que très-peu sur son talent ; il l’aima, il travailla pour elle, mais il s’y tint toujours à l’écart, et n’y lut qu’un petit nombre de ses vers, ayant soin de choisir ceux dont le caractère était le moins particulier. Ce n’est point à dire qu’il n’ait rien reçu du milieu où il vivait ; non, il a partagé notre condition commune, qui est de recevoir toujours beaucoup plus que nous ne donnons ; mais ce qu’il a reçu, il se l’est approprié, il se l’est acquis, en le transformant selon sa nature. L’inspiration ne lui venait pas du dehors ; sa muse habitait au plus profond de son ame.

L’influence qu’il parait avoir ressentie le plus fortement est celle de la nature. Il devait en être ainsi : au bord de notre Léman le printemps est si doux, et l’automne, qui était sa saison favorite, a tant de charme et tant de mélancolie, que la nature pouvait être pour lui une véritable amie. Il lui confiait des souvenirs et lui demandait des espérances. Puis, chaque année, au retour de l’été, il s’armait de son bâton de voyage et du sac de l’étudiant, pour aller retremper son ame aux grandes scènes des Alpes, et devant ce ciel des hautes montagnes qui, pour être le plus beau, est aussi le plus triste. Il avait compris l’harmonie qui existe entre le monde et nous, et se plaisait à écouter cette voix de la nature qui s’élève constamment vers le ciel, et qui lui semblait, ainsi qu’à l’apôtre, un soupir de la création.

Notre lac, nos montagnes ont donc une grande part dans sa poésie, et par là il appartient pleinement à notre littérature nationale, à cette littérature de la Suisse romande dont on a trop légèrement nié l’existence. De l’autre côté du Jura et même de celui-ci, on est habitué à nous considérer, au point de vue des lettres, comme une province française, une faible dépendance de la grande cité vers laquelle toute la sève reflue, « comme le sang au cœur, » et l’on nous demande de montrer notre idiôme particulier avant d’élever des prétentions à une littérature particulière. Mais un idiôme peut-il faire autre chose que de créer une unité factice ? La vraie unité, ce qui constitue une littérature à part, n’est-ce pas avant tout un esprit commun, des sentiments communs ? Sous ce rapport, Olivier, Durand, Monneron ne forment-ils pas une famille ? et n’avons-nous pas au moins une poésie à nous ?

Quoi qu’il en soit, la poésie de Monneron porte un cachet national ; elle se nourrit de notre nature et nous élève constamment vers ces Alpes, qu’il aimait et qu’il comprenait à sa façon. Le désert a eu son poète, il s’est rempli des soupirs de René. Les fantômes d’Ossian ont laissé l’empreinte de leurs pas sur les bruyères de l’Écosse. Les Alpes n’ont pas encore eu d’amant pour les chanter, et pour en faire une terre classique de la poésie. Si Monneron eût vécu, s’il fût devenu tout ce que ses talents annonçaient, il aurait rempli cette tâche, car, jusqu’ici, c’est lui qui les a le mieux comprises et le mieux rendues. En lisant ses vers, on respire les parfums de la montagne ; on se rafraîchit à l’air des hautes cimes ; on écoute le bruit de leurs torrents ; on se perd dans leurs solitudes, qui se fatiguent à chercher le ciel. C’était bien à un de leurs enfants qu’elles devaient révéler tous les secrets de leur poésie.

Rousseau a surtout admiré dans nos montagnes la richesse de la nature, la variété infinie des aspects. Monsieur de Senancour y recherchait le silence qui les enveloppe ; sur leurs sommets, qui échappent à toutes les agitations de la plaine, il lui semblait que les heures étaient plus lentes, et que l’ame, à la fois plus calme et plus forte, trouvait des émotions supérieures dans cette immobilité, cette permanence de toutes choses. C’est bien ; mais ce n’est pas tout. Quant à Chateaubriand, il n’en a rien saisi. Il parcourut la vallée de Chamouny, il y chercha le sublime, et n’y rencontra que le monstrueux. De bons esprits s’en sont étonnés. La chose me paraît cependant naturelle, et parfaitement d’accord avec la manière de sentir qui appartient à ce grand poète. Ce qu’il aimait, c’était la mélancolie, le mystère des grandes forêts, les horizons vaporeux qui semblent cacher des retraites où l’imagination s’élance. Ce n’est pas là le caractère des Alpes. Le calme qui repose sur les pentes de leurs vallons est plus riant ; la tristesse de leurs vastes sommités est plus jeune, plus forte, plus poignante. Celui qui rêve pour tromper son ennui ne saurait les aimer, car elles sont l’image du génie, qui se tourmente à combler l’espace entre la terre et le ciel, sans se lasser de ses efforts impuissants. C’est ainsi que Monneron les comprend, et il se montre en cela plus grand poète que Rousseau, plus jeune que Chateaubriand, plus complet qu’Obermann. Il nous décrit tour-à-tour les gazons de la vallée, que la joyeuse ronde des sylphes incline sous ses pas, et les cimes désertes qui s’entassent les unes sur les autres, et montent sans cesse

« Aux bords toujours plus froids d’un ciel toujours plus pur. »


Tout ceci est admirablement peint dans le poème des Alpes. Monneron, car c’est bien son histoire qu’il y raconte, s’exile de la plaine et va chercher sur la montagne la force, l’espérance et la foi ; mais il n’y trouve que des hauteurs glacées. Le poème se termine par ce cri d’une âme déçue :

« La poésie a son vertige,
Elle n’est pas le pur amour. »

Par ce côté déjà, la poésie de Monneron est très-originale ; mais il est temps de le pénétrer plus à fond.

Monneron est avant tout poète lyrique. La corde épique ne lui est cependant pas totalement étrangère ; mais il n’a essayé de la faire vibrer que dans ses premiers morceaux. Dès que ses hautes facultés se furent éveillées, il voulut tout saisir, tout embrasser, et il ne produisit qu’un amas indigeste. C’est l’histoire de l’enfance de tous les hommes et de tous les peuples. Quelques portions de Davel et le fragment intitulé le Banquet sont tout ce que nous avons admis dans ce volume de ces premiers essais. On verra par ce morceau du Banquet que, si le poète ne se possède pas encore lui-même, il a déjà cependant de hautes inspirations. C’est Hercule qui veut porter le ciel ; mais il est trop jeune pour un si noble fardeau.

C’est donc comme lyrique que Monneron se présente à nous. De plus, il est de ceux qu’il faut ranger dans la classe des musiciens. Il y a en effet deux espèces de poètes lyriques : les uns, et c’est le cas de Béranger, sont armés d’un crayon plutôt que d’une lyre. Le trait leur suffit, et cependant il y a dans leurs tableaux premier et second plan ; une scène se passe sous nos yeux, tandis que le lointain est habilement ménagé. Ils appuient sur le dessin, et sont très-sobres de couleurs. D’autres, et c’est le cas de Lamartine, peuvent nous dire :

« Je chantais mes amis comme l’homme respire. »


Avec les moyens de la poésie, ils recherchent les effets de la musique ; ils se saisissent de l’imagination du lecteur, et la bercent dans les espaces infinis. Leur élément c’est le vague, l’illimité, et, s’ils sont obligés de saisir le pinceau, ils répandent à profusion la couleur, et négligent volontiers le dessin.

Ces deux extrêmes ne sont pas sans péril, surtout le second ; mais entre deux il y a une foule d’intermédiaires où ces éléments opposés se combinent de mille façons. La perfection serait d’occuper le milieu, et de les posséder l’un et l’autre ; en sorte que Pascal aurait eu raison, en littérature comme en morale, quand il a dit : « On ne montre pas sa grandeur par être en une extrémité, mais en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux. » Malheureusement l’homme est faible ; il penche toujours d’un côté ou de l’autre. Peut-être est-ce à un poète véritablement chrétien qu’il doit appartenir de réaliser cet idéal. N’est-ce pas le christianisme seul, en effet, qui a pu le faire en morale ?

En tout cas, Monneron penche aussi, et c’est du côté de Lamartine :

« Quand sur les champs du soir la brume étend ses voiles,
Lorsque, pour mieux rêver, la nuit, au vol errant,
Sur le pâle horizon détache en soupirant
Une ceinture d’or de sa robe d’étoiles ;


» Lorsque le crépuscule entr’ouvre aux bords lointains
Du musical éther les portes nuageuses,
Alors, avec les vents, les âmes voyageuses
Vont chercher d’autres cieux dans leurs vols incertains. »

Voilà le type de sa manière. L’infini semble s’ouvrir devant nous.

Toutefois l’élément opposé ne lui est pas totalement étranger, et lui-même nous montre dans une lettre combien il sentait la nécessité de soigner davantage le dessin :

« Je commence, dit-il, à être au clair sur ce que doit être la description en poésie ; j’ai pris de l’effroi pour les minuties du coloris et en général pour la description moderne, où l’on devine toujours plus les ambitions du peintre que les intentions du poète. Je ne voudrais presque que du blanc et du noir, et un dessin sobre, large, antique, où la mémoire et l’imagination du lecteur fussent toujours bien à l’aise. »

Cette lettre appartient aux derniers temps de sa vie, et il est facile de voir qu’il n’a pas eu dès l’abord cet idéal devant les yeux. Cependant il lui arrive parfois de tracer une ligne rapide dont le contour est infiniment pittoresque, et qui, d’un seul

trait, donne à l’objet qu’il veut peindre sa forme et sa couleur. Sous ce rapport le morceau intitulé les Préludes est très-remarquable. Nous ne citerons que ces vers :


« Que j’entende, accoudé sur les ais d’un vieux pont,
Tonner dans les sapins le flot tiède et profond,
Lorsqu’un ciel floconneux, aux bizarres images,
Teint l’écume des eaux du bronze des nuages ;
Que je suive, à grands pas, du maigre chevrier
La caravane blanche aux buissons du sentier,
Quand l’aube, sur les rocs, monte pâle et timide,
Et du lointain clocher blanchit la pyramide,
À l’heure où, solitaire, un cheval montagnard
Broute sa touffe d’herbe au-dessus du brouillard,
Et fait crier ses fers sur la roche esquilleuse…
À toute heure, en tout lieu, etc.… »

La manière dont tous ces traits sont liés n’est peut-être pas parfaite ; mais chacun, pris à part, n’est-il pas d’un pittoresque et d’une vérité admirables ? N’est-ce pas la nature prise sur le fait ?

Mais en général la description de Monneron ressemble davantage aux deux couplets que nous avons cités plus haut, ou bien encore à ceux-ci :

« Je me compris peut-être en cet instant si pur
Où la terre est brouillard, où le ciel est d’azur ;
Peut-être dans ces nuits de tristesse et de rêve,
Où la lune et les flots, endormis sur la grève,
Font soupirer leur ange aux paupières d’argent,
J’aurai compris mon être immortel et changeant.
Quand la brise d’automne hérisse le feuillage
Du bois, contre lequel s’appuie un blanc village,

Peut-être aurai-je vu, sur mon humble Jura,
L’étoile qui m’aimait, le ciel qui m’inspira…
Et cette lyre d’or et ces cordes de flamme
Que faisaient soupirer les ailes de mon ame,
Avant le jour où Dieu, de ses doigts tout-puissants,
L’enfermait dans la poudre et l’enchaînait aux sens. »

Ce dernier fragment a l’avantage de montrer en quelque sorte réunies la description et la pensée, et surtout de laisser entrevoir un côté faible et maladif, qui perce volontiers et qui finirait par lasser. Il semble parfois, qu’à force de s’élever vers l’azur, la pensée de Monneron devienne flasque et vaporeuse, comme l’atmosphère qui l’entoure. Elle n’a plus de corps, ce n’est qu’une ombre subtile, dont le regard ne distingue pas sans peine les contours. Cette faiblesse, on le conçoit aisément, se retrouve dans le style. Pour vivre et prospérer, la plante a besoin d’enfoncer ses racines dans la terre ; si vous ne la nourrissez que de l’air du ciel, elle ne tardera pas à dépérir. Il en est de même de la poésie.

Toutefois, chez Monneron l’élan lyrique est souvent admirable. La pensée se moule dans la strophe et coule avec plénitude, comme un fleuve puissant, majestueux et profond, qui, sans déborder, ne laisse à découvert aucune partie de son lit. La pensée et la forme se fondent dans une harmonie parfaite ; il y a force et mesure, souplesse et grandeur. Qu’on lise dans le Poème des Alpes la plainte du Poète et les quatre premiers couplets du chant des Sylphes, dans le même morceau. Quelquefois aussi la pensée se grave dans un vers qui deviendrait proverbial, si la morale des proverbes pouvait dépasser une certaine hauteur moyenne, qui convient parfaitement au vulgaire des hommes.

En voici quelques exemples :

« La vie est un exil, et la mort le retour…
Les pleurs sont du passé : regretter, c’est mourir…
Les saints amours sont fils de nos douleurs, etc. »

Les quelques idées que nous venons d’émettre et le rapprochement des citations, suffisent pour montrer que le poète dont il s’agit n’a pas dit son dernier mot. Si on veut le juger, nous demandons qu’on le fasse en partant de ce point de vue. Mort à 24 ans, Monneron n’a pas eu le temps d’arriver à une complète conscience de lui-même ; combien moins d’achever son œuvre ! C’est à peine si nous pouvons nous faire une idée exacte du style dans lequel ce grand maître aurait finalement travaillé. Il progressait chaque jour, et, si nous voyons clairement les pas qu’il a faits, nous ne pouvons que supposer ceux qu’il aurait faits sans doute.

Du reste, à le prendre simplement tel que ses poésies nous le font connaître, il déploie un riche talent. Il y a dans sa poésie et jusque dans les détails de son style une originalité profonde, qu’on ne peut guère comprendre que par sa physionomie morale. Les mots même qu’il affectionne sont remarquables. Il semble écouter dans le fond de son ame comme une musique intime, qu’il s’efforce de répandre sur la lyre et qu’il nomme lui-même :

« L’idéale musique en nos cœurs répandue. »

Mais parfois la lyre est trop matérielle pour ces accents célestes, et l’on sent que la corde est rebelle ; parfois aussi il en tire des notes dont il eut seul le secret.

Nous ne saurions mieux caractériser sa manière qu’en disant qu’elle a quelque chose d’éthéré. Riche de couleurs, il les répand à pleines mains ; mais ce qu’il a surtout sur sa palette, ce sont les teintes azurées, transparentes et mélancoliques. Il en résulte souvent quelque chose d’incohérent, de lâche, de maladif, comme nous disions tout à l’heure ; mais alors même on ne peut guère essayer de faire disparaître un défaut sans enlever avec lui de réelles beautés.

Son vers est ordinairement plein, la rime riche et facile : on sent la force de l’inspiration. Profond dans la pensée, il rencontre sans peine des formes heureuses et nouvelles ; il a en horreur la poésie factice, et, pour l’éviter, il serre de près la nature ; cela est surtout remarquable dans ce qui touche à l’idylle. Il possède à un haut degré ce genre d’observation, ou plutôt cette seconde vue, qui appartient au poète et qui est nécessaire pour rendre un objet dans toute sa vérité. Malgré cela, ou, pour mieux dire, à cause de cela, il ne se laisse pas asservir. Sa veine est puissante, son génie est créateur. Même lorsqu’il s’égare, il a droit au respect, parce qu’il ne fait jamais de la poésie pour la forme ; ce n’est jamais la lettre, c’est l’esprit qui est sur le trône. Il a mis son art au service de son ame. Sa période est abondante et bien distribuée ; quelquefois cependant elle se fourvoie en chemin et n’arrive que d’un pied boiteux. Il en est de même de sa conception : elle réclame l’unité, elle n’y atteint pas toujours. Mais ce point demande une attention particulière.

Une profonde unité de conception avec un organisme parfait, voilà ce qu’exige l’idéal suprême de toute œuvre poétique sérieuse. Il faut que, l’idée fondamentale étant donnée, tout en découle, comme par une nécessité logique. Il faut que la vie, partant du cœur, aille nourrir tous les membres, qu’il n’y ait point de chairs mortes, que tout ait sa raison d’être, son but, sa fonction en rapport direct avec l’idée centrale.

Jadis, quand la poésie était un sacerdoce, quand il y avait dans la vie des peuples un centre, une foi réelle, il semble que le barde ait eu son unité poétique en quelque sorte sous la main, et qu’elle ait passé sans peine de la réalité dans le poème ; maintenant, il n’en est plus ainsi : le flot de la vie se disperse dans mille courants que rien ne rattache. Si l’on est poète, c’est en dépit de toute la société qui nous entoure, et l’on peut dire comme Monneron :

« Dans ma chère patrie on ne sert pas mes dieux ! »

Le poète n’a donc de secours pour atteindre à cet organisme, pour réaliser cet idéal, que dans l’énergie de sa foi poétique, et surtout dans la force de sa conception ; mais cette conception n’est puissante que si elle a passé de l’état d’instinct, de germe, de besoin, à celui d’une création vivante et bien ordonnée, dont le poète a le secret et la parfaite conscience. Pour cela il faut un travail d’analyse aussi difficile que nécessaire, en sorte que maintenant on pourrait, sans paradoxe, recommander l’analyse au poète et peut-être au philosophe, l’intuition.

Si l’on juge notre poésie romantique en partant de ce point de vue, elle fond presque en entier dans les mains, et à travers sa richesse apparente on découvre une pauvreté réelle. Elle est riche de beaux vers, d’images hardies, d’expressions pittoresques, de pensées ingénieuses et profondes ; mais il est rare de trouver des œuvres accomplies. On a peur de la perfection ; nos poètes ont l’air de mettre plus de prix à une perle fine, si elle est souillée d’une couche de terre. Ils n’ont pas pour la poésie tout le respect qui lui est dû, et l’on peut dire que parfois ce n’est qu’une monnaie courante dont ils sont prodigues. Aussi y a-t-il peu de chefs-d’œuvre, même dans leurs recueils les plus distingués.

Si donc sur le petit nombre de morceaux qui composent ce volume, il en est un ou deux qui approchent de cette perfection trop rare, nous pouvons être fiers à juste titre. Or, il y en a deux, ce nous semble. Le premier, c’est la plainte intitulée : À Vous ; le second, c’est la ballade des Deux Buveurs. Peut-être l’Alouette, telle que nous l’avons donnée dans sa première forme, pourrait-elle faire le troisième.

La ballade des Deux Buveurs est, à notre connaissance, la première qui ait réussi à faire passer le fantastique dans notre poésie, sans que ce soit un fantastique à froid, comme dans les essais de Victor Hugo. La véritable ballade française est dans les poèmes d’Alfred de Vigny, où elle s’inspire du passé, recherchant ses grandes ombres et s’attachant à des noms tels que celui de Roncevaux. Mais, malgré tous les caprices de la tradition, ce n’est pas encore du fantastique, c’est de la légende. La ballade, telle qu’elle a été comprise en Allemagne, par Bürger, par exemple, est un domaine tout nouveau pour nous. Sous ce rapport, le poème des Deux Buveurs a une véritable importance. Il était naturel que ce genre étranger, quoique si riche et si profondément poétique, prît naissance sur un sol qui touche à l’Allemagne, et où son influence se combine heureusement avec l’influence française.

Sous le rapport de l’unité vivante, de l’organisme complet, ce morceau paraîtra bien remarquable, si l’on songe que nous en possédons seulement un premier jet écrit au courant de la plume. Il a des taches, mais ce sont des ombres qui se jouent à la superficie ; regardez un peu plus profond, et vous verrez un courant très-limpide. Le poète a été cette fois parfaitement au clair avec lui-même ; le dessin est ferme, et toutes les lignes concourent à former un ensemble. Au commencement la main a tremblé ; mais elle ne tarde pas à se raffermir ; et ce poème serait un véritable chef-d’œuvre, s’il avait été seulement revu.

Quant à la poésie intitulée : À Vous, elle est accomplie de fond et de forme. Le caractère musical dont nous avons parlé s’y trouve de la façon la plus pleine, la plus parfaite, la plus dégagée d’éléments étrangers. On dirait un soupir arraché par le vent du soir à une harpe éolienne, un de ces soupirs pareils à ceux dont parle Musset,

« Profonds comme le ciel et purs comme les flots. »

Considéré à ce point de vue, le Poème des Alpes qui, par sa longueur du moins, est le morceau le plus important, n’est pas tout-à-fait irréprochable. Outre la touche maladive, qui apparaît plus d’une fois dans la pensée et dans la forme, il y a dans la conception elle-même un point laissé obscur, qui pourrait bien constituer un vice radical. Ce poème est une allégorie. Or, une allégorie n’est qu’une image, mais cette image doit être claire et fidèle. Cette condition n’est pas remplie dans le Poème des Alpes. Nous comprenons fort bien ce que représente le poète ; mais les sylphes ? et le chasseur ? Les sylphes sont-ils autre chose qu’une personnification de la nature dans ce qu’elle a de plus enjoué ? Dans ce cas, qu’ont-ils à faire du poète et que se mêlent-ils de morale ? Ou bien, s’ils sont quelque chose de plus, s’il leur appartient réellement de nous dire :

« Ah ! dans les jours de la souffrance
Vivons d’amour et de silence,
Ne publions pas notre deuil, »


pourquoi nous sont-ils présentés comme de « jeunes fous, » de charmants écervelés qui s’amusent sur les abîmes, plus légers que le chamois ? Ainsi, des deux termes de l’allégorie, l’un n’est pas clair : l’analyse n’a pas été poussée assez loin.

On voit que nous ne cherchons pas à faire le panégyrique de notre poète ; il n’en a pas besoin, et nous ne croyons pas devoir cacher ses défauts pour montrer sa grandeur. Ce que nous désirons, au contraire, c’est de faire bien comprendre qu’on aurait tort, en voulant juger Monneron comme un poète accompli, dont toutes les fautes sont imputables. Il est jeune, il ne se possède pas pleinement, et, si la plupart de ses morceaux sont des ébauches, ce sont au moins des ébauches admirables.


Dans le domaine moral, Monneron n’est pas moins intéressant à étudier. Quelques idées fort simples, ou plutôt quelques sentiments sur les rapports entre ce qui passe et ce qui est éternel, ont dominé toute sa poésie. Pour le connaître, il faut les avoir compris.

Le monde qui nous entoure, la vie que nous sommes forcés de subir, ne sont pour lui ni le véritable monde, ni la véritable vie. Il y a tant de désaccord dans l’un, tant de souffrances dans l’autre, qu’ils ne peuvent suffire à une ame de poète, avide comme la sienne. Aussi la plus ferme de ses croyances le reporte sans cesse vers un monde supérieur, seul éternel, seul vrai, qui devient l’objet de tous ses désirs. Cette vie a trop de douleurs pour être la vie réelle ; ce monde, trop de ténèbres pour que l’ame, fille de la lumière, puisse y trouver sa patrie. Où donc est l’harmonie ? Si elle n’est pas ici-bas, elle doit être ailleurs, car elle est quelque part. Cette conviction est au fond de toute poésie ; si le poète l’oubliait, il s’abjurerait lui-même, et, comme le dit Monneron dans une lettre : « la poésie ne s’abjure pas. »

Cette vie suprême, il la ressaisit à la fois par le souvenir et par l’espérance. Par le souvenir ! cette idée n’est peut-être accessible qu’aux ames habituées à lire dans leurs plus intimes profondeurs, et pour lesquelles une sorte de recueillement mystique n’est pas totalement étranger ; mais elle n’en est pas moins nécessaire pour comprendre Monneron. Ce n’est pas une spéculation de son intelligence, c’est un sentiment dont il est plein, une partie de son être et de sa vie. Cet accord qu’il recherche sans cesse, il l’a rencontré quelque part ; cette patrie dont l’image le remplit, il en a été citoyen, et, s’il est exilé, ce n’est que pour un temps et depuis un temps. Ce qui l’atteste, c’est une souvenance vague peut-être, mais ineffaçable. Aussi ne sépare-t-il point le souvenir de l’espoir. Il nous le dit lui-même :

« Le plus vieux souvenir, la plus jeune espérance
Sont deux frères jumeaux, aux pas silencieux,
Qui se mirent dans l’âme en marchant dans les cieux. »

De fait, cette donnée me paraît aussi rationnelle que profonde. N’est-elle pas plus belle, plus poétique, plus chrétienne que la fameuse doctrine des idées innées ? Ce besoin du ciel est-il un soupir, un regret de l’ame, ou bien nous a-t-il été imposé par le Créateur comme les membres de notre corps ? La conscience est-elle un souvenir, un remords, ou bien un organe dont on nous ait doués ? Si c’est un organe, que ferons-nous du péché, ce frère aîné de la conscience ? Serait-ce peut-être un organe aussi ?

Mais il n’importe. Ces idées, nous le répétons, ne sont pas pour notre poète le résultat d’une spéculation philosophique. S’il a philosophé, et il l’a fait souvent, (il s’en ressent parfois), c’est dans leur propre intérêt, c’est en les posant comme point de départ. Qu’on nous pardonne si nous insistons sur ce fait ; il est nécessaire pour donner à Monneron sa vraie figure. Nous en avons la preuve dans tous ses vers et dans le témoignage de ses amis : « Ce monde premier et dernier, nous dit M. Olivier, notre ami n’y croyait pas seulement, il le cherchait. Il le poursuivait et il en était poursuivi. Ses plus intimes efforts tendaient à le ressaisir par la pensée et à l’exprimer dans ses vers… Il semblait habiter un double monde, celui-ci et un autre, celui de tous et le sien.[1] » Aussi c’est bien comme dans un lieu d’exil que Monneron a vécu sur la terre. Il la considérait comme un désaccord passager au milieu de l’harmonie éternelle.

L’harmonie ! nous saisissons le mot au passage : c’est le nom propre de cette vie supérieure à laquelle croyait Monneron ; c’est l’idée centrale de son œuvre. Peut-être aussi est-ce le mot suprême de toute poésie ?

Ce monde n’a de réalité propre, de vérité que par les liens qui le rattachent au monde supérieur. C’est un monde sans attraits, où, selon son expression,

« L’avenir n’est qu’espoir, le passé que regrets ! »


C’est là-haut seulement que l’ame, rendue à elle-même, jettera sa note d’amour dans l’hymne universel. L’ame, ce n’est pour lui

« Qu’une idée échappée à la ronde immortelle. »


Mais elle doit la rejoindre ; elle doit être renouée à cette chaîne céleste, et l’heure viendra où n’y aura plus rien qui « détonne » dans l’harmonie. Alors,

« Sur la Sion des cieux, le Temps, lugubre oiseau,
S’abattra pour toujours, et dans ce jour nouveau
Les voyageurs lassés que cette terre ennuie
Iront se reposer au seuil d’une autre vie. »


Voilà le but où il aspire avec toutes choses, avec la nature aussi, dont la voix, semblable à la sienne, n’est qu’un chant de regrets, et dont il a pu dire avec raison :

« Ma pensée est l’écho de sa longue souffrance,
Le deuil profond de sa beauté. »


Mais dans ses efforts il rencontre un obstacle, la tentation, Protée à mille formes, qui se trouve sur le chemin de chacun, et qui se présente à lui sous le manteau de la poésie. Il consacre à cette idée quelques-uns de ses morceaux les plus importants, entr’autres l’Alouette et le Poème des Alpes. Il est une seule chose qui ne conduise pas à un abîme de déceptions, c’est l’amour. La poésie elle-même a son vertige, et quand il en a goûté les charmes, il sent que son rêve retombe sur lui et il s’écrie :

« C’est que les cités éternelles
Aux ames fières et rebelles
Loin du monde ne s’ouvrent pas ! »

Voilà ce que nous pourrions appeler la théologie de notre poète. Elle n’est pas liée avec une rigueur dogmatique ; mais il y a une unité réelle et vivante. Cependant on se demandera encore si l’harmonie supérieure, si le ciel qu’il recherche est bien le ciel des chrétiens, ce ciel où tout s’individualise, où tout prend un nom, une forme, des couleurs ; où, quoiqu’elles s’unissent dans l’amour, il y a, selon l’expression de Jésus, des demeures pour les ames ? Ou bien, serait-ce peut-être cet espace illimité, cet ordre sans vie, ce vague néant, ce ciel décoloré du panthéisme ? Quelques vers répandus çà et là nous conduiraient plutôt à cette dernière idée, et en ceci l’on peut dire que Monneron a subi l’influence de son siècle. Siècle étrange ! il est positif, matériel plus que nul autre ne le fut jamais, et sa poésie est vaporeuse comme l’horizon brumeux de la mer. Il en est de lui comme il en fut jadis des bardes de l’Écosse. « La religion s’est retirée, mais elle a laissé un vide immense, et il s’est rempli de fantômes. » Ces fantômes, plus rationnels peut-être, ne sont ni plus beaux ni plus consolants que ceux d’Ossian.

Mais, si l’on examine la chose plus à fond, on arrivera à une tout autre idée. Une vie intellectuelle un peu mystique, un sentiment profond de la nature, ces angoisses, ces doutes auxquels une ame sérieuse ne saurait échapper, ont inspiré à Monneron quelques vers empreints de cette poésie incertaine, quelques accents où, dans sa tristesse, il semble invoquer le néant. Ainsi, après avoir montré l’Alouette victime de son vol téméraire, il nous invite à la suivre ; car, dit-il,

« Les cieux ont au moins des tombeaux
Pour qui s’envole avec audace. »


Ailleurs, il veut retourner à ces montagnes d’où le ciel s’ouvre mieux et où l’abîme voilé

« Montre à défaut d’espoir son vague et bleu néant. »


Mais ce sont là des cris passagers, et ce même morceau de l’Alouette se termine d’après une autre leçon d’une manière bien différente :

« Oh ! n’embrassons pas tant d’espace,
Jeunes esprits, joyeux oiseaux,
Car les cieux même ont des tombeaux
Pour qui nourrit trop son audace ! »


D’ailleurs, l’esprit général de sa poésie proteste contre une interprétation semblable. Le ciel dont parle la Foi d’Enfance n’est-il pas le ciel chrétien ? et l’idée du Poème des Alpes, son œuvre capitale, n’est-elle pas précisément que la poésie n’est pas encore ce pur amour qui seul ne conduit pas à un abîme ?

Il résulte de tout ceci que les sentiments de Monneron le portent bien réellement

« Vers le pauvre fils de Marie,
Vers l’époux de la terre en deuil,
Qui pose la lampe de vie
Dans le mystère du cercueil. »

Il possède donc la vérité ; mais alors d’où vient ce caractère maladif qui est si fort empreint sur son œuvre ? Pourquoi la certitude du retour ne lui a-t-elle pas rendu moins amer le pain de l’exil ? Pourquoi la joie ne remplit-elle pas son ame de force et de santé ? Pourquoi ? c’est que nous retrouvons en lui ce développement exagéré des facultés intellectuelles avec cette faiblesse de la volonté qui est le mal le plus profond, le plus affligeant de notre époque, et qui a déjà frappé d’impuissance tant d’ames élevées. Jetez un coup-d’œil sur la littérature, sur la poésie actuelles ; étudiez en même temps l’état moral des hommes qui sont encore sérieux. Où trouverez-vous des chefs-d’œuvre ? Qu’est devenue la foi qui les produisait jadis ? Et la conviction religieuse, où sont ses monuments ? Où est la jeunesse, la vigueur qu’elle donne à l’âme ? Hélas ! en littérature la critique seule est debout : elle prend ses aises pour mesurer des ruines ! Et dans le domaine spirituel c’est la raison, cette lumière sans vie, qui comprend tout, qui juge de tout, et n’aboutit à rien. Une vie basée sur un principe de foi est devenue un phénomène ; l’espérance, une vertu. Partout l’intelligence est reine, et la volonté paralysée ne retrouve des forces que dans le monde matériel.

Monneron, on le sent, a vécu dans cet air vicié. Poète, il aspire à la cité céleste ; mais il n’a que le génie qui dévore et le désir qui consume ; il n’a pas la force qui fait attendre. Les yeux levés vers le ciel, il y contemple son étoile, et les timides rayons qui en descendent vers la terre ne pouvant rassasier son ame, il pleure comme s’il l’eût perdue. Il oublie que cette terre est un champ de bataille où il n’y a place que pour des soldats. Que dis-je ? il l’oublie ! Il le sait ; mais il est trop faible pour se mettre au nombre des combattants ; il se tient à l’écart, versant en silence ces pleurs éternels, ces lacrimæ rerum dont parle Virgile, et que le christianisme a fait jaillir de tant de paupières ; puis il meurt, dévoré de ce mal du pays qui n’atteint que les grandes ames, et qui révèle chez celui qui y succombe autant de faiblesse que de noble ardeur.

Hélas ! faut-il le dire ? Cette mort elle-même achève sa gloire ; elle donne à sa figure toute sa poétique et douloureuse expression. Il l’avait prédite ; elle vint couronner ses élans, exaucer sa prière. Il est lui-même ce poète dont il parle, et que le Christ, en prononçant ces paroles, envoie chercher par ses anges :

« Il est vers mon beau ciel d’étroites avenues,
Des sentiers détournés, des routes inconnues
Qu’explorent vers le soir de rares exilés.
Ils chantent leurs destins, qui leur restent voilés.
Leur astre est une larme, et leur foi la souffrance. »


Voilà son histoire. Martyr de la poésie, la souffrance est bien sa foi ; son étoile est bien une larme. On dirait la victime d’une longue expiation… Mais est-il vrai que la charité divine puisse accorder un si triste privilége ? est-il vrai que pour de rares exilés elle ait tracé dans le désert des sentiers à part, plus rudes que les autres ? Ô mon Dieu ! si c’est encore un des mystères de ton éternelle sagesse, nous nous courbons devant toi, certains que tu ne rejettes pas les pleurs de ces apôtres de la souffrance, et que tu juges leurs œuvres suivant ce que tu leur as donné.

Eug. Rambert, stud. théol.


Nous devons encore ajouter ici quelques mots, qui ne pouvaient guère trouver place dans les pages précédentes.

Le projet de recueillir les poésies de Monneron date de loin. Monsieur le professeur Olivier en avait eu précédemment l’idée, et il y travaillait, lorsque des obstacles imprévus vinrent l’arrêter. Après un intervalle de plusieurs années, la Société de Zofingen a repris cette idée, et elle a chargé une commission, de trois de ses membres, de rassembler les morceaux épars de notre poète et de préparer, en même temps, une 3me édition plus complète des poésies de Durand. Cette commission se mit immédiatement à l’œuvre, et nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos amis le premier fruit de son travail. Le volume de Durand, dont un de nos collègues s’est plus spécialement chargé, ne tardera pas à paraître.

Pour Monneron, la première difficulté que nous avons rencontrée a été de rassembler une collection complète de ses poésies, et nous devons ici remercier les personnes qui nous ont aidé, et tout d’abord M. Henri Monneron, frère du poète, qui n’a rien négligé pour cela, et M. Juste Olivier, notre ancien professeur, dont la complaisance ne s’est pas démentie un instant. Il nous a soutenus par l’intérêt qu’il portait à notre travail et par ses utiles conseils. Nous lui devons en outre plusieurs morceaux dont il était seul possesseur.

Un manuscrit du Poème des Alpes, qui était entre les mains de Mr  Biaudet, les nombreux papiers que nous a remis Mme  G… M…, quelques autographes appartenant à Mr  Charles Secretan, et les directions précieuses de Mr  Monneron, pasteur à Lausanne, nous ont de même utilement servi.

Nous remercions toutes ces personnes au nom de la Société de Zofingen. Elles nous ont aidé pour une œuvre qui est vraiment patriotique, puisqu’elle donne à notre modeste littérature de la Suisse romande un vrai poète de plus.

Nous terminons en indiquant la marche que nous avons suivie dans ce travail.

Ce recueil est un choix. Il y a nécessairement dans les œuvres d’un poète mort si jeune et qui n’a jamais travaillé que pour lui, bien des morceaux que l’on ne saurait publier sans lui faire tort. Sans doute, ce volume est essentiellement destiné à ses amis ; mais il tombera aussi dans d’autres mains et nous devions en tenir compte. Nous avons donc renoncé, dès l’abord, à l’idée de rassembler les poésies complètes de Monneron.

Nous avons retranché : 1° les poésies de sa première jeunesse, qui sont naturellement très-faibles. Le poète ne commence à se révéler que dans le morceau de Davel, dont nous avons conservé de longs fragments, et dans une composition assez singulière, intitulée la Veille du dernier jour du monde, dont nous avons transcrit tel quel un chant tout entier, le Banquet. 2° Les poésies appartenant à une époque postérieure, mais trop inachevées pour voir le jour. 3° Un grand poème intitulé la Tentation de St-Antoine, auquel il travaillait avec ardeur lorsque la mort le surprit. Il nous en reste des fragments assez considérables, écrits sur des feuilles éparses d’une manière à peu près illisible. Nous en aurions sûrement publié quelque chose, si nous avions trouvé un seul de ces fragments qui fît un tout et qui pût être réellement compris, détaché de ce qui l’entoure.

Enfin, dans les morceaux que nous avons admis, nous avons fait quelques coupures, mais avec beaucoup de circonspection. La plupart sont marquées.

Les personnes qui possèdent des manuscrits de Monneron ne s’étonneront point, si elles constatent par hasard quelques différences entre le texte de ce volume et celui de leurs autographes. Nous avons eu sous la main plusieurs copies et plusieurs manuscrits pour tous les morceaux, et, en général, ils diffèrent beaucoup les uns des autres. Nous avons, autant que possible, recherché la forme dernière ; mais, on doit le comprendre, ce travail était très-difficile et très-délicat. Il y aurait eu bon nombre de belles variantes à conserver ; mais il eût été malaisé de s’arrêter une fois engagé dans cette voie, et d’ailleurs nous avons toujours reculé devant l’idée de charger de notes un volume de poésies.



  1. Nous empruntons cette citation à un travail inédit de M. Olivier sur Frédéric Monneron. Ce morceau remarquable nous a été très-utile ; et nous regrettons infiniment que des raisons majeures ne nous aient pas permis de le publier en tête de ce volume.