Poésies badines et facétieuses/L’accord entre la chair et la vérité

L’ACCORD ENTRE LA CHAIR ET LA VÉRITÉ.

CONTE.

La vérité, la charité.
Si rares au siècle où nous sommes,
Étaient les plus beaux dons qu’eût fait le ciel aux hommes.
Avant qu’ils l’eussent irrité.
Mais ces aimables sœurs ont quelquefois querelle,
Le plus habile a peine à les concilier.
L’une est toujours ardente, et signale son zèle ;
L’autre est inexorable et ne saurait plier.
S’il faut prendre parti le choix est difficile.
Voyons de quelle adresse à franchir ce pas-là
Sut user un docteur habile
Dans l’école de Loyola.

Dans Paris une jeune fille,
Héritière d’un gros banquier,
Était l’honneur de sa famille
Et l’ornement de son quartier.
Plus d’un galant cherche à lui plaire ;
Mais entre les devoirs rendus
Près de la fille et de la mère,
Les soins d’un jeune mousquetaire
Semblent les plus ardents et les plus assidus.
La mère prudente, attentive,
Juge à propos d’entrer en explication,
Et d’une recherche si vive
Approfondir l’intention.
« Ma vue est toute légitime,
— Répond fièrement l’amoureux ; —
Si je puis devenir heureux,

Ce ne sera point par un crime.
Faut-il quelque éclaircissement
Sur mes moyens, sur ma noblesse ?
Chez le père recteur de la maison professe
On peut en avoir aisément. »
— Quoi ! le père recteur ? dit la bonne maman,
Le témoignage est bon. Je connais sa droiture,
Et j’aurai pour son sentiment
Même foi que pour l’Écriture. —
Ces mots au cœur du jeune amant
Font luire un rayon d’espérance.
Il vole sans perdre un moment
Au couvent de sa Révérence.
Cher père. — lui dit-il, mon sort est dans vos mains,
Un mot de votre part, contraire ou favorable,
Va bientôt de tous les humains,
Faire le plus heureux ou le plus misérable.
Il s’explique, et le père est touché vivement
D’un discours que l’amour rendit plus pathétique
Que tous ceux qu’enfanta l’art de la rhétorique.
— Je suis à vous, dit-il, mais j’ignore comment…
Écoutez, reprend-il : Je roule une pensée
Qui va vous paraître insensée,
Mais qui peut à vos vœux servir utilement.
Je connais un richard, jaloux à toute outrance,
Et qui pour échapper aux destins des cocus,
Offre cinquante mille écus
À quelque homme de confiance
Qui de sa chère épouse assure l’innocence
Par de sages avis, par son inspection ;
Mais à cette condition,
Que, pour son entière assurance.

Cet argus se soumette à l’opération
Qui n’est pas si commune en France
Que chez certaine nation…
Si cet emploi suffit à votre ambition
Vous en aurez la préférence.
— Ô l’admirable expédient
Pour avancer mon mariage ! —
S’écria notre adolescent.
— Morbleu ! pour les trésors qu’on puise en Orient,
Pour tout l’or que roule le Tage,
Je ne livrerais pas ce gage…"
Modérez ce transport, — dit le père en riant,
Et soyez moins impatient,
Je ne perds pas encor courage.

Au domicile du recteur
Paraît bientôt la bonne mère ;
C’était son conseil ordinaire,
Et peut-être son directeur ;
Elle parle, elle questionne.
— Du jeune homme, dit-il, j’estime la personne,
Et respecte l’extraction,
Elle est depuis longtemps, avec distinction,
Sur les rives de la Garonne.
Quant à ses revenus, je n’en suis guère au fait ;
Mais je suis assuré qu’il possède un effet
Dont il a refusé quinze mille pistoles. —
La mère est satisfaite, et donne des paroles.
Les vœux de nos amants sont bientôt exaucés,
Et les noces se font sans ces dépenses folles,
Sans tous ses apprêts vains, stériles et frivoles,
Dont la plupart des grands sont trop embarrassés.

Tout rit dans le nouveau ménage ;
Sur la fin d’un repas où régnait la gaîté,
Le recteur s’applaudit de sa dextérité
À conduire un pareil ouvrage ;
Il fait voir que sa charité
A bien joué son personnage,
Sans offenser la vérité.
La maman en rit peu : la bonne créature
Voit d’un air assez consterné
Que l’effet de son gendre est d’une autre nature
Qu’elle n’avait imaginé ;
Et contre le recteur à demi-bas murmure :
Pourquoi, — disait-elle en secret,
Ne convertir en or ce précieux effet ?
Pourquoi cette offre refusée ?
Oh ! que l’échange me plairait. —
Mais on prétend que l’épousée
N’en eut pas le même regret.