Poésies (Fernand Gregh, 1914)

Poésies (Fernand Gregh, 1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 878-886).
POÉSIES


STUPEUR


O monde ! océan noir qui roule autour de moi !
Je suis là, dans la nuit et l’eau, transi de froid,
Aveuglé par le sel que jette chaque lame.
Réfugié sur ce petit rocher : mon âme !
Tout s’écroule, tout change et fuit en ruisselant
Dans cette ombre où le haut des vagues seul est blanc,
— Lueurs que nous nommons les lois, — où seul se dore,
Certains soirs, un treillis onduleux de phosphore,
— Voile de la beauté qui flotte dans le noir ; —
Alentour, aussi loin que mes yeux peuvent voir,
C’est l’Inconnu, l’immense et l’opaque ténèbre.
L’évanouissement fluctueux et funèbre
D’un infini dans l’autre infini deviné ;
Mais je suis là, peut-être encor plus étonné
Qu’effrayé d’être là, devant ces sombres masses
Qui déferlent et qui m’assiègent, et par places
Sont si hautes qu’en l’air leur volute suspend
Comme un ciel glauque où Dieu, sillon d’astres, s’épand ;
Je suis là, cramponné sans fin à mon roc d’être,
Parmi le froid qui d’heure en heure me pénètre,
Et la terreur qui monte et m’étreint, et la nuit
Si dense que parfois sa noirceur m’éblouit.
Je ne sais où je vais rouler lorsque cette onde,
Mobile et multiforme, en sa gueule profonde

M’aura pris d’un revers de vague pour toujours ;
Je ne sais d’où je viens, par delà ces flots sourds,
De quel continent vaste et bleu sur des mers bleues.
Il me semble, où le vent errait durant des lieues.
Si fleuri de parfums que j’en défaille encor ;
— Ou peut-être, parmi les écumes du bord,
Ne suis-je qu’un varech aussi, qu’une algue pâle,
Où cette eau lactescente à la couleur d’opale
S’est condensée en forme humaine au long des ans
Et qui va se dissoudre après quelques jusans ; —
Mais je suis là, je suis, je vis ! rien ne peut faire
Que je ne sois devant l’ample et mouvante sphère
Comme un point stable où s’est contracté l’infini ;
Et même ce monde âpre, énorme, désuni.
Tumultueux, qui m’enveloppe et qui me noie,
Sorte de grande roue obscure qui tournoie
Avec chaque horizon pour liquide moyeu.
Pendant quelques instans, seul et faible, au milieu
Des embruns qui déjà me baignent jusqu’au ventre,
Ce monde, sur mon roc étroit, j’en suis le centre !


LILAS


Les maisons allongeaient leurs ombres, une à une,
Sur la grand’route vide où tout pas était mort.
Le vieux parc se taisait dans ses murs ; mais au bord
Un flot de lilas blancs déferlait sous la lune.

Ah ! pour dire l’argent nacré de ces rameaux,
Le sommeil suspendu de leurs gerbes fleuries
D’où les odeurs sortaient comme des rêveries,
Il n’est point d’assez beaux ni d’assez pâles mots !

Les grappes débordaient du haut mur romanesque
Hors des balustres ronds qui ceignaient le jardin ;
Leur odeur était si suave que soudain
Nous nous tûmes, fermant les yeux, en larmes presque…


Il sentait, ce parfum, d’ineffables secrets,
Des rendez vous furtifs sur des balcons de marbre.
Des aveux qu’on retarde en marchant d’arbre en arbre,
Des sommeils innocens que veille un jet d’eau frais.

Il disait des douceurs adorablement blanches,
Des vogues sur un lac d’opale, à deux, la nuit,
Et par les tièdes bois, un soir de Mai, sans bruit,
Des baisers effeuillés comme la lune aux branches.

Il versait l’infini du bord du grand mur bleu ;
Il était vif, profond, et pur, comme l’enfance ;
Parfum de Paradis que nous buvions d’avance,
Il pariait du Bonheur, il faisait croire à Dieu !


AU SILENCE DE MINUIT


O Silence émouvant de ma chambre à minuit.
Fidèle conseiller de mes heures de doute,
O toi que, demeuré seul dans l’ombre, j’écoute
Quand ma raison se cherche, anxieuse, et se fuit,

O toi dont la musique éparse est souveraine
Pour bercer le cœur gros de chagrin ou d’amour,
Toi qui, le soir, après les tumultes du jour,
Es la calme sagesse et la bonté sereine,

Silence qui, dans l’air encore tout meurtri,
Murmures pleins de voix subtiles et pareilles
A ce bruit sourd que font les conques aux oreilles,
Écho diminué d’un immense et long cri,

Silence, attention solennelle des choses
A quelque étrange mot sans doute essentiel,
Cher Silence, ami grave et confidentiel,
Viens encor me parler ce soir, à portes closes.


Ah ! ce soir où pour moi vivre n’a plus de goût,
Parle-moi, dis-moi bien le mot de cette vie ;
Dis-moi bien que malgré haine, mensonge, envie,
L’homme juste en chemin cueille la paix au bout ;

Dis-moi que, dans cette ombre où le hasard nous mène,
Rien encore ne vaut d’être sincère et bon,
Et docile à l’élan et facile au pardon,
Et d’avouer une âme ingénument humaine ;

Répète-moi tout bas le grand secret divin
Que jadis ont légué les sages aux apôtres :
Celui qui, douloureux, reste doux pour les autres,
Celui-là sera doux pour lui-même, à la fin !


ILLUSION


Ce soir de fièvre avide et d’ardente langueur
Où je sens tout le rêve aboutir à mon cœur.
Où, dans la nuit que fait plus sombre la charmille,
J’erre tendre et confus comme une jeune fille.
Où j’aspire à longs traits le vent moite qui fuit,
Qu’est-ce donc que j’attends dans l’ombre, cette nuit ?

Ah ! c’est que l’hiver fond dans l’air doux, que je cède
A l’antique mensonge épars sur le vent tiède.
Et qu’une fois de plus j’attends pour moi, j’attends
Tout le bonheur qu’apporte au monde le printemps !


ÉTONNEMENT


Que fais-tu là, toujours assis à ton travail,
Penché dans cette pose ardente et coutumière.
Très tard, près de ta lampe au vert globe d’émail
Qui bourdonne à ton front sa chanson de lumière ?


Tes chers vieux livres sont étagés alentour,
Dans l’ombre où faiblement luit l’or des reliures ;
Tu cherches, pour fixer tes songes de ce jour,
Des musiques de mots qui soient neuves et pures.

Voici des mois meilleurs après des ans mauvais ;
Dans ce vase une main aimée a joint ces roses.
Ce destin, c’était bien celui que tu rêvais...
— Que fais-tu là, mon âme, au milieu de ces choses ?


AZUR


Enfans, lorsqu’aux matins de Décembre, à l’étude,
Nous écrivions nos longs devoirs, le dos courbé.
Quelquefois, d’un coup d’œil rapide et dérobé
Qu’abaissait aussitôt la discipline rude,

Nous regardions, là-bas, du côté de la cour,
Au cri sur les cahiers de nos plumes hâtives,
Au sifflement du gaz sur nos têtes furtives,
Les grands carreaux bleuis par l’approche du jour.

C’était sur l’horizon d’hiver la nuit encore,
La noire nuit aiguë aux durs astres d’argent
Qui semblaient, comme un givre innombrable et changeant.
Se nacrer davantage au vent froid de l’aurore.

Miroitante et moirée aux carreaux comme un miel,
La lumière faisait l’étude toute jaune ;
Mais au dehors déjà, sur une longue zone,
Le matin bleuissait dans les hauteurs du ciel.

Oh ! cet étrange azur de l’aurore naissante,
Cet azur infini, dense et pourtant léger.
Qui peu à peu semblait d’en haut se propager
Par une continue et paisible descente !


Oh ! ce profond azur des matins de jadis,
Ce saphir à la fois ténébreux et splendide,
Comme il était ardent, comme il était candide !
On aurait dit vraiment un bleu de Paradis...

Il coulait dans nos cœurs comme un liquide charme,
Nous le buvions avec extase ; et lentement
Nous sentions à nos cils, éblouis par moment,
Poindre devant le ciel notre première larme.

Ah ! cet azur, c’était l’au-delà, l’inconnu,
La liberté, le beau Dimanche après la messe,
Les vacances au bout des longs mois, la promesse,
Là-bas, d’un grand bonheur certain, le jour venu !

Cet azur merveilleux, c’était toute la vie,
Rêvée avec ferveur pour quand nous serions grands,
A travers la Fenêtre aux carreaux transparens
Où l’enfance attend tout dans sa divine envie !...

Je ne l’ai plus revu jamais dans aucuns cieux,
Même aux jours les plus tôt levés de ma jeunesse.
Même en sortant à l’aube, ivre de la caresse
Dont m’avaient enlacé des bras délicieux.

En vain je l’ai cherché sur Florence et l’Espagne,
Par les midis toscans et les soirs andalous,
En vain dans de beaux yeux attendris ou jaloux,
Ce ton du ciel qu’un songe ineffable accompagne.

Ce bleu sans fond d’où tant de grave et pur émoi
Ruisselait dans mon cœur d’écolier solitaire,
Ce saint azur qui n’est nulle part sur la terre.
Que je voyais dehors, et qui rêvait en moi !



DOUTE


Que j’ai vécu de ces dimanches,
Au temps des chefs-d’œuvre rêvés,
Tandis qu’au bout du parc passaient des robes blanches
Parmi des rires énervés !

Je laissais ces voix de la vie
Se briser contre les barreaux,
Et fier, domptant parfois la rime poursuivie,
Je souriais, comme un héros !...

Qui donc avait raison, des filles
Qui couraient, une fleur aux dents.
Ou du jeune homme pâle et seul sous les charmilles
Qui rythmait ses songes ardens ?

J’ai longtemps cru trouver la joie
Après les labeurs révolus.
Je doute... Me trompais-je alors ?... Quelle est la voie ?...
Je ne sais plus, je ne sais plus !


GRAVITE


Ah ! tout cela, mon âme, est misérable et vain !
Que sont ces pauvres cris, ces batailles, ces fièvres.
Pour quelques mots jetés sur l’art, sur l’art divin !
Tout mot est-il donc plus qu’un geste de nos lèvres ?

Il n’est rien de divin ici-bas que la mort,
Et c’est elle au surplus la souveraine artiste :
Elle fondra nos voix dans un immense accord,
Et sculptera nos traits dans son beau marbre triste !


Tout cela, c’est les jeux de la vie... Un seul jour,
Une seule heure, un seul instant, en font de l’ombre.
C’est ce seul instant-là qui doit compter : si court,
Sa chute rebondit en des échos sans nombre !

Il n’est de sérieux que la Mort, ici-bas,
La Mort que tant de morts n’ont pas pu faire vieille,
La jeune Mort toujours en chemin, dont le pas
Commence à retentir, plus proche, à notre oreille.

Ah ! cueillons ce qui seul au monde est important,
L’éphémère infini du temps et de l’espace !
Il n’est rien que le jour, que l’heure, que l’instant !
Il n’est de sérieux que ce souffle qui passe !


MUSIQUE NOCTURNE


Un Prélude liquide au lointain monte et baisse
Dans l’ombre et les odeurs de cette nuit d’été...,
Soudain, le cœur battant, je me suis arrêté :
O flot de souvenirs ! ô toute ma jeunesse !

Par de semblables nuits, jadis, au piano,
Mon père ainsi jouait à la fenêtre ouverte.
Et faisait ruisseler dans l’ombre chaude et verte
Du Chopin lisse, frais, scintillant comme une eau !

Et seul, éclaboussé d’argent par chaque gamme.
J’espérais un bonheur immense en palpitant ;
Tout l’infini tenait pour moi dans chaque instant.
Et l’odeur des jasmins était toute mon âme !

Comme on déchoit au gré des jours, comme on décroît !
Qu’êtes-vous devenus, avidité lyrique,
Nerveuse ardeur, élans d’une âme chimérique
Qui, ne connaissant rien du monde, attend, et croit !...


Hélas ! comme elles sont aujourd’hui moins profondes,
Qu’elles me versent moins de vague et tendre foi.
Les nuits d’été ! Combien souvent, même pour moi,
La musique a roulé moins de rêve en ses ondes !

Mais non, je suis toujours ému, puisqu’en secret
Je pleure au chant perlé qui dans le vent dévie ;
J’ai seulement changé d’émoi selon la vie :
Je n’ai que remplacé l’espoir par le regret !


MATIN DE PROVENCE


Vous où pleut l’azur du printemps,
Pins courbés, cistes aux fleurs frêles,
Pleins de fuyantes sauterelles
Et de papillons palpitans,

Comme baigne en votre lumière
Mon cœur que je croyais flétri !
Comme en moi remonte le cri
De la confiance première !

Non, tout n’est pas encor perdu,
Rien n’est fini de ma jeunesse.
S’il suffit, pour qu’elle renaisse,
D’un ciel chaud sur un pin tordu,

Si, par un matin de Provence,
Doutant de la vie et de moi.
Soudain je sens la même foi
Qu’aux jours les plus bleus de l’enfance !


FERNAND GREGH.