Poésies allemandes/Notice sur les poètes allemands

Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 305-319).
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NOTICE
SUR
LES POËTES ALLEMANDS


Ce serait une erreur de croire que la littérature allemande aujourd’hui si brillante, si riche en grands noms, remonte par une chaîne non interrompue à cette vieille poésie du Nord, dont elle porte le caractère. C’est après plusieurs siècles d’imitations étrangères ou d’inspirations nationales faibles et incolores, que la poésie allemande constitua cette belle école dont Klopstock fut le premier maître, et qui, bien que s’affaiblissant depuis Gœthe et Schiller, n’a point encore cessé de produire. La véritable gloire littéraire de l’Allemagne ne date donc que de la dernière moitié du XVIIIe siècle. En remontant plus haut, on ne trouve guère qu’un seul ouvrage, le poëme des Niebelungen, qui soit digne d’exciter vivement l’intérêt.

Avant l’apparition de cette immense épopée, qui parut vers le temps de Frédéric Ier, surnommé Barberousse, on ne peut recueillir que des notions incertaines sur les premiers poëtes germains. Les ouvrages les plus anciens et les plus remarquables dont on se souvienne sont écrits en gothique ; mais cette langue cessa bientôt d’être en usage, et fut remplacée par la langue franque que parlaient les Francs qui envahirent la Gaule sous les Mérovingiens. Cette dernière fut parlée aussi en France jusqu’à Charlemagne, qui tenta de la relever de la désuétude où elle commençait à tomber, en Allemagne surtout. Il fit même faire un recueil des légendes et chants nationaux composés dans cette langue ; mais elle ne fut plus d’un usage général, et, comme le latin, ne sortit plus de l’enceinte des cours et des couvents. Le saxon ou bas germain plaisait davantage au peuple, et c’est en saxon que furent composées les premières poésies vraiment nationales de l’Allemagne.

Leur succès était tel, que Charlemagne s’en effraya. Ces chants, tout empreints du patriotisme et de la mythologie des vieux peuples du Nord, apportaient un grand obstacle aux progrès de sa domination et de la religion chrétienne qu’il voulait leur imposer. Aussi furent-ils sévèrement défendus après la conquête, et ceux particulièrement que ces peuples avaient l’usage d’entonner sur la tombe de leurs parents.

Cette proscription dura encore même après la chute de l’empire de Charlemagne, parce que les ecclésiastiques craignaient aussi l’influence des idées superstitieuses qui régnaient dans ces chants, qu’ils nommaient « poésies diaboliques » (carmina diabolica). Pendant plusieurs siècles, les vers latins furent donc seuls permis et encouragés ; de sorte que les peuples ne participaient plus aux grandes inspirations de la poésie.

Ce fut à l’époque des croisades que le vers reparut dans la langue vulgaire. On retrouve là une période analogue à celle de nos troubadours, et ces poëmes composés pour les cours et pour les châteaux n’arrivaient guère non plus jusqu’à la foule, qui commença dès lors à avoir ses poëtes et ses narrateurs grossiers, parmi lesquels Hans Sachs, le cordonnier, a seul laissé un nom célèbre.

On ne sait trop comment classer le poëme des Niebelungen (Livre des héros), dont on ignore les auteurs, mais qui, versifié vers le xive siècle, doit remonter beaucoup plus haut comme invention. Il en est de même pour nous des romans de chevalerie du cycle d’Artus et du cycle de Charlemagne, qui furent refaits et retraduits de siècle en siècle, sans qu’on puisse davantage indiquer clairement la source et l’époque de leur composition.

Le poëme des Niebelungen se rapporte aussi aux premiers temps semi-fabuleux de la chevalerie. Le sujet n’en est pas moins grand que celui de l’Iliade, auquel on l’a si souvent comparé. La peinture et la sculpture allemandes tirent encore aujourd’hui des récits de ce poëme leurs plus belles inspirations, et le sentiment de l’unité nationale s’y retrempe toujours avec orgueil.

Les minnesinger ou maîtres chanteurs perfectionnèrent la poésie chevaleresque, et parvinrent même à la populariser autant que possible, par les ressources et les efforts de leur institution semi-religieuse, semi-féodale. Ces compagnons, la plupart pauvres, mais d’illustre naissance, ainsi que nos trouvères, parcouraient les châteaux et les villes, et luttaient devant tous dans les fêtes publiques, comme les poëtes de l’antiquité.

C’est le dialecte souabe qui prédomine dans leurs ouvrages ; langue molle et doucereuse, parfaitement adaptée à leurs sujets chevaleresques, galants et parfois satiriques. On ne peut donner au juste la date de la décadence de cette poésie, qui n’a fait briller aucun nom, et n’a laissé aucun monument digne de souvenir.

À partir de la Réforme, l’imagination des Allemands se tourna trop complètement vers les idées théologiques et philosophiques pour que la poésie prît une grande place. Luther ne la trouva bonne qu’à rimer des cantiques sacrés. D’ailleurs, le dialecte souabe allait mourir sous sa traduction de la Bible. Luther créa le nouvel allemand, celui de nos jours ; le Nord triompha du Midi, et, les anciennes cordes se refusant à vibrer, il fallut en attacher de nouvelles.

Peu à peu la poésie lyrique se releva sous une autre forme, mais elle ne fut longtemps qu’un pâle écho des autres littératures. Mathisson, Ramler, Blumaüer et Rabener le satiriste entonnèrent tour à tour des chants épiques, lyriques et didactiques ; Gleim composait des fables ; Opitz, Gottehed et Bodmer brillèrent aussi dans cette école semi-française du xviiie siècle.

Klopstock commence une ère nouvelle, et entame, ainsi, que nous l’avons dit, la série des poëtes modernes. Comme versificateur, il tenta de créer une nouvelle lyrique à la manière des Grecs, sans rime, mais avec le rhythme ancien ; il ne se contenta pas de l’invention de l’hexamètre, il alla plus loin et composa dans cette forme un grand nombre de poésies ; mais cette réforme fut peu goûtée. Plus heureux dans ses pensées que dans sa forme, il donna à la poésie moderne une inspiration à la fois religieuse et nationale, « la faisant toucher, suivant l’expression de Schlegel, d’une main au christianisme, et de l’autre à la mythologie du Nord, comme aux deux éléments principaux de toute culture intellectuelle et de toute poésie européenne moderne. » Aussi la sensation que produisit en Allemagne l’apparition de la Messiade fut-elle prodigieuse : l’histoire littéraire de tous les peuples offre peu d’exemples d’un succès aussi éclatant ; c’était un de ces ouvrages que chacun regarde comme la réalisation de tous ses vœux, de toutes ses espérances en littérature, et qui remettent à l’école tous les écrivains d’un siècle. De sorte que rien ne manqua au triomphateur, pas même les insultes des esclaves : toutes les coteries, toutes les écoles littéraires, dont ce succès ruinait totalement les principes et la poétique, fondirent avec fureur sur le jeune étudiant qui se trouvait être soudain le premier et même le seul poëte de l’Allemagne. Mais, au sein de toute cette gloire, Klopstock avait à peine de quoi vivre, et se voyait forcé d’accepter l’offre d’un de ses parents, nommé Weiss, qui lui proposait de faire l’éducation de ses enfants. Il se rendit chez lui à Langensalza, et là, se prit d’une passion malheureuse pour la sœur de son ami Schmied. Cette jeune fille, qu’il appelle Fanny dans ses poésies, honorait le poëte presque comme un dieu, mais le refusa constamment pour époux. Il tomba alors dans une mélancolie qui dura longtemps ; cependant, ses études littéraires et ses voyages finirent par l’en guérir si bien, qu’il épousa, en 1754, Marguerite Moller, une de ses admiratrices les plus passionnées.

Or, ce fut là la plus belle époque de sa vie, il terminait les dix premiers chants de la Messiade, et composait ses plus belles odes ; mais, depuis la mort de sa femme, arrivée en 1758, et à laquelle il fut extrêmement sensible, il ne retrouva plus les inspirations de sa jeunesse ; seulement, il s’enthousiasma plus tard pour les premiers temps de notre révolution, et composa un assez grand nombre d’odes politiques, qui lui valurent le titre de citoyen français.

Cependant le règne de la Terreur fut bientôt l’objet de toute son indignation, comme on le verra dans l’ode sur Charlotte Corday : le vieux poëte pleurait alors amèrement les dernières illusions pour lesquelles son âme s’était réveillée, et que le couteau de Robespierre avait aussi frappées de mort.

Klopstock était né, en 1724, dans l’abbaye de Quedlimbourg ; il mourut à Hambourg en 1803, après avoir été témoin de la plupart des triomphes de Goethe et de Schiller, dans cette littérature qu’il avait relevée et comme préparée à un essor plus sublime. Il était, ainsi que Vieland et Gœthe, membre de l’Institut national de France.

Vieland, Herder, Lessing, Hœlty, suivirent plus ou moins Klopstock dans la voie qu’il avait ouverte. Herder a composé un Cid épique et lyrique, Vieland créa son Obéron dans le goût des poëmes italiens du moyen âge. Mais tous ces auteurs refusèrent d’adopter la versification de Klopstock ; la rime triompha de tous côtés ; Stolberg, le traducteur d’Homère et le créateur d’un nouveau style dans le genre ïambique, précéda Burger, duquel date la phase la plus importante de la nouvelle poésie lyrique. Il porta surtout l’analyse intime dans la poésie, et sa vie était bien faite pour l’inspirer dignement. Rompant tout à fait avec le genre didactique, admiratif, et d’imitation grecque ou latine, il osa chanter ses propres sentiments, ses impressions, sa vie, ses amours. Ceux-ci lui ont fourni un continuel aliment et des contrastes sans nombre. Après avoir mené une jeunesse assez dissipée, Burger, déjà célèbre, songea à se marier ; il fit une proposition de mariage à une jeune fille qu’il croyait aimer ; mais, le jour même du mariage, il vit pour la première fois sa belle-sœur Molly, âgée alors de dix-sept ans, et involontairement il s’écria : — Ah ! malheureux, je me suis trompé !

Tous ses chants sont donc adressés à Molly, qui elle-même était éperdument amoureuse de Burger marié.

La morale n’eut cependant rien à redire à cette sympathie, car Molly était vertueuse ; mais il arriva que la femme du poëte mourut, et, si l’on en croit quelques suppositions, d’une mort volontaire, pour céder le cœur de Burger à Molly, sa sœur.

Ils s’épousèrent et vécurent heureux, quoiqu’ils fussent bien pauvres, et de là datent les chants de la liberté, de la joie de Burger. Mais, hélas ! Molly mourut dans ses premières couches, et notre poëte fut au désespoir. Il errait donc d’un lieu à l’autre, traînant avec lui une maladie de poitrine, lorsqu’une veuve de Francfort, se disant amoureuse de ses poésies, lui fit des propositions de mariage par écrit. Comme elle avait de la fortune, il accepta ; mais, un an après son troisième mariage, il divorça, et s’en alla seul chercher la mort et une place à côté de sa chère Molly. Tel fut Burger, qui, il est vrai, avait déjà un modèle en Hœtly, professeur de différentes langues, et qui le premier sut trouver le ton naturel des chants populaires. Burger, mort, en 1794, a laissé des chansons, des ballades, des contes, des épigrammes, et surtout sa célèbre ballade de Léonore, qui parut en 1772, deux ans avant son premier mariage.

Schiller marche encore l’un des premiers de cette famille de poëtes créateurs. Célèbre en France par ses pièces de théâtre surtout, il nous est moins connu comme poëte lyrique ; mais, en Allemagne, sa poésie est populaire.

Jean-Frédéric Schiller naquit en 1759 à Marbach, petite ville de Souabe ; son père, qui était jardinier du duc de Wurtemberg, lui fit faire quelques études, jusqu’au temps où le duc de Wurtemberg le prit sous sa protection, et, lui ayant fait apprendre un peu de médecine, le nomma à vingt ans, par grâce singulière, chirurgien de son régiment de grenadiers. Mais le jeune Schiller, qui avait peu de goût pour cette carrière, en avait pris beaucoup, au contraire, pour le théâtre, et composa vers ce temps son premier ouvrage, les Brigands, qui fut représenté à Mannheim avec un grand succès. Son protecteur cependant ne s’en émerveilla pas, et lui ordonna d’en finir avec le théâtre sous peine de perdre sa protection. Sa sévérité s’étendit jusqu’à le priver quelque temps de sa liberté. L’homme qui avait écrit les Brigands devait souffrir plus que tout autre d’une telle punition ; aussi saisit-il avec empressement la première occasion de s’échapper, et dès ce moment la littérature fut sa seule ressource. Il se fixa à Mannheim, et y composa plusieurs pièces de théâtre, qui, à l’âge de vingt-quatre ans, le placèrent au premier rang des écrivains de sa patrie. C’est de cette époque (1783) que datent ses premières poésies, qui furent universellement admirées, et lui valurent une belle place auprès de Gœthe, que dans ce genre pourtant il n’effaça pas. C’est ce que ne peuvent se figurer ceux qui les lisent dans les traductions ; car, là, Schiller est plus brillant, et il reste plus de lui ; mais la grâce, la naïveté, le charme de la versification, voilà ce que les traductions ne peuvent rendre, et les imitations encore moins.

Schiller fit paraître, en 1790, son Histoire de la guerre de Trente ans, qui est un des plus beaux monuments historiques que les Allemands aient produits. En 1792, sa réputation était déjà européenne, et l’Assemblée nationale lui déféra le titre de citoyen français ; récompense alors banale, mais qui eut une heureuse influence, s’il est vrai, comme on l’a dit, qu’il composa sa tragédie de Jeanne d’Arc comme tribut de reconnaissance envers cette nouvelle patrie. Vers les derniers temps de sa vie, il publia un grand nombre de traductions, à l’exemple de Gœthe, et mourut en terminant une version littérale de Phèdre.

Il était âgé de quarante-cinq ans, et succomba à une fièvre catarrhale que ses travaux continuels avaient aggravée. On lui demanda, quelques instants avant sa mort, comment il se trouvait, il répondit :

— Toujours plus tranquille.

Et il expira.

C’était le 9 mai 1805. Sa mort causa un deuil universel, d’autant plus profond qu’elle était moins attendue, et que le souvenir de ses sublimes travaux était encore une espérance. Ses restes ont été transférés depuis dans le tombeau des rois : une telle distinction n’ajoutera rien à sa gloire ; mais elle honore le pays et le prince qui l’ont décernée.

Schiller est certes l’auteur dont les poésies, tant lyriques que dramatiques, furent les plus répandues en Allemagne. Cependant, Schiller est toujours dramatique, même dans ses poésies les plus lyriques, et, comme Kant a eu une grande influence sur la poésie de Schiller, il composa plusieurs poëmes philosophiques et didactiques, tels que la Résignation, etc. Il est, en outre, descriptif et toujours grand orateur. La rhétorique joue, en effet, un grand rôle dans ses poésies comme dans ses drames. Les poésies de Schiller furent populaires avant celles de Gœthe ; car le sentiment de la liberté et du progrès politiques accompagne Schiller jusque dans ses chants d’amour, jusque dans ses ballades et ses odes. Gœthe vint et forma avec Schiller le plus grand contraste littéraire qui ait jamais existé entre deux poëtes. Gœthe se sert pleinement des formes grecques pour l’expression, et n’admet qu’une charpente plastique pour le chant lyrique. Ses poésies diverses sont autant de statuettes, des arabesques, des portraits, des bas-reliefs, existant en eux-mêmes, dans une forme absolue tout à fait séparée du poëte. C’est un artiste qui crée, et non une mère ; l’œuvre ne ressemble aucunement à son maître, car le maître veut rester indifférent à tout, et ne veut que peindre. Donnez-lui une légende, un amour, un ange, un diable, un enfant, une fleur, il le rendra par sa forme plastique, par son expression pure et grecque, d’une manière admirable ; mais lui-même n’y est plus pour rien : sa personnalité n’existe que dans le roman ; mais dès qu’il se met à faire des vers, il revêt son habit d’architecte, de peintre et de statuaire, et fait son travail à son aise, sans se donner beaucoup de peine et sans s’abandonner comme Schiller, qui, à chaque ligne, à ce qu’il prétend, perdait une goutte de sang. Gœthe cependant, par cette forme artistique, plut à l’aristocratie de l’Allemagne, et, par là, provoqua une réaction qui plus tard le détrôna même dans l’opinion publique. Le fait est qu’il y a bon nombre d’Allemands qui ne connaissent pas un chant de Goethe, tandis qu’ils apprennent tout Schiller par cœur.

La vie de Goethe, qu’il a écrite lui-même sous le titre Poésie et Vérité, ne présente qu’un petit nombre de faits. Ses Mémoires ne sont guère qu’un récit de ses impressions à propos de tous les événements politiques et littéraires qui remuèrent l’Allemagne autour de lui. La longue série de ses amourettes vient seule varier ce tissu léger de rêves et d’appréciations. Marguerite, Claire, Frédérica, lui fournirent, dit-il, les types féminins de ses premières créations ; mais on voit que ces amours laissèrent peu de traces dans une imagination si personnelle et si artiste, et que ces gracieuses images ne repassent plus devant ses yeux qu’à l’état d’éléments poétiques.

Le long séjour de Goethe à Strasbourg et son étude continuelle de la littérature française semblent lui avoir donné cette belle clarté, ce mouvement pur de style et cette méthode de progression, si rares parmi ses compatriotes, et dont les principes remontent surtout à nos grands poètes du xviie siècle.

Le père de Goethe, jurisconsulte distingué, l’avait d’abord destiné à la jurisprudence ; mais Goethe put à peine prendre ses degrés dans la science du droit ; épris du génie et de la gloire de Klopstock, il se jugea digne de marcher derrière lui à la régénération de la littérature allemande.

Dès lors, toutes les forces de son âme se tournèrent vers la littérature ; et nulle époque n’était plus favorable pour l’apparition d’un homme de génie, car Klopstock, qui avait commencé une révolution si brillante, était loin de l’avoir terminée ; il avait éveillé partout une soif de poésie, un désir de bons ouvrages qui risquait de s’éteindre faute d’aliments ; en vain tout l’essaim des poètes en sous-ordre aspirait à continuer le grand homme : sa puissante voix, qui avait remué l’Allemagne, ne trouvait plus que de faibles échos et pas une voix digne de répondre à son appel.

Le génie n’aperçoit pas un chaos sans qu’il lui prenne envie d’en faire un monde ; ainsi Gœthe s’élança avec délices au milieu de toute cette confusion, et son premier ouvrage, Goëtz de Berlichingen, fixa tous les regards sur lui. C’était en 1773 ; il avait alors vingt-quatre ans. Ce drame national, qui ouvrait à la scène allemande une nouvelle carrière, valut à son auteur d’universels applaudissements ; mais, comme il n’avait pu trouver de libraire pour le publier et qu’il l’avait fait imprimer lui-même, il fut embarrassé pour en payer les frais, à cause d’une contrefaçon qui lui ravit son bénéfice. Werther parut un an après, et chacun sait quel bruit fit ce roman dans toute l’Europe. « Ce petit livre, dit Gœthe lui-même, fit une impression prodigieuse, et la raison en est simple : il parut à point nommé ; une mine fortement chargée, la plus légère étincelle suffit à l’embraser ; Werther fut cette étincelle. Les prétentions exagérées, les passions mécontentes, les souffrances imaginaires, tourmentaient tous les esprits. Werther était l’expression fidèle du malaise général ; l’explosion fut donc rapide et terrible. On se laissa même entraîner par le sujet ; et son effet redoubla sous l’empire de ce préjugé absurde qui suppose toujours à un auteur dans l’intérêt de sa dignité l’intention d’instruire. On oubliait que celui qui se borne à raconter n’approuve ni ne blâme, mais qu’il tâche à développer simplement la succession des sentiments et des faits. C’est par là qu’il éclaire, et c’est au lecteur à réfléchir et à juger. »

De ce moment commença cette sorte de fanatisme de toute l’Allemagne pour Gœthe, qui faisait dire à madame de Staël, « que les Allemands chercheraient de l’esprit dans l’adresse d’une lettre écrite de sa main. » Les ouvrages qu’il fit paraître successivement vers cette époque peuvent, il est vrai, nous le faire comprendre, et sont maintenant assez connus en France pour que nous nous dispensions d’en faire l’éloge ; il suffit de nommer Faust, Egmont, le Tasse, etc., pour trouver des oreilles attentives. En rendre compte n’entre pas dans notre plan ; et cependant nous n’aurions pas autre chose à faire si nous voulions donner ici la vie de Gœthe ; car elle ne se compose que d’événements très-simples, et qui dépendent tous de la publication de ses ouvrages. En 1775, les premiers lui avaient concilié l’amitié du duc de Saxe-Veimar ; aussitôt après son avènement, ce prince l’appela auprès de lui, et en fit son premier ministre. Depuis cette époque, Gœthe demeura toujours à Veimar, partageant son temps entre les affaires publiques et ses travaux littéraires, et fit de cette petite ville l’Athènes de l’Allemagne. Là se réunirent Schiller, Herder, les deux Schlegel, Stolberg, Bardt, Bœttiger ; glorieux rivaux, poétique cénacle où descendait le souffle divin, où s’élaborait pour l’Allemagne un siècle de grandeur et de lumières.

Gœthe, né à Francfort-sur-le-Mein, en 1749, est mort en 1833, un an après la mort de son fils, et en laissant plusieurs volumes d’œuvres posthumes. La seconde partie de Faust est le dernier ouvrage auquel il travailla. Il s’éteignit comme son héros, en rêvant encore des prodiges de travail et d’action.

Si nous voulons maintenant apprécier le mouvement littéraire de son époque, il nous faut remonter au moment où son école et celle de Schiller partageaient la littérature en deux camps égaux. Uhland fut le premier qui essaya de se frayer encore une nouvelle voie. Né en Souabe, il chercha à réveiller l’antique écho de la poésie des trouvères de Souabe, et, parti de l’imitation de Gœthe, il étendit loin le nouveau domaine. Un chevalier amoureux, un cloître, un tintement de cloche, un roi aveugle et vaillant, le troubadour lui-même : voilà ses héros. De temps à autre, il prend un thème moderne, et le revêt de la forme romanesque du moyen âge, comme dans Marie la Faucheuse ; mais même ses chants joyeux, ses chants de table et de joie, sentent le moyen âge. Il n’y a rien de moderne en lui que ses poésies politiques, en sa qualité de député de Wurtemberg, et celles-ci sont, de l’avis de tout le monde, plus que médiocres. Cependant Uhland eut un succès inattendu ; car, dans ce temps-là même, les Schlegel s’appliquèrent à décrier la forme subjective de Schiller ; ils déclarèrent Gœthe le dieu du Parnasse, sauf à le détrôner plus tard, lorsque celui-ci se tourna contre eux. De plus encore, les chants héroïques de Kœrner, disciple de Schiller, commencèrent à perdre beaucoup de leur vogue, dans un moment où l’Allemagne crut voir qu’elle avait versé son sang en pure perte ; Uhland lui-même le démontra dans plusieurs de ses chants et Kœrner fut déclaré un pauvre poëte, pâle imitateur de Schiller. On était ivre de plastique, et, pour se consoler du présent, on recula au moyen âge, et on chanta de nouveau les prouesses des chevaliers et l’amour des princesses, sauf à y ajouter, par-ci par-là, un poëme graveleux qui ressortait encore du domaine des minnesinger du moyen âge. Cette manie cependant toucha bientôt à son terme, et Heine fut, pour ainsi dire, le précurseur lyrique de notre révolution de Juillet, qui, en Allemagne, produisit tant de résultats littéraires.

En effet, ce fut Heine qui, se séparant entièrement de la forme purement objective de Gœthe et d’Uhland sans adopter la manière opposée, de Schiller, sut rendre, par des procédés d’art inconnus jusqu’à lui, ses sentiments personnels pleins de poésie, de mélancolie, et même d’ironie, sous une forme neuve, révolutionnaire même, qui ne cessa pas pour cela d’être très-populaire. Heine fit école ; un essaim considérable de jeunes poètes lyriques tâchèrent de l’imiter ; mais aucun d’eux n’eut ni son génie, ni même sa manière de faire le vers, qui n’est qu’à lui. Ce qu’il y a d’extraordinaire en Heine, c’est qu’il a exclu entièrement la politique de ses chants, bien que la forme de ces mêmes chants dénote un esprit révolutionnaire et absolu. Abstraction faite de l’ironie lyrique de Heine, de cet esprit railleur dont il sait affubler une phrase sérieuse, Heine a composé des chants vraiment classiques, des chants populaires, que tous les jeunes gens en Allemagne savent par cœur.

Heine est, parmi les nouveaux poëtes lyriques, le dernier du temps ancien et le premier de notre ère moderne, et il a éclipsé bien des réputations à demi évanouies. À côté de lui, le professeur Ruckert, à Halle, s’est fait une réputation fondée sur ses chants orientaux, sur ses traductions classiques des chants arabes et sur sa nouvelle forme empruntée à l’Orient. Ruckert penche pour l’école de Schiller ; il est réflectif, didactique même. Uhland, il est vrai, avait raillé dans un poëme cette forme surannée ; mais Ruckert n’en tint pas compte. Seulement, il se plaît trop dans les comparaisons orientales, et finit par cacher sa pensée sous un bouquet de roses et de lis cueillis dans l’Orient. Il a traduit la célèbre épopée Nal et Damayanti, chef-d’œuvre indou, et a successivement publié Roses et Fleurs de l’Orient, les proverbes de sagesse des brames et quelques recueils de sonnets de lui. Ruckert est original, mais nullement populaire. Chamisso, le Français, sut encore prendre une petite place dans le Parnasse lyrique de l’Allemagne. Chamisso a fait quelques chansons qui se distinguent par la finesse de l’observation et du sentiment, et par cet excès d’ironie qui lui est particulier. Il est beaucoup plus allemand dans ses poésies que dans sa prose. Tous ces poëtes existaient avant Heine, qui tout d’un coup apparut comme le représentant de vœux nouveaux. Bientôt la lyrique changea de forme ; car, tandis que l’école de Souabe imitait Uhland par de petites compositions sans couleur et sans caractère (et il faut nommer ici Gustave Schwab, les frères Stœber, etc.), du bout de l’Allemagne commencèrent à retentir des chants de liberté et même de critique philosophique. Nous ne voulons pas désigner Berlin, car jamais Berlin n’a produit un poëte. Mais c’est l’Autriche qui donna le mouvement pour quelque temps ; l’Autriche, dis-je, et bien malgré elle. C’est ainsi que le comte Auersberg composa ses Promenades de Vienne, qui ne sont rien que des chants de liberté, et ce fut ce petit livre qui fonda sa réputation. Il a écrit sous le nom d’Anastasius Grün ; son talent est plutôt épique que lyrique ; mais il a de l’énergie dans l’expression et dans la pensée. À côté de lui vient Lenau, également comte ; mais celui-ci ne brille que dans le second rang. De nos jours, Carl Beck, né à Pesth, a fait une grande sensation en Allemagne, par ses Chansons cuirassées, et sa Bible. Freilligrath de Detmold a su encore se faire un nom par sa forme hugoïenne, c’est ainsi qu’on l’appelle, et par ses portraits orientaux. Freilligrath est commis dans une épicerie, tout en composant des poésies lyriques qui ont eu quelque réputation. Dingelstaed, à Gassel, entra en même temps en lice par ses sonnets. Creuzenach, à Francfort, s’est fait remarquer par sa forme classique ; Saphir, à Vienne, par son esprit voltairien, et Zedlitz, par une seule pièce de vers, que le nom magique de Napoléon a fait voler d’un bout de l’Europe à l’autre. Nous ne devons même pas oublier dans cette énumération le roi Louis de Bavière, qui, sans être devenu positivement le roi des poëtes allemands, a cependant su conquérir une place distinguée. Il faut accorder plus d’éloges encore à la pensée qu’il a eue de faire construire, sur le rivage du Danube, un magnifique temple de marbre dédié à tous les génies et à toutes les gloires de l’Allemagne, et portant le nom de Wahlalla. Les images des grands poëtes ont pris place dans ce monument parmi celles des artistes et des guerriers ; Klopstock, Schiller, Gœthe, Jean-Paul, etc., y attendent leurs successeurs poétiques. C’est là assurément une noble idée et un magnifique poëme de marbre et de bronze qui garantit l’immortalité de son poëte et fondateur.

La décentralisation en Allemagne produit des résultats littéraires tout à fait différents de ceux qu’on voit en France, et il est rare qu’un nom puisse primer comme ceux de Schiller et de Gœthe. La plupart des poëtes lyriques sont encore vivants. Uhland cependant, ayant épuisé le moyen âge, se tait ; Heine et Ruckert peuvent être regardés comme complets dans leur carrière de poëtes lyriques. Il n’y a plus que les Almanachs des Muses qui nous révèlent encore des noms inconnus. Cependant, jamais l’Allemagne n’a produit plus de vers, et même de vers remarquables ; elle est arrivée, comme nous, à ce point où les pensées de détail et les procédés de versification se sont tellement vulgarisés et mis à la portée de tous, que, selon l’expression du célèbre critique Menzel, « il paraît beaucoup de bonnes poésies et pas un bon poëte. »