Poésies (Desbordes-Valmore, 1830)/L’Arbrisseau

Pour les autres éditions de ce texte, voir L’arbrisseau.

PoésiesA. BoullandTome 1 (p. 1-4).
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L’ARBRISSEAU.

À MONSIEUR ALBERT.


La tristesse est rêveuse, et je rêve souvent ;
La nature m’y porte, on la trompe avec peine :
Je rêve au bruit de l’eau qui se promène,
Au murmure du saule agité par le vent.
J’écoute : un souvenir répond à ma tristesse ;
Un autre souvenir s’éveille dans mon cœur :
Chaque objet me pénètre, et répand sa couleur
Sur le sentiment qui m’oppresse.
Ainsi le nuage s’enfuit,

Pressé par un autre nuage :
Ainsi le flot fuit le rivage,
Cédant au flot qui le poursuit.

J’ai vu languir, au fond de la vallée,
Un arbrisseau qu’oubliait le bonheur ;
L’aurore se levait sans éclairer sa fleur,
Et pour lui la nature était sombre et voilée.
Ses printemps ignorés s’écoulaient dans la nuit ;
L’amour jamais d’une fraîche guirlande
À ses rameaux n’avait laissé l’offrande :
Il fait froid aux lieux qu’Amour fuit.
L’ombre humide éteignait sa force languissante ;
Son front pour s’élever faisait un vain effort ;
Un éternel hiver, une eau triste et dormante
Jusque dans sa racine allaient porter la mort.

« Hélas ! faut-il mourir sans connaître la vie !

« Sans avoir vu des cieux briller les doux flambeaux !
« Je n’atteindrai jamais de ces arbres si beaux
« La couronne verte et fleurie !
« Ils dominent au loin sur les champs d’alentour :
« On dit que le soleil dore leur beau feuillage ;
« Et moi, sous leur impénétrable ombrage,
« Je devine à peine le jour !
« Vallon où je me meurs, votre triste influence
« A préparé ma chute auprès de ma naissance.
« Bientôt, hélas ! je ne dois plus gémir !
« Déjà ma feuille a cessé de frémir…
« Je meurs, je meurs. » Ce douloureux murmure
Toucha le dieu protecteur du vallon.
C’était le temps où le noir Aquilon
Laisse, en fuyant, respirer la nature.
« Non, dit le dieu : qu’un souffle de chaleur
« Pénètre au sein de ta tige glacée.
« Ta vie heureuse est enfin commencée ;

« Relève-toi, j’ai ranimé ta fleur.
« Je te consacre aux nymphes des bocages ;
« À mes lauriers tes rameaux vont s’unir,
« Et j’irai quelque jour sous leurs jeunes ombrages
 « Chercher un souvenir. »

L’arbrisseau, faible encor, tressaillit d’espérance ;
Dans le pressentiment il goûta l’existence ;
Comme l’aveugle-né, saisi d’un doux transport,
Voit fuir sa longue nuit, image de la mort,
Quand une main divine entr’ouvre sa paupière,
Et conduit à son ame un rayon de lumière :
L’air qu’il respire alors est un bienfait nouveau ;
Il est plus pur : il vient d’un ciel si beau !