Poésies (Léonce Dupont, t. 5 1911)

Poésies (Léonce Dupont, t. 5 1911)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 420-430).
POÉSIES

LE RÊVE DES SOIRS


L’URNE CLOSE


La vie a consumé tout ce qui me fut tendre,
Tout ce qui me fut doux, tout ce qui me fut cher ;
Et maintenant, déçu dans mon âme et ma chair,
Je n’ose rien du sort inexorable attendre.

Avec dévotion, dans cette urne, ô passant,
J’ai scellé pour jamais, silencieux et triste,
De tant d’amour le peu de cendre qui subsiste,
Et ce qui reste aussi d’un rêve éblouissant.

Disparais sans jeter un regard en arrière ;
Mais, avant de partir, et puisque j’ai pleuré,
Courbe un genou devant le vestige sacré,
Et laisse une pensée avec une prière.

SOIR IMMACULÉ


Je le sais. De frôler ton corps je suis indigne.
Le vol noir du hibou n’ose effleurer le cygne,
Et la colombe a peur du chat-huant plaintif.
Le lys est, je le sais, un frais symbole, et l’if

Un sombre emblème, et nul lien d’amour n’attache
Cet arbre sans lumière à cette fleur sans tache.
Je sais qu’au sol natal ton pas est si léger,
Quand tu traverses, grave et tendre, le verger,
Que sur l’herbe sa trace est à peine sensible.
Je sais que ta candeur hante l’Inaccessible,
Et que rien ne prévaut contre ta pureté.
Mais tout l’ample frisson du feuillage agité
D’un souffle, tout l’émoi des roses que la brise
Disperse, tout l’éclat de l’étang qui s’irise,
Toute l’agilité des oiseaux innocens
T’enveloppent à ton insu d’un vague encens,
Et l’immense Nature, ô vierge, semble faite
Pour offrir à ta grâce adorable une fête.
Or, j’oserai mêler, ce soir, si tu le veux,
À l’hommage naïf traduit en si doux vœux,
Bien que tant de vertu, pour le monde cachée,
Jamais d’un pied charnel ne puisse être approchée
Et qu’aucun bras humain ne la doive saisir,
L’écho d’une prière et l’ombre d’un désir.

SOIR PRÈS DE LA MER


Les genêts d’or frissonnent sur la lande
Où, taciturne, un pâtre vient s’asseoir.
triste Amour, combien ma peine est grande,
Ce soir !

Mes yeux soudain fondent en larmes chaudes
Ainsi qu’au temps où sa voix me parla.
O jeune Amour, est-ce donc toi qui rôdes
Par là ?

C’est toi ! c’est toi ! Bien que la vie efface
Une candeur dans l’homme chaque jour,
Ton souffle ardent me brûle encor la face,
Amour !


Je reconnais l’implacable hantise
Qui fit frémir tout mon être d’émoi,
Et l’ancien feu que ton haleine attise
En moi.

Je reconnais ces transports et ces fièvres
Que je croyais pour jamais endormis,
Cruel Amour, et je te tends les lèvres,
Soumis.

Un astre éclôt au levant, fleur sans tige.
Amour, ô joug que j’ai tant désiré,
Je me prosterne et subis ton prestige
Sacré.

Mais, si je dois consumer à ta flamme
Ce faible cœur qui trop peu se défend,
Du moins, Amour, rends-moi ma petite âme
D’enfant.

SOIR AU LARGE


Calmé, le vent apporte à la voile arrondie
Sa caresse plus molle et son chant moins amer.
Le soleil, que s’apprête à dissoudre la mer,
D’un resplendissement de moires l’incendie,

La rouge immensité semble en feu. Nous glissons
Sur de l’or écarlate et fluide, en extase
Devant le magnifique occident qui s’embrase,
Éclaboussant les flots de lumineux frissons.

Engloutis-nous, ô mer, avec notre beau rêve.
Tous les mots enchanteurs nous les avons ouïs,
Par toutes les clartés nous restons éblouis,
Heureux qu’en toi, ce soir, notre destin s’achève.


Que laisserait la vie à nos cœurs maintenant
De plus exquisement suave que ces heures ?
Referme-toi sur nous, divine mer qui pleures
Au déclin de ce jour magique et rayonnant.

Qui sait ce que demain réserve à tant de joie ?
Qui sait ce que nous garde, hélas ! le sort jaloux ?
Dans ton écume, ô mer berceuse, engloutis-nous,
Tandis qu’autour de nous comme en nous tout flamboie.

Et nous n’évoquerons en ton sein refermé,
Entraînés par le rythme éperdu de la houle,
Quand la pourpre du ciel sur l’Océan s’écroule,
Que cet instant d’ivresse où nous aurons aimé.

SOIR EN MONTAGNE


J’ai gravi, par ce beau crépuscule d’été,
Ta cime abrupte, ô mont, noir de gorges secrètes,
Qui te casques de rocs et de sapins te crêtes,
Et jusqu’au plus altier faîte je suis monté.

La clarté déclinante enveloppe les choses.
Un calme élyséen plane. A peine distincts,
Quelque cloche, un torrent font vibrer des lointains
Noyés dans un brouillard tissu de gazes roses

Rougis d’obliques feux, des troupeaux mugissans
Mêlent, semant les prés de taches purpurines,
Aux tintemens épars l’angélus des clarines,
Et du mont solitaire animent les versans.

Une sereine extase, une paix infinie
Me gagnent. Le soleil, à peine disparu,
Couronne les sommets voisins, où l’ombre a crû,
Des pourpres de sa brève et royale agonie.


Des trésors oubliés de tendresse et de foi
S’offrent à ma pensée en qui tout s’exagère.
J’imagine qu’avec plus de fraîcheur légère
Mon âme de dix ans se renouvelle en moi.

Déjà transfiguré d’ivresse intérieure,
Je me refais petit, ingénu ; je reviens
Sans nul effort à des souvenirs très anciens,
Comme va ce qui passe à ce qui seul demeure.

Puis, délivré d’un corps presque immatériel,
Ma candeur reconquise en sa grâce enfantine,
Sur des illusions sans nombre je butine,
Abeille heureuse éclose à la saison du miel.

Et je crois, tellement l’atmosphère est subtile,
Respirer un air vierge où des baumes divins
S’épandent, exhalés d’invisibles ravins,
Et vivre un de ces soirs que le Rêve distille.

Des paysages d’or s’évoquent enchanteurs,
Et des impressions ressuscitent naïves.
Je suis le fil d’un fleuve aux lumineuses rives,
Au caressant murmure, aux suaves senteurs.

Et le courant m’entraîne aux chères nostalgies
De limpides séjours et d’horizons élus,
Si tranquilles, si purs, que je ne les vois plus
Qu’à travers la splendeur d’exaltantes magies.

Et, quand je redescends vers les hommes, longtemps
Ébloui d’un reflet du passé qui persiste,
Je médite d’un cœur moins amer et moins triste
Sur ce mystérieux au-delà que j’attends.



SOIR DANS LA PLAINE


Je me sens le cœur lourd de peines incomprises,
Et pour vous je voudrais les confier aux brises ;
Mais les vents, dans leur vol si frais et si léger,
Oseront-ils d’un faix douloureux se charger ?
L’ample azur est doré de nuages. Des baumes
Circulent. L’horizon, que peuplent d’humbles chaumes,
S’achève en irréelle et fluide clarté,
Et, pour la mieux fixer dans ce cadre enchanté,
J’évoque votre image obstinément fidèle,
Et je crois que tout vibre et palpite autour d’elle.
Or, peut-être à cette heure unique évoquez-vous
Aussi le très ancien amour, d’autant plus doux
Que l’ont déjà flétri les rapides années,
Et qu’il exhale, ainsi que les plantes fanées,
Son plus suave arôme en mourant… Oui, ce soir
J’ai le cœur lourd de nul ne sait quel vain espoir
À la fois si fragile et si mélancolique
Que je le baise ainsi qu’on baise une relique,
Et que j’aspire, avec le jour presque aboli,
À descendre au tombeau pour savourer l’oubli.


SOIR EN FORÊT


La nuit qui tombe ajoute un peu de son mystère
Aux mystères de la forêt.
À travers un brouillard chaque arbre transparaît,
Majestueusement austère.

Oh ! le mélancolique et pur silence ! Un cerf
Sort des taillis la tête haute,
Et des bois frémissans, dont il fut toujours l’hôte,
Ecoute mourir le concert.


Tout s’apaise : le vent dans les cimes chenues
Et ces coups de hache lointains
Par quoi des troncs altiers s’achèvent les destins,
Eux qui vivaient parmi les nues.

Un solennel effroi me gagne. Je reviens
Au logis embaumé de roses,
Sentant mieux la douceur de ces paisibles choses
Dont le temps a fait des liens.

Je reviens au foyer dont m’attire la flamme
Au fond du soir illimité,
Et qui résume, en sa pieuse intimité,
Toutes les tendresses de l’âme.


SOIR DANS UN PARC


Recueille-toi, poète, et contemple. C’est l’heure
Merveilleuse où l’ardent crépuscule t’effleure,
Et c’est l’heure où l’agile agneau suit en bêlant
Le troupeau qui, les pis gonflés, rentre plus lent
Et flaire la tiédeur des étables lointaines.
Voici le parc. Voici les vasques, les fontaines,
Le perron que la pluie ou le vent mutila
Et les arbres témoins d’autres siècles. C’est là,
Poète, souviens-t’en jusque dans l’agonie,
Que l’aveu chaste est né sur sa lèvre bénie
Et qu’elle fit soudain resplendir à tes yeux
Tout l’éblouissement du soir mystérieux,
Comme un divin sourire apporta l’espérance
Au grand visionnaire exilé de Florence.
Si tu pouvais, poète, exprimer ce qu’en toi
A laissé cet aveu de douceur et de foi,
D’émotion naïve et de sainte allégresse,
Ah ! comme un baume errant dont la fraîcheur caresse,

L’hymne délicieux jailli de ton cœur fier
D’un tel arôme et pour jamais emplirait l’air,
Que la terre en serait suavement grisée ;
Poète, souviens-toi de ta peine épousée,
De tes deuils partagés, de ton rêve compris,
Dans la communion des lumineux esprits.
Et, puisque le vieux parc à tes douleurs plaintives
Offre comme autrefois ses nobles perspectives ;
Puisque ce soir sacré t’évoque un tendre soir
Où vint l’être de grâce à ton côté s’asseoir,
Revis tes souvenirs avec mélancolie,
Songe que toute ivresse est bientôt abolie,
Crois que rien ne résiste à l’outrage oublieux
Du temps hâtif, ni les visages ni les lieux,
Et que celui qui dans l’épreuve se résigne
Du destin le plus haut demeure le plus digne.


SOIR AU JARDIN


Oh ! comme j’ai besoin de vous chérir, ce soir,
Vous de qui la candeur m’est douce et familière,
Et de suspendre à votre amour mon cœur si noir,
Comme au tronc se confie un lierre !

Que me rend ingénu votre ingénuité,
A cette heure plus grave où je rêve plus triste ;
Où, sur ma vie indigne et mon sort mérité
Le seul regret plane et subsiste !

Et combien votre grâce innocente m’absout,
Alors que, frissonnant comme une sensitive,
Je garde encore à mes lèvres l’horrible goût
De quelque luxure hâtive !


Penchez sur mon front vil vos chastes yeux d’azur,
Vos yeux émerveillés où se mire un beau songe,
Pour que je sente un peu du grand pardon futur
Calmer l’angoisse qui me ronge.

Et, sur ce tiède banc de l’allée où je vins
Voir l’automne effeuiller la dernière églantine,
Veuillez que je retrouve en vos regards divins
Le ciel de mon âme enfantine.


SOIR AU FOYER NATAL


O mère que j’invoque, aïeuls en qui je crois,
A l’abri de ce toit obscur, heureux tous trois,
Alors que le battoir, la varlope et l’enclume
Se taisent, que la moindre étoile qui s’allume
Cloue un diamant pâle au velours bleu du soir,
Sous l’humble lampe unis, j’imagine vous voir
Filant, brodant, causant, serrés l’un contre l’autre,
Et mon œuvre est stérile en regard de la vôtre.
Ah ! que n’ai-je, mes pas dans vos pas, vrais amis,
Suivi la droite route et le chemin permis !
Hélas ! seul je m’afflige où vous rêviez ensemble,
Et cette solitude amère, où mon cœur tremble,
L’enveloppe comme un linceul prématuré,
Et ma peine sans doute a trop longtemps duré,
Puisque, las de souffrir isolé, j’envisage
La mort ainsi que doit l’envisager le sage ;
Puisqu’elle me paraît le port tranquille et sur
Où le mal ébloui, que pénètre l’azur,
Se fond dans la douceur d’extases éternelles ;
Où toutes les pitiés nous absorbent en elles ;
Où brille et resplendit sur les destins élus
Le miraculeux soir qui ne s’achève plus.
C’est pourquoi, radieux aïeuls, mère attendrie,
Êtres aimés en qui je crois et que je prie,

Devant cet âtre vide où flambaient autrefois,
Pour égayer vos yeux, les chênes de vos bois,
Sachant vains mes labeurs et ma vie inutile
Et que déjà le temps funeste les mutile,
Evoquant votre image absente en la maison
Qui me vit naître et dont me charma l’horizon,
Emu, je cherche encore après tant d’infortunes
Parmi mes cheveux gris d’anciennes boucles brunes,
Et, comme un souvenir de mon passé confus,
Dans l’homme que je suis l’écolier que je fus.


SOIR AU CHAMP DES MORTS


Je m’habitue, enfin moins lâche, à la mort sainte
En venant chaque jour, terre qui me séduis,
Sur la tombe où, parmi les cyprès et les buis,
Reposeront mes os, que bercera leur plainte.

Car, désireux parfois du sommeil que j’attends,
Bien que m’effraye encor la grande nuit austère,
Mieux que moi tu le sais, ô maternelle terre,
Je ne dormirai pas dans ton ombre longtemps.

Je regretterai trop et la route suivie,
Et l’horizon limpide, et le pré familier,
Et surtout le vieux toit natal, pour oublier
Ce qui reste le charme intime de la vie.

Or, tes arbres, pour qui toute pluie est du sang,
Tes brins d’herbe, tes fleurs, qu’abreuvent les rosées,
Dans leur sève aspirant mes chairs décomposées,
Remonteront ma cendre au jour éblouissant.


Tel, ayant retrouvé la chaleur coutumière,
Ravi d’amour, vibrant d’allégresse et pareil
Au captif délivré qu’aveugle le soleil,
C’est par eux que mon corps reverra la lumière.


EN MARCHE


Tu ne regardes pas le soir ! le divin soir
Qui tombe sur ta vie et sur ton désespoir,
Poète. Insoucieux du chemin, tu t’enfonces
Dans de l’ombre, et tes pieds, que retardent les ronces,
Meurtris par la fatigue, hésitent. Maintenant,
Vois, tu deviens le spectre informe et tâtonnant
Que frôlent de leur vol les nocturnes rapaces ;
Et, tandis que, de plus en plus vague, tu passes,
La main droite appuyée au solide bâton,
pèlerin du Rêve, à peine aperçoit-on,
Dans le mystérieux sillage que tu creuses,
La trace sans retour des sandales poudreuses.


LEONCE DEPONT.