Poésies complètes de Jules Laforgue/Les Complaintes/Complainte de Lord Pierrot
COMPLAINTE
DE LORD PIERROT
Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Filons, en costume,
Présider là-haut !
Ma cervelle est morte,
Que le Christ l’emporte !
Béons à la Lune,
La bouche en zéro.
Inconscient, descendez en nous par réflexes ;
Brouillez les cartes, les dictionnaires, les sexes.
Tournons d’abord sur nous-même, comme un fakir !
(Agiter le pauvre être, avant de s’en servir.)
J’ai le cœur chaste et vrai comme une bonne lampe ;
Oui, je suis en taille douce, comme une estampe.
Vénus, énorme comme le Régent,
Déjà se pâme à l’horizon des grèves ;
Et c’est l’heure, ô gens nés casés, bonnes gens,
De s’étourdir en longs trilles de rêves !
Corybante, aux quatre vents tous les draps !
Disloque tes pudeurs, à bas les lignes !
En costume blanc, je ferai le cygne,
Après nous le Déluge, ô ma Léda !
Jusqu’à ce que tournent tes yeux vitreux,
Que tu grelottes en rires affreux,
Hop ! enlevons sur les horizons fades
Les menuets de nos pantalonnades !
Tiens ! l’Univers
Est à l’envers…
— Tout cela vous honore.
Lord Pierrot, mais encore ?
— Ah ! qu’une, d’elle-même, un beau soir sût venir,
Ne voyant que boire à mes lèvres, ou mourir !
Je serais, savez-vous, la plus noble conquête
Que femme, au plus ravi du Rêve, eût jamais faite !
D’ici là, qu’il me soit permis
De vivre de vieux compromis.
Où commence, où finit l’humaine
Ou la divine dignité ?
Jonglons avec les entités,
Pierrot s’agite et Tout le mène !
Laissez faire, laissez passer ;
Laissez passer, et laissez faire :
Le semblable, c’est le contraire,
Et l’univers c’est pas assez !
Et je me sens, ayant pour cible
Adopté la vie impossible,
De moins en moins localisé !
— Tout cela vous honore.
Lord Pierrot, mais encore ?
— Il faisait, ah ! si chaud, si sec.
Voici qu’il pleut, qu’il pleut, bergères !
Les pauvres Vénus bocagères
Ont la roupie à leur nez grec !
— Oh ! de moins en moins drôle ;
Pierrot sait mal son rôle ?
— J’ai le cœur triste comme un lampion forain…
Bah ! j’irai passer la nuit dans le premier train ;
Sûr d’aller, ma vie entière,
Malheureux comme les pierres. (Bis.)