Poésies de Marie de France (Roquefort)/Fable XXVI

FABLE XXVI.

D’un Estanc plain de Reines,
alias
Des Reinoilles[1].

Jadis avint q’en un estanc
Entur les rives et ou fanc[2],
Ot de Raines grant cumpaignies
Qui de lunc-tens i sunt nurries.

Là desdengnèrent arester[3],
A la terre volrent aler.
A la Destinée crièrent
Suventes feiz li demendèrent,
Que Roi lur déust envéier
[a]Qe d’autre cose n’unt mestier[4].10
Qant maintes foiz orent proié,
La Destinée a envéié
Enmi cele eaue un Trunc de jor,
Dont eles orent grant paor.
[b]Cele qui près dou Trunc esteit
Quant vit ke ne se removeit[5],
Ses cunpaignes a apelées
Si sunt ensanble au Trunc alées ;
Puis le saluent come Rei
E chascune li promet fei[6]20

Tutes le tienent pur Sengnour,
Si li portent mult grant honour.
E quant li Truns ne se remut,
Celes virent bien que il s’estut[7]
Emmi cele eawe tut en pès,
Sor lui muntèrent à un fès ;
Lur vilanie sor lui firent,
El funs de l’iaue l’embatirent[8].
A la Destinée revunt
Roi demandent kar point n’en unt,30
Malvaiz fu cil que lor duna ;
Car Destinée i envoia
Une Culuevre grant è fort,
Qui les deveure et trait à mort.
Tutes furent en grant turment,

Lors crièrent plus eigrement
A la Destinée merci[9],
Quel lur ostast cel anemi.
La Destinée respundit
Nenil, nenil, je vus sufri40
Trestutes voz vulentez fère,
Seignur éustes débonère[10]
Vileinement le hunésistes,
Or l’aiez tel cum le quésistes.

MORALITÉ.

[c]Ensi avient plusur le funt
Des buns Segnurs quant il les unt ;
Tuz-jurs les woelent défoler[11],
Ne lor sevent honur garder.
[d]Kar s’il nès tienent en destreit[12]

Pur eaus ne ferunt tort ne dreit :50
A tel se prenent qui destruit,
[e]Au daarain s’emplengnent tuit[13],
Lors regretent lur bun Segnur,
Cui il firent la deshonur.


  1. La Fontaine, liv. III, fab. IV. les Grenouilles qui demandent un Roi.

    AEsop., fab. 170.

    Phædr., lib. I, fab. 2, Ranæ Regem postulantes.

    Romul. Nil., lib. II, fab. 18.

    Anon. Nil., fab. 21.

    Cette fable se trouve aussi dans le roman du Renard, d’abord composé en françois, par Pierre de St.-Cloud, trouverre du XIIe siècle. Depuis il a été traduit en allemand, ensuite retraduit et donné en françois comme un ouvrage germanique. Voy. Notices des manuscrits, tom. V, p. 294 et suiv. Catal. de la Vallière, tom. II, p. 191.

    Glossaire de la langue rom., tom. II, p. 768.

    Le Grand, Fabl. in-8o, tom. I, p. 392.

  2. Dans les endroits fangeux.
  3. Elles ne vouloient plus demeurer.
  4. Qu’elles n’ont besoin d’autre chose.
  5. Une grenouille qui se tenoit près du tronc s’appercevant qu’il ne se remuoit pas appela ses compagnes.
  6. Promettre foi, le poëte a supprimé le mot hommage qui presque toujours lui étoit réuni. C’étoit la soumission que le vassal faisoit au seigneur du fief dont il relevoit, pour lui marquer qu’il étoit son homme de corps, son homme lige, qu’il lui étoit entièrement dévoué, et qu’il pouvoit compter sur sa fidélité. Quant à l’hommage, c’étoit l’engagement que l’on prenoit envers son seigneur, de le servir en toutes occasions, de combattre pour lui en certains temps ou suivant la coutume du lieu et de le défendre de son propre corps. L’hommage lige différoit du simple ou plein hommage, en ce qu’il étoit très solennel ; pour les nobles, il se faisoit tête nue, les mains sur les évangiles ou sur les reliques, un genou en terre, sans ceinture, sans épée, et sans éperons.
  7. Qu’il restoit au milieu de l’eau sans bouger.
  8. Le précipitèrent, le plongèrent.
  9. Miséricorde, pardon de misericordia.
  10. Doux, bon, tranquille ; vous l’avez maltraité et déshonoré, maintenant gardez celui-ci, puisque vous l’avez demandé.
  11. Avilir, outrager.
  12. Et s’il ne les tient en oppression, s’il ne les mène pas durement.
  13. Tous se plaignent au dernier arrivé.
Variantes.
  1. Car d’autre rien n’orent mestier.

  2. Cele qui près del tronc estuit,
    Quant ele vit que il ne se muit,

  3. Ensi vos le di sont plusor
    Qant ont debonaire seignor.

  4. S’il nès tient auques en destroit,
    Ne font por lui ne tort ne droit.

  5. De lor avoir maine son bruit.
    Autre version.
    De lor avoir font lor déduit.