Poésies - Visions rustiques (1913)

Poésies - Visions rustiques (1913)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 112-121).
POÉSIES

VISIONS RUSTIQUES


HYMNE


Nature intarissable et constante, je t’aime,
Et je m’exclame honte ! et je crie anathème !
Au barbare témoin d’un spectacle enchanté
Qui ne se courbe pas devant tant de beauté.
Source miraculeuse éternellement fraîche,
Je t’aime, et ma vaillance héréditaire prêche
Toute la joie éparse en ton rayonnement.
Je dis que l’insensé qui te dénigrement.
Et que celui-là seul sauve une âme assagie,
Qui dans la paix des champs déserts se réfugie ;
Et que seul celui-là goûte un bonheur certain,
Qui te confie obscur son rustique destin.
Nature qui, sans hâte, aux faibles communiques
Ta force calme, et dont les effluves toniques
Contre la douleur même agissent souverains,
Qui sur ton cœur, pour nous consoler, nous étreins,
Et qui sens palpiter tout l’avenir des races
Lorsqu’émus de virile ardeur tu nous embrasses
Tendre aïeule de l’orme et du chêne et de l’if.
Accueille ingénument cet hommage naïf.

Comme on suspend des fleurs en guirlandes tressées
A quelque autel, dévot je t’offre ces pensées.
Laisse-moi te vouer un culte si pieux
Que rien de tes splendeurs ne détourne mes yeux,
Et t’aimer à ce point de passion fervente
Que ma fidélité demeure ta servante.
Et si, plus tard, ces vers fermes et résistans
Demeurent dans le marbre incrustés par le temps,
Veuille qu’ils aient gardé leur vertu séculaire.
Parce qu’ils auront su te louer et te plaire.


VERTUS ANCIENNES


Le laboureur aux regards fiers,
Pour qui le soc d’acier ne pèse,
Dirige au soleil qui s’apaise
Deux grands bœufs rouges de Salers,

Il guide avec art l’attelage,
Comme l’ont guidé tant d’aïeux.
Et jamais nul ne soigna mieux
Ses bêtes au fauve pelage.

Le champ qu’il n’a pas déserté
Entend sa voix mâle qui vibre.
On le dit sauvage : il est libre.
Et c’est ce qui fait sa fierté.

Il achève une tâche rude.
Tandis que le soir de velours
A pas légers sur ses pas lourds
Se glisse dans la solitude.

Il se hâte, car sa maison
L’appelle, dont l’humble fumée
Tord sa spirale accoutumée
Au même pli de l’horizon.


Car ce bouvier, qu’un vent caresse,
Sent parfois son cœur se noyer
Dans tout ce qu’offre le foyer
D’indépendance et d’allégresse.

Et, sous les cieux déjà pâlis,
Dont les mille bruits vont se taire,
Il reste fidèle à la terre
Où ses morts sont ensevelis.


UN PRIMITIF


Depuis qu’il s’est uni, rude et viril amant,
Guidant le soc tandis qu’au vent flotte sa blouse,
D’une robuste étreinte à la glèbe jalouse,
Nul mieux que lui ne la fertilise ardemment.

Or, nul n’ayant tenu mieux que lui son serment.
Jusqu’à ce qu’au linceul ancestral on le couse,
Ce laboureur sera fidèle à l’âpre épouse.
Et ses lèvres sauront se clore en la nommant.

Oui, jusqu’au dernier souffle et par le moindre pore
A la terre par lui féconde il s’incorpore.
Bien que de tant de peine il ne sache le bout ;

Mais l’unique pensée, hélas ! qui le révolte,
C’est que, soldat rustique, il ne meurt pas debout
Sur le champ où mûrit sa suprême récolte.


POUR DEUX YEUX QUI S’OUVRENT


Nul n’aimera la vie autant que je l’aimais.
Nul, à l’éclosion du printemps, désormais
Ne goûtera, troublé de cette ivresse intense,
Aux dons miraculeux qu’apporte l’existence.
Vois les vierges dessins d’avril sur les talus,
Enfant ; vois les troncs noirs ceints de lierres velu ?

Tandis que les bourgeons, à la cime plus chaude,
Forment une vapeur de fluide émeraude.
Vois la fontaine avec le cresson de son lit ;
La charrue entamant le sol qu’elle amollit.
Ecoute des troupeaux la rumeur renaissante,
Quand les mâles fougueux, que le rut innocente,
Bondissent frémissans d’héréditaire ardeur.
Admire l’horizon dans sa claire splendeur,
Que bornent ces sommets aux onduleuses lignes.
Ancêtres des forêts ou nourriciers des vignes.
Puis, songe que peut-être, enfant, nous n’aurions pas
La lumière où, déjà plus souple, tu trempas
Ton corps d’acier, sans l’immolation épique
Du soleil que transperce un sanglant coup de pique
Chaque soir, et que guette encor le lendemain
L’inébranlable espoir de tout l’enfer humain.
A l’immense holocauste, enfant, je te convie.
Autant que je l’aimais nul n’aimera la vie,
Car nul n’aspirera d’un cœur plus ingénu
Avec le souffle amer et du large venu
A l’heure où l’horizon déferle en tièdes lames,
Les nobles visions et les magiques flammes
Dont s’empourprent les ciels de ma patrie. toi.
Enfant, dont je voudrais viriliser la foi.
Exalter la ferveur, accroître l’allégresse ;
Enfant que de son aile, en butinant, caresse
L’abeille qui de loin a vu ta joue en fleur ;
Dont se moque le merle espiègle au bec siffleur,
Que ton caprice en vain poursuit de branche en branche ;
Qui, dans tes jeux légers et dans ta course franche.
Evoques la nerveuse agilité des faons,
Et, rapide, éblouis l’air même que tu fends,
Crois que l’activité vaut seule qu’on la fête
Pour les sobres vertus dont sa vaillance est faite.
Crois qu’un chant du semeur que l’effort soude au soc
Fait germer et mûrir, mieux que le cri du coq,
Les moissons de lueurs dont l’aube s’auréole.
Crois enfin que le cèdre admire l’alvéole,
Et que, dès qu’a vibré l’hymne annonciateur.
Le plus imperceptible atome est créateur.

Comme une guêpe au sein des roses satinées,
Élance-toi vers les fécondes destinées.
Grise-toi de la brise aux arômes de miel.
Mesure tes labeurs au rythme essentiel
Des saisons, dont chacune apporte tant de joie
Que l’esprit sous le faix du bonheur cède et ploie.
La vendange succède aux moissons. A leur tour,
Brillent après les mois de gel les mois d’amour ;
Et c’est comme une suite agrestement prodigue
Qui jamais n’importune et jamais ne fatigue ;
C’est comme une couronne aux rustiques travaux
De suaves trésors et de présens nouveaux ;
Comme un écroulement, dans leur gloire vermeille,
De grappes et d’épis pour l’aire et la corbeille.
Contemple aussi parfois ces témoins familiers
Dont la vue a formé ton cœur : les espaliers
Masquant le mur vétusté aux pierres vénérables,
L’orme antique du seuil, qu’encadrent deux érables
Et qui, dès le matin, tremble d’appels émus ;
Le vieux puits, le sylvain de marbre au nez camus
Dont, en un coin du clos envahi par la ronce,
La bouche se contracte et le sourcil se fronce.
Visite les ruchers prudemment épiés
Dont nul n’approche, enfant, que sur le bout des pieds.
De peur qu’au moindre bruit quelque essaim ne s’irrite.
Suis avec son agneau ta brebis favorite,
Les génisses sans longe et les poulains sans mors,
Et tu sauras pourquoi, malgré mes foyers morts
Pleins de tisons éteints et de cendres secrètes,
Les prés pour m’accueillir ont toujours des retraites ;
Pourquoi le ciel se mire à la source où je bois
Quand je cherche un refuge au silence des bois ;
Pourquoi surtout, alors que déjà l’âge austère
Incline ma pensée aux rives du mystère.
Je découvre à la vie un charme si profond
Que ma mélancolie en extases se fond ;
Tu comprendras pourquoi, dans ma fièvre sereine,
Je vais où la pieuse illusion m’entraîne ;
Pourquoi jusqu’au délire emporté par moment,
A la nature uni sans cesse étroitement.

Je confie au verger natal, avec délice,
De chers rêves, afin qu’il les ensevelisse
Et les embaume ainsi qu’à l’époque où petit
Je foulais l’herbe où l’humble insecte se blottit ;
Et pourquoi, bien qu’en moi souvent un regret naisse,
Je conserve ce don d’éternelle jeunesse
Qui, sous l’azur hellène immuablement bleu,
Du Beau faisait un culte et de l’Amour un dieu.


MÉLANCOLIES DU SOIR


La tragique approche du soir
Inquiète le troupeau morne.
Et l’horizon parait sans borne,
Où l’ombre semble se mouvoir.

Une aïeule, en filant sa laine.
Guide agneaux, brebis et béliers,
Avec de vieux mots familiers.
Par tous les sites de la plaine.

Et la bande à lourde toison,
Tant que le jour tranquille dure,
Éparse broute la verdure
Qu’étoilent des fleurs à foison.

Mais, lorsque l’ombre communique
Aux êtres son frisson sacré ;
Que tout devient démesuré ;
Qu’un souffle éveille une panique.

Alors les farouches troupeaux
Sur eux, dans le silence austère,
Sentent planer quelque mystère
Et n’aspirent plus qu’au repos.

C’est pourquoi vers la tiède étable.
L’animal, qu’énerve la peur,
Par instans jette avec stupeur
Un appel grave et lamentable.



LES COLOMBES


Le site est si tranquille et si beau qu’on s’attend
A voir surgir un chœur léger d’ombres heureuses.
La brise joue avec l’odeur des tubéreuses,
Et les œufs ont plus chaud dans le nid palpitant.

Le feuillage des longs peupliers d’Italie
S’épanche en un murmure harmonieux et frais.
Quelque vierge, emplissant une cruche de grès,
Puise à la source avec une grâce amollie.

Seul parfois, loin du toit fumeux qu’il a quitté,
Un pâtre primitif, sa mélopée aux lèvres.
Guide un bêlant troupeau de brebis et de chèvres.
Et résume humblement l’agreste antiquité.

Mais, dominant tous les appels venus des combes,
Tous les soupirs jaillis des bois mélodieux.
Gémissent, comme au temps de l’Hellade et des Dieux,
Les nuptiales voix d’invisibles colombes.


EGLOGUE ATTENDRIE


La pluie et le soleil font-ils pour qu’on les vende
L’arôme de l’anis, l’odeur de la lavande ?
L’Eté, dans l’éclatant jardin que nous pillons,
Brode-t-il pour nos doigts l’aile des papillons ?
La joie inspire-t-elle afin qu’on les encage
Les chants harmonieux dont vibre le bocage ?
Les bœufs massifs enfin, dont l’effort vigoureux
Fend la glèbe où le blé ne germe pas pour eux
Et que grandit encor l’ombre crépusculaire,
Attendent-ils des coups en guise de salaire ?...
Laboureur fraternel, soyons bons, consens-y,
Pour l’utile animal que nous avons choisi
Et qui, de l’aube au soir, courbé sous un joug rude
Partage notre tâche et notre solitude.

Protégeons, libre ami sous l’azur libre né,
Ce que le sort pour nous plaire nous a donné.
Laboureur, défendons le faible qu’on moleste.
Nous vivons entourés d’un mystère céleste.
D’une surnaturelle énigme ; vouons-leur
Le culte que le fruit consacre à la chaleur
Et que garde à la brise une voile fidèle.
Divine est la pitié si la vertu vient d’elle.
Veux-tu que nos travaux différens soient bénis
Par l’abeille des fleurs et l’oiselle des nids ?
Ne tendons plus l’indigne embûche qui capture.
Lors, quand nous passerons, la moindre créature,
Qui naguère fuyait l’homme fauve et hagard,
D’un regard attendri cherchant notre regard.
Sentira dans un rêve où l’amour s’insinue
Frémir une douceur jusqu’alors inconnue.
Car, éblouie ainsi qu’au temps de saint François,
Semeur ou moissonneur, frère, qui que tu sois,
Elle verra soudain dans notre humble domaine
Rayonner Dieu lui-même à travers l’âme humaine.


RENOUVEAU


Je me sens l’âme si légère
Et si fluide, ce matin.
Que, frissonnant avec le thym.
Elle tremble avec la fougère ;

Que, déjà feutré de gazon.
Le sentier vert la sollicite
Par le charme du moindre site
Ou l’attrait du moindre horizon

Et que je la crois devenue.
Parmi tant de jeux querelleurs.
Le calice orfèvre des fleurs
Ou le bord frangé de la nue.


La féconde terre en travail
Semble en sa grâce souveraine
Quelque resplendissante traîne
Où pleuvraient des gouttes d’émail,

Le lézard, vivante émeraude,
Qu’en silence il faut approcher,
Sort de son écrin, le rocher.
En quête d’une place chaude.

Et, d’un rêve éblouis, mes yeux
Admirent jusqu’à l’araignée
De magnificence imprégnée
Au cœur de ses rayons soyeux.

Je me sens si limpide l’âme,
Ce matin, qu’elle se confond
Avec le bleu du ciel profond
Ou l’or du verger qui s’enflamme ;

Car tout luit si vierge, si neuf
Que, montrant sa tête surprise,
Impatient, l’oisillon brise
La coquille mince de l’œuf.

Le taureau, dont lo poil s’emmêle,
D’appels fait retentir les prés
Où la génisse aux flancs lustrés
Arrondit sa blonde mamelle.

Là-haut, la branche frêle attend
Le poids ailé d’une visite,
Tandis qu’un lierre parasite
Brode en bas le tronc résistant.

Et, d’hymnes tendres arrosée,
Brillante de frais gazouillis,
L’herbe qui les a recueillis
Les mue aussitôt en rosée.


Ardemment, ô mon âme, sois
En ce jour printanier pareille
A la miraculeuse abeille
Dont s’émerveillait saint François.

Inspecte et butine, ravie.
Les jardins du songe en passant,
Et compose un miel nourrissant
De tous les pollens de la vie.


PETITES PATRIES


Oh ! par un pur matin, sous un soleil si clair
Qu’il semble de l’ivresse éparpillée à l’air.
Découvrir, à cette heure où le travail sonore
En vibrantes rumeurs éclate avec l’aurore,
Un bourg laborieux dont le grêle clocher
De loin semblait vers nous pas à pas s’approcher !
Oh ! voir soudain dans sa rougeoyante atmosphère
Le forgeron robuste aux bras musclés qui ferre
Un cheval dont parfois bronche le chef allier !
Puis, le vieux tisserand courbé sur son métier,
Les enfans dont le groupe erre en bruyante escorte,
Le troupeau précédé de sa bergère accorte.
Et le roulier qui siffle, et le semeur qui va
Près du soc, chantant l’air qu’au hasard il trouva.
Et les vieilles chargeant du linge sur l’épaule !
Oh ! se convaincre, alors qu’on inspecte et qu’on frôle
Chaque seuil où le peuple attiré, riches, gueux,
Se grise de lumière en son instinct fougueux,
Qu’on a le même espoir et les mêmes chimères
Et le même idéal que ces fils et ces mères.
Et que c’est une part de la France qu’en soi
On grave, transporté d’allégresse et de foi !
Il n’est rien sur la terre, écoliers, qui m’emplisse
L’âme de plus de rêve et de plus de délice,
Et qui, muant mes vers d’argile en vers d’airain.
Me laisse un cœur plus fier sous un front plus serein...


LEONCE DEPONT.