Poésies (Lope de Vega, 1918)

Poésies (Lope de Vega, 1918)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 174-181).
POÉSIES


À JAMAIS


Lorsque la nuit revient, assombrissant la terre,
Illuminant les cieux,
J’évoque éperdument ta voix dans le mystère,
Et dans l’ombre tes yeux.

Mon cœur comme le tien obstinément fidèle,
Te garde son amour.
Et ne se lasse pas, bien-aimée immortelle,
D’attendre ton retour.

Je ne te cherche pas dans les lieux qu’on redoute,
Parmi les spectres froids ;
Car je te sens vivante, et même quand je doute,
Tu sais bien que je crois.

Ceux qui se sont aimés comme nous nous aimâmes
Ne sont pas séparés
Par la mort qui ne peut anéantir les âmes
Ni leurs liens sacrés.

Quand de deux cœurs unis, l’un part et l’autre reste,
On est tout étonné
De voir que l’isolé, par son frère céleste
N’est pas abandonné.


Leur fidèle union par l’épreuve suprême
Est scellée à jamais ;
L’un moissonne déjà, tandis que l’autre sème :
Ensemble ils ont la paix.

Ils traversent le voile, ils franchissent l’abime,
Les gouffres noirs et sourds ;
Ils savent malgré tout par un instinct sublime
Se retrouver toujours.

L’un de vos enfans chante, ô Christ, et l’autre pleure ;
Ils sont vôtres tous deux,
Et l’un dans l’âpre exil, l’autre en votre demeure,
Ensemble ils sont heureux.

Parce qu’ils ont aimé, soumis à la loi sainte,
Au décret paternel,
Ils demeurent unis dans une même étreinte
Par l’Amour éternel.


LA COMMUNION SUPRÊME


Avons-nous enfoui le meilleur de nous-mêmes
Dans la tombe précoce où nous avons laissé
L’espoir de l’avenir, le bonheur du passé
Avec un doux fantôme aux traits muets et blêmes ?

Gémirons-nous sans fin sur nos trésors suprêmes
En traînant un cœur lourd mortellement blessé ?...
Non, ils ne gisent pas au sépulcre glacé ;
Je sais bien que tu vis, chère âme, et que tu m’aimes.

Quand sous le ciel brumeux qui nous semble de fer,
Nous partageons le pain que nous trouvons amer,
D’autres sont près de nous autour de notre table.

Nous ne livrons pas seuls le combat surhumain :
Debout, des deux côtés du voile redoutable.
Les vivans et les morts se tiennent par la main.



LA MER DÉSERTE


Entre les oliviers, la Méditerranée
S’étend déserte au pied des monts ; l’air est serein ;
C’est l’heure où s’attendrit le cœur du pèlerin,
C’est la chute du jour, le déclim de l’année.

D’une étrange clarté l’eau bleue est couronnée ;
Au loin, pas une voile à l’horizon marin.
Dans cette solitude immense, à ton chagrin,
Pauvre âme en deuil, ne te crois pas abandonnée...

Les astres qui vont luire au ciel sont moins nombreux
Que tout autour de toi l’essaim des bienheureux,
Des esprits fraternels, attentifs à ta plainte.

Évoque avec amour chaque ange qui t’est cher :
Soyez bénis, saints et martyrs !... L’angélus tinte...
Salut, Vierge Marie, étoile de la mer !


CLÉOBIS ET BITON


La nuit triste envahit le foyer solitaire ;
La brume de l’automne a voilé ciel et terre ;
Silencieuse et vide à présent, la maison
Frémit au vent glacé de l’arrière-saison.
Ses vitres ont flambé du perron jusqu’au faite
Au coucher du soleil, comme pour une fête,
Mais l’illumination trompeuse a peu duré,
Les choses ont repris leur deuil morne et sacré.
Mon âme alors dans le passé se réfugie,
Et mainte vision devant elle surgie.
Mainte légende apprise en la paix d’autrefois.
L’emportent loin du soir qui tombe sur les bois...
Voici les oliviers de l’Argolide antique,
L’air bleu qui joue autour des piliers d’un portique,
Des palmes ombrageant un temple au clair fronton
Où deux noms sont inscrits : Cléobis et Biton.

Ils souriaient à la lumière enchanteresse,
Ces athlètes jumeaux, enfans d’une prêtresse,
Qui pour servir leur mère, en leur zèle pieux.
Avaient trainé son char jusqu’à l’autel des dieux.
Elle, ayant parcouru le cœur gonflé de joie
Sa route transformée en triomphale voie,
Demanda pour les fils qui la comblaient d’honneur
Aux immortels clémens le plus parfait bonheur.
C’était par un matin d’été bruissant d’abeilles,
Où les jardins n’étaient que roses sous les treilles,
Où, sous les longs baisers du flot pur et changeant.
Le rivage luisait comme un grand arc d’argent,
Un de ces jours si beaux où la douceur de vivre
Ainsi qu’une liqueur délicieuse, enivre.
La bienheureuse mère, après avoir prié
Avec des pleurs d’amour, eut un geste effrayé,
Quand soudain elle vit, au seuil même du temple.
Ses deux fils qui semblaient s’être endormis ensemble.
Et d’un grand cri les appela... Mais à sa voix
Ils demeurèrent sourds pour la première fois,
Car mourir dès l’aurore est la faveur suprême
Que le ciel pitoyable accorde à ceux qu’il aime.

Héroïques enfans qui nous avez comblés
De joie, et nous laissez maintenant désolés.
Vous l’avez méritée aussi, la récompense
Que la pitié divine à nos peines dispense ;
Vous êtes délivrés !... Si déjà les anciens
Déclaraient que la mort est le plus grand des biens.
Même pour la jeunesse, élite de la race,
La refuserons-nous à votre noble audace.
Nous qui savons que cette mort, en vérité.
N’est que le premier pas dans l’immortalité !


DOUCE FRANCE


Un pays où le peuple est joyeux et hardi.
Où, dans un parler clair, son cœur vaillant s’exhale,
Où fond au soleil du midi
La brume septentrionale.


Des forêts où l’on boit un air de liberté,
Mainte ville qui fume et luit sous la lumière,
Souriante avec majesté,
Royalement hospitalière.

Des plaines où s’étale un fleuve au cours changeant,
Des rives où mugit et chante la mer libre,
Et des monts couronnés d’argent
Autour desquels un beau ciel vibre.

Des champs où l’été vif mûrit pampres et blés,
Des prés où l’herbe haute au vent joue et s’incline,
Des vergers de fleurs constellés
Escaladant mainte colline.

Quelque humble toit caché sous les arbres, parmi
Les landes et les bois qu’Avril fera renaître,
Une lampe au regard ami
Qui brille près d’une fenêtre.

Une jolie enfant qui se pare d’un rien.
Dont la fine gaieté, la grâce tendre et fière,
Sont l’apanage et le vrai bien,
Alouette au chant de lumière.

Un chevet que le Christ en croix paraît bénir,
Un foyer où la mère est une Providence,
Des berceaux rythmant l’avenir
Et ses rêves par leur cadence.

Images qu’avec soi l’on emporte au péril,
Souffles, couleurs, parfums, rayons dont l’âme est faite
Et qui lui semblent dans l’exil
Une félicité parfaite.

C’est de cela qu’on vit, là que l’on met son cœur,
En ces choses qu’on croit, et pour elles qu’on prie,
Qu’on lutte, qu’on souffre et qu’on meurt,
Car cela, c’est notre patrie.



LE DEPART


A la voix du clairon, à l’appel du tambour,
Nos frères, nos époux, nos enfans, nous les vîmes,
Tous ces êtres voués aux martyres sublimes,
Gravement, fièrement, nous quitter tour à tour.

Espéraient-ils alors comme nous le retour ?
Ils nous le laissaient croire... Ardens et magnanimes,
Portant sur un front clair la marque des victimes,
Ils partaient, le cœur plein d’un magnifique amour.

Les fleurs à leur fusil, le rire sur leur bouche
Ne dissimulaient pas leur volonté farouche :
A l’offrande suprême, ils étaient résolus.

Maintenant que leur sang et vos larmes amères
Ont sauvé ce pays, vous savez bien, ô mères,
Que ce sont les meilleurs qui ne reviendront plus.


LA CROIX DE BOIS


Les vivans, les vainqueurs, parés des fiers insignes,
Défileront sous l’Arc de Triomphe un jour clair
Où l’âme de la France illuminera l’air,
Et de l’amour de tout un peuple, ils seront dignes.

Leurs prouesses sans nombre ont illustré nos lignes ;
Ayant bien défendu ce qui leur était cher,
Ils goûteront, parmi les enfans de leur chair,
Les fruits de leurs hauts faits et le vin de leurs vignes.

Mais quel sera le prix des actes les plus beaux ?...
Les branches que l’on croise au chevet des tombeaux,
Blanc symbole incliné vers la terre profonde,

Croix de bois que Jésus le Rédempteur porta
Et qui, phare divin, rayonna sur le monde,
Quand le Juste mourut pour nous au Golgotha.



À PIERRE BONTEMPS, SCULPTEUR


En vain, pendant longtemps, nul n’a parlé de toi ;
Tu fus l’égal des plus fameux, comme l’atteste
Ce beau vase de marbre où dort le cœur d’un roi.

Maître que noblement ton œuvre manifeste.
Et qui survis par elle ici-bas, aujourd’hui,
Tu t’es caché ; tu fus trop fier ou trop modeste.

Loin du tumulte et des rumeurs, tu t’es enfui
Dans l’austère atelier de labeur et d’étude
Où ne pénètre pas le dégoût, ni l’ennui.

Jour après jour, penché sur ta besogne rude,
Sentant chaque matin s’accroître ta vigueur,
Amoureux du silence et de la solitude,

Tu travaillas, heureux de te sentir vainqueur,
De voir sous tes doigts vivre et resplendir la pierre,
Et dans le marbre pur tu mis aussi ton cœur.

Artiste qui venais d’un pays de lumière,
De la Provence où si joyeux est l’horizon,
L’évoquais-lu parfois en fermant la paupière ?

Le Nord le semblait-il une morne prison ?
Ces reines de beauté qui furent tes modèles,
Vinrent-elles jamais habiter ta maison ?

As-tu langui, souffert, pleuré pour l’une d’elles ?
Ton art italien trahit-il un regret ?
Connus-tu la douceur des tendresses fidèles ?

Qui nous révélera quel désir t’inspirait.
Quel souvenir hantait ta mémoire asservie ?...
Glorieux inconnu, tu gardes ton secret.


Nul regard curieux ne fouillera ta vie ;
De toi rien n’est resté qu’une urne et qu’un tombeau
Bon ouvrier, loyal travailleur, je t’envie !

Tu fis honneur à l’art que tu pris pour flambeau.
Et dédaigneux sans bruit des ambitions vaines,
Tu prouvas fièrement que ton songe était beau.

Puisqu’un peu de ton sang palpite dans mes veines.
Enseigne-moi ton sage orgueil, ô cœur allier
Qui sus transfigurer tes désir et tes peines !

Apprends-moi le labeur qui saisit l’être entier
Et qui, par sa vertu réalisant nos rêves.
De fantômes divins peuple un obscur sentier.

Heureux qui, comme toi, peut de nos âpres grèves
Un jour monter en paix vers un soleil plus haut.
Emportant son amour profond, ses larmes brèves,

Et ne laissant de soi qu’une œuvre sans défaut !


VEGA.