Poésies - Elégies et Symphonies

Poésies - Elégies et Symphonies
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 161-170).
POÉSIES

ÉLÉGIES ET SYMPHONIES


NOCTURNES


I


Tu es lasse… Le jour chancelle autour de toi ;
Le soleil pend, comme un fruit rouge, au coin du toit ;

Il s’écrase ; le ciel est une vaste plaie…
Tu restes, taciturne, accoudée à la baie ;

Tu attends que le crépuscule en sa pâleur
Dissolve le reflet de la dernière fleur ;

Tu as mis tes mains transparentes sur tes tempes,
Et tu as refusé qu’on allumât les lampes…

Tu soupires… De quoi te plains-tu, en laissant
Les dentelles peser sur ton cœur frémissant ? …

Le beau jour t’apporta ses dons comme un esclave :
Son soleil, ses parfums, son loisir chaste et grave,

Une pensée ardente au détour d’un roman,
Un scherzo de Chopin joué fiévreusement,

Des cris d’oiseaux, des cris d’enfants sur l’esplanade,
Dans la forêt une flexible promenade…


Tes instants, comme autant de vases furent pleins,
De bonheurs odorants… Cependant, tu te plains…

Tu te plains, sans qu’un mot précis lasse ta bouche ;
Tu te sens à la fois inquiète et farouche…

Tu es seule… Sois brave : accueille sans rougir
L’émoi nouveau par qui ton cœur va s’élargir,

Et, tandis que le jour s’alourdit et s’efface,
Ose enfin contempler ton désir face à face…


II


Parce que le soir las mêle à ton âme lasse
Un peu de sa langueur et de sa volupté,
Que ton corps, aux bras lents de l’ombre qui l’enlace,
Rayonne encor des feux dont le brûle l’été ;

Parce que, dans la chambre où le silence vibre,
Tu t’étires, soudain demi-nue, en pâmant,
Regrettant tes rigueurs, et d’être seule et libre,
Sans un nom sur ta lèvre à baiser en dormant ;

Parce qu’insomnieuse et lourde, à la fenêtre
Tu penches sur la nuit ton anxieux loisir,
Et que chaque parfum qui rôde et te pénètre
Multiplie en tes nerfs le frisson d’un désir ;

Parce que tu te sens grave, et que, dévêtue
Des confiants orgueils dont te parait le jour,
Tu t’animes, pareille à l’antique statue,
Tu te crois repentie et prête pour l’Amour…

Détrompe-toi. L’Amour a d’autres exigences
Que la fièvre d’un soir ou l’émoi d’une nuit ;
Il se venge âprement des longues négligences
Et sait remplir les cœurs d’un plus durable ennui…


S’il ne dédaigne pas l’ardente perfidie
Ni la complicité des soleils et des fleurs,
Il veut plus que l’appel que la chair lui dédie ;
Il fait monter aux yeux moins de feux que de pleurs.

Tu n’en seras pas quitte avec lui que tu n’aies
Répandu sous ses pas tes plus riches trésors,
Saigné secrètement ton sang par mille plaies,
Souhaité mille fois d’être semblable aux morts. »

Alors, tu te plairas parmi ta servitude,
Tu seras sans orgueil, et tu ne connaîtras
De l’univers, et de l’humaine multitude,
Qu’un visage adoré, deux lèvres et deux bras…

III


Non ; vous étiez trop belle et trop impérieuse
Sur la terrasse, au bord du lumineux été ;
Trop de fleurs vous faisaient une ombre radieuse,
Et trop de ciel s’était dans vos yeux reflété ;

Vous étiez trop mêlée à la splendeur des choses,
Trop sûre de mon cœur, de vous-même, et du jour,
Trop altière au-dessus des gazons et des roses :
Vous n’auriez pas compris mon ombrageux amour.

Déjà vous regardiez les mots que j’allais dire
Sur ma lèvre hésiter en craignant votre accueil ;
Entre mes cils mi-clos, j’ai vu votre sourire ;
Vous n’avez pas compris mon taciturne orgueil.

Vous n’avez pas compris… Mais ce soir, mais à l’heure
Où la jalouse nuit capte tous les rayons,
Où chaque tige cède au souffle qui l’effleure,
Où chaque parfum sombre en de frais tourbillons,

Où la plus svelte fleur, où la plus fière femme,
Comme sous le toucher de quelque lente main,
Sent fléchir sa corolle et se courber son âme,
Et longuement aspire au soleil de demain,


Guidés par le frisson de la source odorante,
Nous irons nous asseoir à l’angle du bassin
Dont l’eau toujours pareille et toujours différente
A, depuis trois cents ans, miré plus d’un beau sein.

Le multiple bosquet écartera ses branches
Devant nos pas liés par un rythme secret ;
Aux aguets sur son socle, entre ses nymphes blanches,
Diane semblera nous viser de son trait…

Vous prêterez en vain l’oreille pour entendre
Les conseils de l’orgueil, dans votre âme abattu ;
Quelque temps défaillante et lourde, et molle, et tendre,
Vous vous tairez ainsi que je me serai tu ;

Puis, débordant soudain de sanglots et de fièvres,
Vers moi vous dresserez, sans me dire encor rien,
Votre pâle visage et vos avides lèvres ;
Et c’est votre baiser qui cherchera le mien.


IV


Du balcon ténébreux où vous êtes venue
Accouder près de moi votre trouble incertain
Et rafraîchir l’ardeur de votre gorge nue,
Livrons nos yeux au parc si proche et si lointain.

Oublions que derrière nous la fête ondoie
Dans un déferlement de lumière et de bruit…
Voici que pour nous seuls s’éclaire et se déploie
Une fête plus pure offerte par la nuit.

Plus loin que le rectangle d’or de la fenêtre
Où glissent les profils tournoyants des valseurs,
Plus loin que la pelouse où l’on croit reconnaître
Les reflets trop précis des marbres et des fleurs ;


A l’endroit où les champs se mêlent aux feuillages,
Etrangère au délire où vous vous attardez,
La nuit, avec des eaux, des brises, des nuages,
Compose une féerie intime… Regardez :

La lune vers le lac laisse avec indolence
Pendre un voile brumeux qui s’accroche aux roseaux,
Et son rayonnement tire du bleu silence
Une vague harmonie éparse sur les eaux.

Un chemin où poudroie une impalpable cendre
Unit le firmament au sol mystérieux ;
Les astres confiants semblent prêts à descendre
Pour nous balbutier tous les secrets des cieux.

Des fantômes laiteux glissent entre les saules ;
Sur l’onde, qu’un brouillard, par instants, vient ternir
On croit voir des fronts las fléchir vers des épaules,
Des bras confus se tendre, et des lèvres s’unir.

D’innombrables soupirs confondant leurs haleines
Sortent du sein profond de la terre et des airs,
Mêlant tout ce qui vit dans les bois et les plaines
Aux vivantes lueurs des plus lointains éthers…

Livrez-moi votre main, et souffrez, taciturne,
Que, sans parler moi-même, et pâle à vos côtés,
Je vous guide parmi l’enchantement nocturne,
Vers qui vos troubles yeux oscillent, aimantés.

Jusqu’aux bords lumineux du lac où le ciel neige,
Nous irons en frôlant de fugaces contours ;
Nous plongerons ensemble au fond du sortilège…
Soudain nous oublierons et nos noms et nos jours…

Nous connaîtrons enfin nos âmes dévoilées
Sous la lueur féerique accrochée aux roseaux,
Et nos soupirs dans l’ombre, et nos ombres mêlées
Ne dérangeront pas la lune sur les eaux.


V


La forêt, que la nuit submerge de ses vagues,
Est un océan d’ombre où pendent des reflets…
Jusqu’au fond des halliers et des frondaisons vagues
La lune insidieuse a jeté ses filets.

Leurs mailles d’argent souple, ondulant sous les branches
Captent le rêve obscur de l’arbre et de l’oiseau…
Courbée au bord du ciel sur ses nacelles blanches,
L’ironique pêcheuse infléchit leur réseau.

Fuyons pour nos baisers leur lueur importune ;
Notre chaste secret s’ils allaient le saisir ?
Mais déjà nous sentons haleter et transir
Nos cœurs pris aux filets lumineux de la lune….


SOUPIRS DANS L’OMBRE (1917)


I


Un peu de répit, un peu rte repos,
Un peu de langueur auprès d’une amante,
A l’heure où le soir, déployant sa mante,
Emplit l’air de calme et les champs d’échos…

Un coin de terrasse, une mer qui chante ;
Un vent presque tiède ; un ciel presque bleu ;
Une étoile, au loin, qui sourit un peu,
A peine apparue, et déjà penchante…

Ne plus vous guetter, avions rôdeurs ;
Ne plus vous ouïr, cris des agonies ;
Ne plus vous pleurer, libertés bannies ;
Ne plus vous subir, cruautés, laideurs !…


Ne plus sursauter, ne plus vous entendre,
Coups sourds des obus, bruit sourd des sanglots,
Océan de sang dont montent les flots,
Désespoirs qui font tant de cœurs se fendre !…

« Mais oublier tout, huit jours seulement !…
N’être qu’un enfant dans des bras de femme,
Un rayon roulé vers un ciel de flamme,
Dans les voix du jour un balbutiement !

Puis, quand aux vergers roux du crépuscule
Le pesant soleil glisse comme un fruit,
Que sur les chemins rouverts à la nuit
L’écharpe du soir, violette, ondule,

Retrouver l’écho — dans les doux échos —
Des temps où l’Espoir se faisait entendre,
Où l’ombre était sûre, où l’âme était tendre,
Et goûter à deux, mains jointes, yeux clos,

Un peu de répit, un peu de repos !…


II


Sing me to sleep
( Chanson anglaise.)

Chante pour m’endormir à l’heure où le jour baissa…
Que ta voix murmurante absorbe chaque bruit ;
L’arbre soupire, et plie au vent qui le caresse ;
L’ombre sur les jardins flotte comme la tresse
De l’archange paisible envoyé par la nuit…

Chante pour assourdir le cri de ma détresse ?
Que ta voix me captive en un songe divin.
« Hélas ! depuis des mois la tempête nous presse…
Où sont nos lents loisirs et notre jeune ivresse,
Et nos gestes sans cause et nos projets sans fini ?…


Je me sens écrasé par la fatigue immense
De tant de jours Rendus vers de trop vains espoirs…
Il n’est plus de repos pour le monde en démence ;
Pour les cœurs suppliants il n’est plus de clémence :
L’avenir devant nous creuse des gouffres noirs…

On voudrait s’arrêter au talus de la route
Pour respirer la brise et cueillir une fleur…
Mais l’âme ne peut fuir le doute qui l’envoûte ;
Dans une âme plus vaste elle se sent dissoute,
Et toute douleur sombre en la grande douleur…

Endors par ton refrain le refrain de ma peine ;
Chante : nous sommes seuls près du fleuve qui luit…
Jusqu’à l’aube oublions quel destin nous entraine…
Sur une mer de sang mugit un vent de haine :
Où serons-nous demain ? Qui mourut aujourd’hui ?

Je ne veux rien savoir que ton chant et la nuit.


AUTOMNALE


Septembre a prolongé dans les deux crépuscules
Son baiser moite et frais sur le flanc du coteau ;
Aux cieux qu’hier mordait la dent des canicules
Flotte un azur fluide et moiré comme une eau.

Les échos et les cœurs, soudain plus vulnérables,
Au choc de mille bruits qu’ils ne percevaient plus
Tremblent ; et l’on entend les feuilles des érables
Se froisser, en tombant, au rebord des talus.

Les femmes, au jardin, frissonnent sous des châles,
Et, l’esprit obsédé d’on ne sait quel secret,
Croisent sur leurs genoux des mains longues et pâles
Où l’oblique réseau des veines transparait…

Te voilà donc, avec ton brouillard et tes larmes,
Ton front nueux chargé de taches de rousseur,
Tes regards alourdis de leurres et de charmes,
Tes espaces vibrants et ta feinte douceur,


Te voilà donc, insidieuse et décevante,
Saison de plénitude et de débilité,
Qui mêles, certains jours, en ta langueur savante,
Les frissons de l’hiver aux splendeurs de l’été,

Automne, saison double et que l’on dit perfide,
Conseillère de songe et de renoncement,
Toi qui rends incertain le cœur le plus avide,
Et par qui l’horizon s’appauvrit lentement !…

Tu n’es point accourue, alerte et bondissante,
Écrasant de tes pieds les flammes du chemin ;
Tu t’es insinuée, à l’aube, par la sente ;
Ton voile bleuissant fermait mal sous ta main…

Et je te trouve assise, Automne, au banc de pierre
Qui domine la paix du fleuve et du vallon,
Offrant ta pâle tempe blonde à la lumière
Qui glisse, en frémissant, du coteau pâle et blond.

Assis à ton côté, j’ai laissé mon épaule,
Tandis qu’autour de nous, encor, tout se taisait,
S’incliner vers ton sein que mon haleine frôle :
Tu n’es point redoutable autant qu’on le disait.

Tu n’as ni la lourdeur des Pomones antiques,
Ni le décharnement que te prêtait René
Quand, baignant ses cheveux de brises romantiques,
Tu le consolais mal du remords d’être né…

Tu sens la pomme acide et la ronce mouillée,
Et toutes les odeurs amères des jardins ;
Les émanations de la forêt rouillée
S’unissent dans ton souffle à des parfums lointains,

A de tièdes parfums de roses défaillantes
Venus, parmi les vents, de parcs où les rosiers,
Sans que nul se penchât vers leurs tiges ployantes,
Neigeaient sur les buissons de houx et d’arbousiers…


Je t’ai bien regardée : au fond de tes prunelles
Je n’ai lu ni remords, ni souvenir meurtri,
Et, comme tu sentais mes yeux errer sur elles,
Grave, tu t’es tournée, et puis tu m’as souri.

Tu m’as souri d’un doux sourire sans tristesse,
Jeune encore, chargé d’ineffables attraits,
Et, prenant en pitié mon doute et ma détresse,
En mots simples, tu m’as confié tes secrets.

Je connais désormais que tu n’es point perfide,
Qu’on ne risque nul sortilège à t’approcher,
Que ceux-là seulement dont l’âme est molle et vide
S’émeuvent de sentir ton souffle les toucher.

Tu ne conseilles point d’abdiquer ni de craindre,
Mais tu veux que, pour être impassible et vainqueur,
On sache définir jusqu’où l’on veut atteindre ;
Tu fais que l’on voit clair jusqu’au fond de son cœur.

Chacun de tes soleils luit comme une victoire ;
Tu ne laisses point perdre un seul de leurs rayons,
Et ta splendeur est plus douce et plus méritoire
Que celles que l’été prodigue en tourbillons

L’horizon défeuillé par toi se désencombre ;
Les mirages ardents qui dansaient dans les cieux
S’affaissent, absorbés par ta clarté plus sombre,
Et tu désires moins, mais tu sais vouloir mieux.

C’est pourquoi, souriant à la lueur qui joue
De ton pâle visage à tes fauves cheveux,
J’ai posé dans ta main fraîche mes doigts fiévreux,
Et j’ai mis sans trembler mon baiser sur ta joue…


MAURICE LEVAILLANT.