Poésies - Géorgiques

Poésies - Géorgiques
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 701-708).
POÉSIES

GÉORGIQUES


L’HEURE VIERGE


Il rayonne une ivresse impondérable autour
Des âmes. Tout est fait d’innocence et d’amour.
Les oiseaux ont de la lumière au bout des ailes.
Les fleurs brillent afin que se hâtent vers elles
Les abeilles pour qui sentr’ouvriront leurs seins,
Et guettent le retour musical des essaims.
L’orbe rouge, dardant ses flammes purpurines,
Eclabousse un troupeau dont tintent les clarines
Lointaines comme autant de grêles angélus.
Les arbres, qu’un étau de givre n’étreint plus, .
Ont des frissons vermeils quand l’aurorale brise
De baumes fécondans les sature et les grise.
Le vent frôle en jouant, d’un baiser puéril,
L’herbe où s’épanouit le triomphe d’avril.
C’est la fête des cœurs dans la gloire des choses.
La joie et la candeur semblent à peine écloses.
Les souffles printaniers, subtils magiciens,
Dissipent les torpeurs et les sommeils anciens.
L’eau des sources polit les pierres qu’elle lave.
L’Astre plus chaud libère enfin la sève esclave,
Délivre les bourgeons de leurs geôles, revêt
Les plaines de ce tendre et précieux duvet

Qui, plus tard, deviendra la substance de l’homme.
La résineuse odeur des pins gonflés de gomme
D’un balsamique effluve emplit le tiède azur ;
Et, tandis que sanglote ou rit l’Esprit obscur
Qui rôde, et de la plante à l’animal circule.
Qui tremble, harmonieux, de l’aube au crépuscule,
Qui, tel qu’une pensée immense, anime tout.
Plus d’un rêveur contemple, immobile et debout,
N’osant bouger dans son extatique paresse,
De peur que le vivant décor ne disparaisse.

LE DUEL


Les deux jeunes taureaux se provoquent, hagards,
Et le brutal défi menace en leurs regards.
Vierges du joug, déjà leurs fronts, dont le poil frise,
Se cherchent, et déjà chaque mâle se grise
De colère ou bondit d’impatience et, quand.
L’œil aveuglé d’éclairs, les cornes se choquant,
Les rivaux, pleins de haine en leur orgueil farouche,
Luttent, l’audace au cœur et la bave à la bouche ;
Lorsque vibre le sol foulé des durs sabots ;
Qu’ivres enfin de rage, ils s’acharnent, plus beaux
De toute leur fureur qui beugle et qui s’irrite.
Nul ne croirait qu’un jour, selon l’antique rite.
Dans la plaine, à l’époque où l’on sème les blés,
Pour un labeur paisible humblement assemblés,
Les champions écumans seront ce couple grave
De qui le cou dompté subit la rude entrave,
Qui féconde la glèbe et creuse le sillon.
Et que mène un enfant du bout de l’aiguillon.

DEUX VIES


Chaque jour, un enfant timide, à la même heure.
Sort la vieille jument de la vieille demeure.
D’une allure très lente et comme résignés.
Tous deux s’en vont vers des pacages éloignés,
Et muets, à l’écart des bruits de la grand’route.
L’enfant médite auprès de l’animal qui broute.

Longtemps les deux amis reclus en quelque pré,
Dans les sentiers déserts d’un vallon retiré,
A la marge des bois qu’un vent triste balance,
Attendent que le soir tombe sur leur silence.
Puis, quand l’ombre envahit le tragique horizon ;
Lorsque au rouge Occident brûle un dernier tison.
Tel un foyer consume une flamme mourante,
Tous deux enfin, qu’un sort misérable apparente,
Dans la lueur suprême austèrement surgis,
Retournent d’un air grave à l’antique logis.
Or, à les voir errer, taciturnes, ensemble.
Sans qu’un désir parfois hâte leur marche, il semble
Que seul un charme obscur les puisse ainsi lier,
Et que leur vie au rythme étrange et régulier
Rapproche, indéchiffrable à l’œil visionnaire,
L’instinctive tendresse et l’âme embryonnaire.
Mais, de cette union si touchante, souvent
Mon esprit sonde en vain le mystère émouvant.
Dans l’énigme angoissante et confuse qu’il scrute,
Il ne sépare plus le pâtre de la brute
Et, sans trêve obsédé par un doute étouffant.
Il ne distingue plus la brute de l’enfant.

DERNIÈRE MOISSON


Les cieux par les premiers brouillards sont envahis,
Qu’aspire le soleil ou que le vent disperse ;
Mais, avant de sortir la charrue et la herse,
Le laboureur moissonne et rentre le maïs.

L’utile plante aux grains serrés, aux feuilles souples.
Est emportée ainsi qu’on recueille un trésor,
Et l’on voit s’éloigner, sous leur faix d’épis d’or.
Les chars que lentement traînent de graves couples.

Puis, de tous ces épis déjà jaunes et mûrs,
Qu’arrache un geste rude à la glèbe natale,
Longtemps la floraison radieuse s’étale
Et suspend ses dessins pittoresques aux murs.


Ils y forment l’agreste et simple draperie
Qui tapisse la grange ou revêt la maison,
Et c’est ainsi que meurt l’adorable saison
Où vibrent les clartés d’une grâce attendrie.

C’est ainsi que s’en va le mois tiède et divin
Où les logis brodés d’arabesques rustiques
Evoquent la douceur des travaux domestiques,
Le mois des fruits pourprés et du lumineux vin.

Poète, que jamais n’ont tenté les révoltes,
Tel, pour charmer nos yeux noblement asservis,
Décore la demeure ancestrale où tu vis
Des fiers espoirs qu’aux champs du songe tu récoltes.

Pare ainsi le foyer rayonnant des aïeux,
La maison par ta gloire et ton labeur ornée.
Pour que, de rêve en rêve et d’année en année,
Ton destin s’y déroule en jours harmonieux.

POUR LA VIEILLE FILEUSE


Comme on emplit, le soir, la lampe tutélaire
D’huile onctueuse, emplis ton cœur d’humilité,
Pour que le moindre effort te soit facilité
Et pour que la vertu la plus tendre t’éclaire.

Le rouet primitif que dirige ta main.
Epuisant le trésor doré des blondes laines
Mieux que les fuseaux vifs sous les quenouilles pleines.
Est doublement utile et doublement humain.

Car, si dans la tiédeur des étoffes tissées
Il promet d’adoucir le sort de l’indigent.
Par le bruit régulier d’un labeur diligent
Avec grâce il mesure et scande mes pensées.

Car, à cet instant même où tes agiles doigts
Du rouet monotone émiettent la cadence,
Le léger groupe en moi des strophes vibre et danse,
Et plus que l’indigent, fileuse, je te dois.


Ah ! puisqu’un saint travail te réclame à toute heure,
Modeste ainsi qu’il sied à qui répand un peu
De rêve devant l’homme et d’amour devant Dieu,
Parfume de bonté ta vie intérieure.

Et demeure, ô fileuse obscure, dont jouis
Tourner activement l’infatigable roue.
Celle que le poète à la fois charme et loue
Au rythme harmonieux de ses vers réjouis.

LES CORBEILLES


Dès l’aurore à la tâche, humble fille, et tressant
L’osier flexible avec un geste caressant,
Tu prépares la grâce intime des corbeilles
Pour les fruits savoureux et les grappes vermeilles.
La prune qui se change en miel pur sous la dent,
La pêche veloutée et l’abricot fondant,
L’oblongue poire d’or et la pomme arrondie.
Le raisin qui, plus tard vin de pourpre, incendie
La coupe où l’on oublie, en buvant, ses douleurs ;
Tout ce que promettait l’arbre en ses tendres fleurs.
Tout ce qui mûrissait en d’obscures argiles.
Dans les frêles réseaux que font tes doigts agiles.
Viendra s’amonceler, charmant l’espoir humain ;
Et les losanges clairs qu’entre-croise ta main.
Au rythme de ta voix qui vaguement chantonne,
Recevront les présens juteux du tiède Automne.
Douce vierge, à travers les mailles d’osier fin.
Pour étancher la soif, pour apaiser la faim.
Je vois, sous leurs duvets de soie et leurs peaux d’ambre,
Les pacifiques dons qu’illumine Septembre.
Récoltés en plein vent, cueillis aux espaliers,
Mais suspendus encore aux rameaux familiers,
Ils enfleront bientôt les corbeilles remplies.
Or, tandis qu’à ton gré, fille allègre, tu plies
Les brins souples, je songe aux labeurs non pareils
De tant de jours de pluie et de tant de soleils,

Et j’exalte avec joie en cet hymne où je mêle
Dans un triomphe égal votre gloire jumelle,
La terre, inépuisable en sa fécondité,
Et ton front où le Rêve a déjà médité.

LA LEÇON


Si rude que d’abord l’enseignement puisse être,
L’adolescent reçoit la leçon de l’ancêtre.
Celui-ci, de la voix ou du geste guidant,
Fin laboureur et tendre aïeul, l’élève ardent,
Contient sa fougue et, fier d’un des fils de sa race.
L’oblige à creuser droit l’obscur sillon qu’il trace.
Cependant qu’attentif et docile, l’enfant
Glisse en l’humide et grasse argile qui se fend,
Les bœufs au poil vermeil, qu’un joug noueux entrave,
Comprennent que cette heure est décisive et grave,
Car l’humble couple apporte au labeur accepté
Plus de vaillance encore et de solennité,
Et tout en lui, jusqu’à sa lenteur calme et saine,
Ajoute à la beauté rustique de la scène.
Le soc même, le soc moins lourd et plus humain,
Se laisse diriger par la novice main ;
Et déjà c’est un pacte ignoré qui se scelle
Entre l’enfant promis à la charrue et celle
Qui prodigue les blés et qui mûrit le vin.
Or, sachant qu’ici-bas aucun effort n’est vain,
La Nature, qu’on croit impassible, est en fête,
Et l’émoi radieux dont son ivresse est faite,
Comme aux temps primitifs des nomades pasteurs,
A l’infini s’exhale en souffles créateurs.

ÉMIGRANS AÉRIENS


L’antique laboureur, blanc comme un patriarche,
Sur le champ qu’une averse hier a fait bourbeux,
A l’œuvre depuis l’aube, infatigable, marche.
Et gravement parle à ses bœufs.


Comme d’anciens amis sa voix les encourage
Et demande un suprême effort à leur vertu.
La nuit gagne. Un troupeau rentre du pâturage.
Le murmure agreste s’est tu.

Un rayon frôle encor la chevelure rousse
Des ormes abritant quelques vagues logis.
De temps en temps un souffle aigre et qui se courrouce
En berce les sommets rougis.

Avant que l’ait atteint le flot crépusculaire,
Le vieillard veut finir un sillon commencé,
Et le champ d’où toujours il tira son salaire
Sera ce soir ensemencé.

Soudain, se détachant sur la pâleur des nues
Et fouettant l’air glacé des sereines hauteurs,
Passe, emporté vers des chimères inconnues,
Un long vol d’oiseaux migrateurs.

Les houles de l’espace et les remous de l’ombre
Accumulent en vain leurs obstacles mouvans ;
Ils franchissent des ciels où le rêve humain sombre,
Vainqueurs des brumes et des vents.

Ils traversent l’éther, dont ils fendent les ondes,
Sans escales, hâtifs, tels des oiseaux proscrits,
Et de la colonie aux ailes vagabondes
Tombent des clameurs et des cris.

Fins pilotes des mers sans rive et sans limite,
Ils plongent dans l’azur tant de fois exploré ;
Mais nul ne sait le but, fascinant comme un mythe,
Du pèlerinage ignoré.

Nul ne sait quel délice amer, quel doux martyre,
Quelle illusion tendre ou quel secret espoir,
Ainsi qu’un vaste aimant, vers le soleil attire
Ces nageurs de l’océan noir.


L’aïeul les aperçoit et s’arrête. L’œil fixe,
Il contemplé, attentif, le sanglotant essor,
La troupe aventureuse au langage prolixe,
Cinglant vers des horizons d’or.

Un instant sa pensée entraînée à la suite
Des pèlerins lancés au firmament bruni,
Dans le vertige altier d’une lointaine fuite,
S’enivre du même infini.

Il oublie un instant les tâches coutumières,
Le foyer primitif, les sites familiers,
Et songe à ce séjour des magiques lumières,
Où les oiseaux vont par milliers.

Puis, las bientôt des lieux où son esprit voyage,
Il reprend son labeur sous les reflets mourans.
Tandis qu’au Sud obscur s’efface le sillage
Des mystérieux émigrans.

Sa vision rapide à peine disparue.
Il sent, lui qui jamais ne s’est dépaysé,
Que rien ne vaut le sol ouvert par sa charrue
Et par ses mains fertilisé.

Il se dit que ce cadre étroit, témoin austère
De ses luttes, de ses douleurs, de ses travaux,
Est le seul où sa soif d’aimer se désaltère
A des courans toujours nouveaux.

Et, fièrement pareil aux élus de sa race.
Tel qu’un arbre en son coin de glèbe enraciné,
Du regard qu’à sa mère on réserve, il embrasse
La terre où son vieux cœur est né.


LEONCE DEPONT.