Poésies (Sainte-Beuve)/Seconde partie. Avertissement


AVERTISSEMENT



Je continue et j’achève, dans un court loisir qui m’est accordé, cette publication de mes Poésies sous leur forme dernière. Ceci en est la seconde partie, qui se distingue de Joseph Delorme par l’accent et par un certain caractère d’élévation ou de pureté. Si l’on cherchait le lien, le point d’union ou d’embranchement des deux recueils, j’indiquerais la pièce de Joseph Delorme : Toujours je la connus pensive et sérieuse…, comme celle d’où est née et sortie, en quelque sorte, cette nouvelle veine plus épurée. C’est ce côté que je n’avais qu’atteint et touché dans Joseph Delorme, qui se trouve développé dans les Consolations.

Nous avons presque tous en nous un homme double. Saint Paul l’a dit, Racine l’a chanté. « Je connais ces deux hommes en moi, » disait Louis XIV. Buffon les a admirablement décrits dans l’espèce de guerre morale qu’ils se livrent l’un à l’autre. Moi aussi, me sentant double, je me suis dédoublé, et ce que j’ai donné dans les Consolations était comme une seconde moitié de moi-même et qui n’était pas la moins tendre. Mais, devenu trop différent avec les années, il ne m’appartient aujourd’hui ni de la juger, cette moitié du moi d’alors, ni même d’essayer de la définir. Je dirai seulement, au point de vue littéraire, que les Consolations furent celui de mes recueils de poésies qui obtint, auprès du public choisi de ce temps-là, ce qui ressemblait le plus à un succès véritable ; on m’excusera d’en avoir réuni les preuves et témoignages dans un petit chapitre-appendice. Bayle a remarqué que chaque auteur a volontiers son époque favorite, son moment plus favorable que les autres, et qui n’est pas toujours très-éloigné de son coup d’essai. Pour moi, quoique ma vie littéraire déjà si longue et, pour ainsi dire, étendue sur un trop large espace, me laisse peu le plaisir des perspectives, il en a été cependant ainsi pendant un assez long temps ; et quand je m’arrêtais pour regarder en arrière, il me semblait que c’était en 1829, à la date où j’écrivais les Consolations, que j’aimais le plus à me retrouver et qu’il m’eût été le plus agréable aussi qu’on cherchât de mes nouvelles. Je le dis de souvenir plutôt que par un sentiment actuel et présent ; car à l’heure où j’écris ces lignes, engagé plus que jamais dans la vie critique active, je n’ai plus guère d’impression personnelle bien vive sur ce lointain passé.


Ce 16 juin 1862.