Poésies de Frédéric Monneron/La même (II)

Poésies de Frédéric MonneronGeorges Bridel (p. 128-134).

XVIII

LA MÊME,

sous une autre forme.


I

Fille du crépuscule ! Ombre à demi voilée
Cache-moi sous les plis de ta robe étoilée.
Par ta mélancolie et ton rêve amoureux,
Tu sauras consoler le barde malheureux,
À l’heure où l’astre d’or s’attiédit et décline,
Derrière les sapins de la noire colline,
Délaissant par degrés, dans un doux clair-obscur,
Mon vieux lac qui soupire et sa rive d’azur.

Là, souvent exilé des scènes de notre âge,
Je foulais en pleurant les graviers du rivage,
Avec la voix du siècle appelant l’avenir,
Et le rêvant toujours sans jamais l’obtenir.

Sublime poésie ! ô parole profonde !
Hymne qu’on doit à Dieu, qu’on prostitue au monde !
J’écoutais attentif les accords désappris
Que me disaient nos cieux et nos gazons fleuris.
J’y cherchais des débris de divines pensées,
Ces images de Dieu sur la terre effacées,
Pâles rayons d’amour, rayons consolateurs,
Qui n’arrivent à nous qu’en traversant nos pleurs.

« Oh ! disais-je aux sapins, aux plus pâles nuages,
» L’amour reviendra-t-il habiter nos rivages ?
» Dans l’hymne universel qu’il faut chanter un jour
» Jetterons-nous aussi notre note d’amour ? »
— « Non, » répondait mon cœur ; et secouant la tête
Je disais : « L’avenir n’a plus de jours de fête.
» Liberté sans amour ! triste orgueil du savoir !
» Froides religions au temporel espoir,
» Sur le monde actuel jetant de grandes ombres !
» Et je reste étouffé sous ces pâles décombres !
» Mais tu m’en retiras pour m’appeler à toi,
» Ô Dieu ! car tu m’appris qu’il me fallait la foi. »


II

Des rêves d’avenir que mon ame oppressée
N’aille plus désormais fatiguer sa pensée !

La fraîcheur de l’enfance et ses instincts naïfs
Viendront seuls embellir mes rêves fugitifs.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
N’avez-vous pas, mon ame, au seuil de mon matin,
Dans les parfums du ciel, aux fraîcheurs de l’Éden,
Rêvé parmi les chœurs des ames innocentes,
Qui des secrets d’en haut seules sont confidentes ?
Oui ! les jeunes enfants, archanges inconnus,
D’un rivage sans nom sont les nouveaux venus.
La fleur de la montagne, et les chaudes nuances
Des automnes, pour eux, ne sont que souvenances.
Qu’il essaie un sommeil, ou qu’il aille rêvant,
Tout parle poésie au cœur du jeune enfant,
Et la nature à lui secrètement unie
Lui parle d’autres cieux et d’une autre harmonie !
Il voit les clochers d’or, les portes de Sion,
Des anges et des saints la blanche légion ;
Puis il tend ses deux bras, regrettant tous ces charmes,
Et son œil enfantin laisse tomber des larmes.
Oh ! si fraîche rosée ! oh ! pleurs du séraphin !
Vous ne reviendrez plus rafraîchir notre sein !


III

Souvenirs du passé ! silencieuses ombres,
Qui glissez dans la nuit sous des feuillages sombres !

Aujourd’hui je vous vois au chevet de mon lit
Étendre vos deux mains sur mon front qui pâlit.
Mais vous n’êtes pour moi que ces subtils fantômes,
Dont se joua longtemps le caprice des hommes.
Tels, sur les lacs blanchis par la lune du soir,
Des vieillards trépassés, ensemble vont revoir
Sous leurs manteaux tremblants leur antique hermitage,
Leurs enfants endormis, le clocher du village,
Et, remontant leur barque en quittant ces doux lieux,
Murmurent sur les eaux de paternels adieux.
Tels vous m’apparaissez, doux souvenirs d’enfance !
Mais la froide raison, le doute, la souffrance,
Les rires soupçonneux d’un siècle sans amour
De mon cœur refroidi vous bannirent un jour.


IV

Tout souvenir des cieux passe avec les années ;
Sous l’étreinte du temps, nos ames ruinées
Regagnent dans les pleurs ce bord d’éternité
Que l’enfance en riant, jadis, avait quitté…
Cercle mystérieux, triste et secret voyage
Qui commence et finit dans la mer sans rivage.
Aujourd’hui je me perds sur cet obscur chemin,
Dont les extrémités n’ont ni soir, ni matin.
Sur ce monde inconnu, rêveur et solitaire,

J’ai beau me redresser : tout redevient mystère !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


V

Eh bien, oui ! c’est l’amour et sa chaste ignorance
D’où fleurissait jadis ma première espérance !
Purs instincts de l’enfant ! foi naïve en son Dieu !
Jusqu’au jour de la mort je vous dis mon adieu !


VI

Pour moi plus de fraîcheur, plus d’amours si naïves,
Plus d’horizons si bleus, plus d’étoiles si vives !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Plus de monts vaporeux à la suave pose,
Noyés dans un lointain d’olivâtre et de rose,
Où l’archange du soir, sous la vague clarté,
M’entretienne d’amour et de l’éternité !
Plus d’ame où vienne éclore à demi la pensée !
Adieu ! premiers trésors de là-haut descendus,
Et que jusqu’au cercueil le poète a perdus !

Mais que dis-je ? Le Christ aussi nous purifie ;
Il aime l’homme simple et sans philosophie ;

Il aime les enfants ! Le royaume des cieux
N’est-il pas, dit Jésus, à ceux qui sont comme eux ?
Ah oui ! soyons enfants pour devenir des anges,
Et le Dieu de Sion recevra nos louanges.
Amour, c’est le secret du Dieu juste, éternel.
Tout se laisse expliquer par ce mot solennel.


VII

Ne crains plus d’exister ! L’avenir, c’est l’enfance !
Le plus vieux souvenir, la plus jeune espérance,
Sont deux frères jumeaux, aux pas silencieux,
Qui se mirent dans l’ame en marchant dans les cieux.
Aussi l’homme souvent, sur les bords de sa route,
Pose un doigt sur sa lèvre ; en secret, il écoute
S’il n’entend point descendre une réalité ;
Mais tout n’est qu’un soupir du vent d’éternité.
Marchons fermes pourtant ; gravissons la colline ;
Là, s’ouvre un horizon où la croix s’illumine ;
Là, sur les flots pressés d’un rivage éternel,
Dans les gouffres de l’être idéal et réel,
Dans l’abîme azuré de la pure lumière,
Où ne descend jamais aucun bruit de la terre,
Sous les plus frais cristaux de l’éternel matin,
Dieu nous consolera des longueurs du chemin.
Courons ; sous nos manteaux fuyons les vents d’orages,

Hâtons-nous, descendons vers d’amoureux rivages !
Sur la Sion des cieux, le temps, lugubre oiseau
S’abattra pour toujours et, dans ce jour nouveau,
Les voyageurs lassés, que cette terre ennuie,
Viendront se reposer au seuil de l’autre vie.