Poésies (Poncy)/Vol. 1/La Barque blanche

PoésiesI (p. 132-136).

LA BARQUE BLANCHE

ballade fantastique


I


Chantez, flots du détroit. Votre fée est éprise

D’un beau pêcheur qui l’a surprise
Dormant sur vos bords enchantés.

Au lieu de voyager sur vos fumantes croupes,
Elle pleure, cachée à l’ombre de vos groupes.
Pour apaiser ses maux, flots du détroit, chantez.


II


Un pêcheur la surprit. « C’est mon cœur qu’elle guette,

Ah ! dit-il, fuyons sa baguette. »

Mais elle ouvrit son œil ardent,

Et le pécheur eut beau faire force de rames,
Il eut beau, pour la fuir, violenter les lames,
Tout fut vain : elle avait reconnu l’imprudent.

Quand la fée appela de sa voix de sirène

La barque à la blanche carène
Que les flots emportaient toujours,

Le pécheur répondit : « Tu viens trop tard. À l’ange
Qui s’est donnée à moi, je me dois en échange.
Je ne m’appartiens plus ; cherche d’autres amours. »

Depuis ce jour on dit que, triste, elle médite,

Et qu’une vengeance inédite
Couve en sa poitrine d’airain.

Mais, Seigneur, que vient faire ici la barque blanche ?
La fée, avec transport, vers la voile se penche,
Et sa voix redoutée appelle le marin.


III


« Noble enfant qui, la nuit, pêches
« Le corail de mon séjour,
« Qui dors dans mes algues sèches,
« Respires mes brises fraîches,
« Viens… pour toi je meurs d’amour !

« Viens, enfant, viens que je voie
» Les jours dorés que tu perds,
« Dans mon palais plein de joie,
« Couler sur des lits de soie.
« Je suis la reine des mers.

« Viens ! à l’heure où j’y pénétre,
« L’aube nue y tient sa cour.
« Là, les désirs de bien-être
« Sont comblés avant d’y naître.
« Viens, pour toi je meurs d’amour.

« Les jours qu’on passe sur l’onde,
« Comme l’onde sont amers ;
« Livre-moi ta tête blonde
« Pour que d’amour je l’inonde.
« Je suis la reine des mers !


— « Tes plaisirs, tes trésors, les perles de ta robe,
Ton palais qu’à nos yeux la mer sombre dérobe.
Tes plafonds de corail où tes doigts ont sculpté
Mille groupes lascifs de dieux et de sirènes,
Les hymnes infinis des flots que tu refrènes,
Toute cette richesse à faire envie aux reines
Ne vaut pas un baiser de ma chaste beauté. »

— « Tu veux donc me tuer, » dit tristement la fée ?
Et puis elle ajouta d’une voix étouffée :
« Pourtant si je voulais je me ferais aimer !
Mes désirs sont des lois ; il suffit que j’ordonne
Pour qu’à mon gré la mer mugisse et le ciel tonne.
— Il découvrit son sein : « Vois-tu cette madone ?
Elle t’empêchera, dit-il, de me charmer. »

— « Ingrat, dit-elle alors, tu méprises ma flamme…
À souffrir tes dédains j’avais contraint mon âme,
Mais nul mortel en vain ne brave mon pouvoir. »
Et, flagellant la mer de sa rouge baguette,
Un nuage de feu s’épaissit sur sa tête ;
Et son cri formidable évoqua la tempête,
Qui monta dans le ciel comme un grand aigle noir.


IV


Dieu ! la mer hurle et se soulève ;
Et l’éclair, aigu comme un glaive,
Des flots éperonne le front ;
Et, par un bras fatal poussée,
Sur la falaise courroucée
La nacelle blanche se rompt.

Et dans une horrible caverne,
Un spectre au regard creux et terne

Entraîne le pécheur brisé,
Tandis qu’une roche qui tombe
L’enferme, comme en une tombe,
Dans cet enfer improvisé.


— M’aimes-tu maintenant ? dit une voix de femme ?
— Non, cria le pêcheur ; non, non, fuis, spectre infâme !
— Une dernière fois, veux-tu m’aimer ?
Une dernière fois, veux-tu m’aimer ?— Non.
Une dernière fois, veux-tu m’aimer ? NON— Meurs !
Et la mer entendit d’infernales rumeurs,
Comme en jette aux glaciers l’ours que l’hiver affame.


V


Le lendemain, on vit flotter auprès des bords
Les débris mutilés de la blanche nacelle.
La pâle fiancée y vint chercher le corps
De celui qui mourut pour lui rester fidèle ;
Mais elle ne trouva que de sanglants lambeaux
Que l’on ensevelit dans ces grèves funestes ;
Et la grossière croix qu’on planta sur ces restes,
Du meurtre du marin accuse encor les flots.



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