Poésies (Georges Lafenestre, 1914)

Poésies (Georges Lafenestre, 1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 788-794).
POÉSIES


LA VEILLÉE DE LA REINE


Le départir n’est rien qu’un bref sommeil…
La mort est fin d’une prison obscure…
(Marguerite d’Augoulême, reine de Navarre ?



Le jour, cher aux vivans, mourait, vaincu par l’ombre.
Quand le vitrail pourpré devint tout à fait sombre,
Les dames en prière autour du lit muet
Où, sous les draps brodés, plus rien ne remuait,
Furent prises d’angoisse, et leurs lèvres ternies
Hâtèrent les versets des tristes litanies.
Maître Jean Scuronis, sur la banquette assis,
Qui gardait, depuis l’aube, un silence indécis,
Se leva, lent et grave, à la lueur du cierge
Dont la flamme vacille au chevet de la Vierge,
Et de ses doigts noueux palpa la maigre main
D’Hélène d’Escurac, comtesse de Carmain.

Tous les yeux dans ses yeux imploraient l’espérance,
Mais il hocha la tête et rendit sa sentence :
« Une heure à peine, et l’âme aura quitté ce corps, »
Dit-il ; « Que le Seigneur donne la paix aux morts. »
— « Heureuse ! » murmura d’une voix oppressée
La reine Marguerite en sa chaise affaissée,
« Elle va donc enfin savoir la vérité. »

L’abbé de Turpenay qui priait à côté

Fit signe au médecin, et, la voyant si lasse,
Tous deux, se rapprochant, lui dirent à voix basse :
« Voici trois jours entiers que vous veillez ici,
Madame, il faut rentrer chez vous. Tout est fini. »
Mais elle, se dressant, fière, avec un grand geste,
Répond : « Faites coucher ces femmes. Moi, je reste.
Je veux fermer ses yeux. Qu’on me laisse à mon deuil ! »

Et tous, en s’inclinant, durent passer le seuil…

Alors on eût pu voir, devant, la face pâle
Que plissent, par instans, les secousses d’un râle,
Tomber sur ses genoux et se signer trois fois
La noble femme, avec des larmes dans la voix !

« Pitié, mon Dieu, pitié ! Je sens que je succombe,
S’il faut que, sous mes pieds, s’ouvre encore une tombe,
Ecoute-moi ! Tu sais qu’en ce monde mortel,
Dès qu’un baiser de mère et la clarté du ciel
Eveillèrent en moi l’amour et la pensée,
Mon âme s’est vers toi tendrement élancée.
Enfant, je te voyais, salué par tes Saints,
Planer, près de ton fils, dans l’or des tableaux peints,
Vers lesquels, prosterné, pour calmer tes colères,
Le prêtre avec l’hostie élevait ses prières.
Plus tard, j’ai cru pouvoir monter plus près de toi,
Et, sur les ailes d’or que me prêtait la foi,
M’envoler jusqu’aux pieds du trône solitaire
D’où tu mènes le monde et surveilles la terre,
Et pour y parvenir et pour te désarmer
J’ai cru qu’il suffisait d’aimer, toujours aimer,
D’apprendre, apprendre encore, afin de te comprendre
Lorsque ta grande voix voudrait se faire entendre.

Mais tu ne m’as jamais clairement répondu !

Pour toi seul, cependant, j’ai partout répandu
Les bienfaits, les espoirs, les pitiés, les tendresses,
Afin que, sous le poids des communes tristesses.

Nul ne puisse oublier qu’après tous nos combats,
Un bon Père est là-haut qui nous tend les deux bras.
J’ai souffert par mon roi, mon époux et ma fille,
Tous les persécutés devinrent ma famille,
Et si, malgré ma plainte implorant le pardon,
Tant d’infâmes bûchers flambèrent sous ton nom,
Tu sais qu’avec les pleurs que je n’ai pu contraindre,
J’étais prête à donner mon sang pour les éteindre.
Pour tant de désespoirs, de luttes, de sanglots,
Que t’ai-je demandé ? Quelques mots, quelques mots.
La soif de te connaître a dévoré ma vie.
Pourquoi ne veux-tu pas condescendre à l’envie
Dont nous périssons tous en ces temps inhumains
Où l’on ne prêche plus que torche ou glaive en mains,
Chacun croyant prouver ta gloire et ta justice
Par le nombre de ceux qu’il envoie au supplice.

Parle donc, parle donc ! Dis-nous la vérité,
Ne laisse plus tes fils douter de ta bonté ;
Et, puisque cette enfant, ma compagne fidèle,
Va rejoindre en ton sein, dans la vie éternelle,
Le trop long défilé de mes morts bien-aimés
Qui t’ont déjà porté mes désirs enflammés,
O Seigneur, permets-lui, permets-lui, je t’implore,
Je t’implore à genoux, de me redire encore
Ce qu’un balbutiement d’enfant, vague et confus,
M’avait bien murmuré jadis, mais que je crus
Illusion d’orgueil et pure rêverie,
Dis-moi qu’emprisonnée en cette chair pourrie,
Notre âme en sort gaîment, sûre de son réveil,
Et que la mort n’est rien qu’un bref et doux sommeils. »

Et voici qu’embrassant la mourante en sa couche,
Elle tâte son cœur, elle écoute à sa bouche,
Elle épie, elle invoque en ce corps déjà froid
Quelque frisson subit de plaisir ou d’effroi,
Un signe du départ, sinon une parole
A l’instant où l’esprit se libère et s’envole.
Ne lui disait-on pas que Jésus-Christ descend
Parfois des cieux lui-même et, d’un bras caressant,

Comme une mère fait pour sa progéniture,
Y remporte, sans plus tarder, une âme pure ?

Vaine attente, espoir vain !… Rien, rien !… Les yeux sont clos,
Les bras raidis…, Quoi ! c’est déjà l’affreux repos,
De la matière inerte aux vermines livrée !
Quoi ! Par un corps impur si longtemps torturée,
L’âme va donc le suivre encor dans le néant ?
Hélas !…, La reine au ciel lance un regard navrant,
L’angoisse lui remonte au cœur et va l’étreindre…
Mais avant qu’elle ait pu s’indigner ou se plaindre,
Soudain, on ne sait d’où, sur le masque blêmi
De la morte, si dur lorsqu’il s’est endormi,
Un sourire descend, le déride et s’y pose,
Aussi doux qu’un baiser du matin sur la rose.

Marguerite tressaille. Elle a compris. « Pardon,
Pardon, fait-elle, ô mon Sauveur, très beau, très bon,
Si j’ai douté ! Jamais, durant sa vie humaine
Pareil nimbe de joie et d’extase sereine
N’illumina le front de cet être innocent.
Toi seul as pu le faire aussi resplendissant,
Je vois, je sens, je sais comment tu transfigures,
Dès ton premier regard, les saintes créatures !
Merci, Seigneur » —

Et quand, son timbre sous ses doigts
A tinté, tous ses gens accourent à la fois,
Tous anxieux : docteur, chapelain, chambrières ;
Mais elle : « Assez de pleurs, et tardives prières,
Notre sœur a déjà reçu sa palme aux Cieux.
À ce divin sourire et cet air radieux
Voit-on pas qu’elle entend la musique des Anges ?
La clémence de Dieu n’attend que nos louanges. »

Et vingt voix aussitôt, psalmodiant en chœur,
Ont répété : « Béni, béni soit le Seigneur ! »



GIBOULÉES


Sous un mouvant amas de vapeurs assombries
Tout à l’heure, au grand vent, le soleil anxieux,
Comme un navire en feu sous des flots en furies,
Semblait prêt à s’éteindre et plonger dans les cieux.

Les peupliers blafards, pliant sous les rafales,
Entre-choquaient en l’air leurs rameaux saccagés ;
Les gros pommiers, peureux pour leurs fleurs matinales,
Courbaient leur tête blanche aux pentes des vergers.

De longs gémissemens secouaient la futaie
Dont la cime houleuse engouffre tous les coups.
Sur les prés sans abri que l’averse balaie
Bêtes et gens fuyaient en hâte, à demi fous.

Et parmi la forêt les grêles flagellées,
Craquant, comme des dards, aux croupes des rochers,
Harcelaient, dans leur fuite à travers les allées,
Les vieux feuillages morts au grand chêne arrachés.

On eût dit que la Terre, encor mal réveillée
D’un lourd sommeil stérile aux bras froids des Hivers,
Se lamentait de s’être imprudemment fiée
À l’amour d’un Printemps si fantasque et pervers !…

…Mais les vents ont tourné… Soudain l’échafaudage
Des nuages massifs qui barraient l’horizon,
S’est plus vite écroulé qu’au premier bruit d’orage
Ne s’éparpille un tas de foin sur le gazon.

Le ciel rouvre, plus bleu, ses voûtes éclaircies,
Au soleil souriant dont les feux reposés,
Étincellent au loin dans les flaques de pluies,
Comme aux morceaux épars de grands miroirs brisés.


Les martyrs du cyclone, amandiers doux et pâles,
Abricotiers meurtris, pêchers déchiquetés,
Oublient de regarder combien de leurs pétales
Gisent à terre, avec l’espoir des chauds étés ;

Trop heureux de renaître aux divines lumières
Dont la caresse est tendre et les vient consoler,
Tous frémissent en chœur et sur les primevères,
Dans les sentiers moussus, s’écoutent ruisseler :

Un gazouillis charmant s’écoule de leurs branches
Où brillent des rubis pendus aux bourgeons clairs,
Comme, après la baignade, aux seins des Nymphes blanches
Scintillent, en glissant, les pleurs des flots amers.

Les sources ont repris leurs chansons. Les montagnes
Redressent dans l’azur leurs sommets chevelus,
Et, voyant fuir la nue, annoncent aux campagnes
Que l’ouragan s’éloigne et ne reviendra plus.

Jamais Juillet brûlant, Septembre aux tièdes pluies,
N’ont fait courir, parmi les taillis dévastés,
Après l’apaisement de leurs foudres enfuies,
Tressaillemens plus doux d’amères voluptés.

Jamais, jamais non plus, dans mon âme incertaine,
Plus mouvante aux sursauts de joie et de douleurs,
Qu’aux caprices du ciel un tremble sur la plaine,
Ne descendit le calme avec plus de fraîcheurs.

Les nuages, pourtant, qui, durant ma jeunesse,
Ont tonné sur ma tête, étaient bien noirs et lourds,
Alors que trébuchait ma pensée en détresse,
Sur des lambeaux de rêve et des débris d’amours.

Mais quand j’entends glisser des arbres sur la route
Les derniers pleurs du ciel bus par ce beau soleil,
J’écoute en moi tomber de même, goutte à goutte,
Mes vieux chagrins, avec un murmure pareil.
 


Ainsi donc, ô Nature, ô Mère souveraine,
Tout ce qui vient de toi, tout ce qui vit par toi,
Homme ou plante, âme ou fleur, dans ta joie ou ta peine,
Doit vivre de ta vie et plier sous ta loi !

S’il faut que le Printemps mêle, en d’étranges crises,
Tant d’effrois à l’espoir, tant de neiges aux fleurs,
Pour que ses repentirs par des douceurs exquises,
Préparent à l’Été ses fécondes chaleurs,

Il faut sans doute aussi que la douleur humaine
Nous frappe au cœur afin qu’il s’ouvre largement
A l’amour, à la joie, à la pitié sereine,
Comme au bon grain la glèbe où plonge un soc fumant.

Puisqu’il en est ainsi, puisque ceux dont la vie
Fut dès l’aube éclairée aux rayons du bonheur,
Tant que des ouragans ne l’ont point obscurcie,
En ignorent le prix et le cherchent ailleurs,

Puisque d’un vieil ami la main la mieux serrée
Est celle qu’on étreint dans un jour de malheurs,
Et le plus cher baiser de la femme adorée
Celui que l’on échange avec des yeux en pleurs,

Je ne me plaindrai point d’avoir payé d’avance,
L’inflexible rançon imposée aux plaisirs,
Alors que j’en reçois la juste récompense
Par des félicités qui passent mes désirs,

Et comme la campagne où la grande eau versée,
Va tout faire pousser plus vite et mieux fleurir,
Je bénis à mon tour les angoisses passées,
Par qui j’appris à vivre et saurai mieux souffrir.


GEORGES LAFENESTRE.