Poésies (Desbordes-Valmore, 1822)/Une Mère

Théophile Grandin (p. 209-212).

UNE MÈRE

IMITATION LIBRE DE SHAKSPEARE.


On accourt, on veut voir la mère infortunée
D’Arthur ; et la pitié muette, consternée,
Pleure et n’ose répondre à ses profonds sanglots :
Et la prison mobile emporte sur ses flots
Arthur, le jeune Arthur, l’espoir de son veuvage,
Cet enfant-roi tombé dans l’esclavage.
Inconsolable, errante aux rivages déserts,
De longs gémissemens elle frappe les airs,
Comme une aigle éperdue à son nid enlevée,
Quand le lâche vautour, usurpateur affreux,
Cherchant un festin ténébreux,
Dans l’ombre a dévoré la royale couvée.
Sur le sable où la nuit répand un voile obscur,
L’Écho mourant répond : Arthur ! mon cher Arthur !…

Un heureux de la terre, un sage, un insensible,
Ne voit dans ses clameurs qu’un fol égarement ;
Pâle, elle ouvre les yeux, le regarde un moment,
Et repousse en ces mots cette voix inflexible :
« Il me parle ! et jamais il n’a connu mon fils,

» Il n’entend pas mon âme, il me croit insensée.
» Eh ! que me rendra-t-il pour tous mes biens ravis ?
» Que dit-il ?… Je ne sais, mais sa voix m’a blessée.
» Oh ! tais-toi ! j’aime mieux écouter ma douleur ;
» Elle parle d’Arthur, elle a ses jeunes charmes,
» Ses suppliantes mains, son effroi, sa pâleur,
» Elle est… ce qu’il était ! oui, cette ombre fidèle
» Au milieu de la nuit me réveille, m’appelle,
» M’embrasse et m’apparaît avec ses traits chéris.
» Laisse-moi l’adorer, elle me rend mon fils ;
» Elle a son doux accent, je l’écoute, je pleure ;
» Je la suis comme Arthur, au son triste de l’heure,
» Et, sous l’habit d’Arthur, quand je l’ai rencontré,
» Elle m’en a fait voir le fantôme adoré.

» Toi, tu n’as pas de fils, je le vois, j’en suis sûre :
» Effrayé pour toi-même et plaignant ma blessure,
» Tu te fondrais en pleurs, tu ne pourrais parler.
» Non ! tu n’as pas de fils, peux-tu me consoler ?
» Écoute ! et sois ému de mes plaintes amères :
» Quand je parle d’Arthur, tout m’entend, tout frémit.
» Les anges attentifs pleurent aux cris des mères,
» Dieu même en les frappant les regarde et gémit ;
» Il est père ! il est Dieu. Dans sa miséricorde
» Il forme de nos pleurs l’espoir qu’il nous accorde :
» On m’a volé mon fils, et Dieu me le rendra.

» Mais ici… plus jamais nous n’y serons ensemble.
» On m’a volé mon fils, on l’emmène… il mourra,
» Et tu ne verras plus d’enfant qui lui ressemble.
» Que ne suis-je insensée !… en mes rêves confus
» Je serais, comme toi, froide, austère, farouche,
» Et le doux nom d’Arthur, exilé de ma bouche,
» Fuirait de ma mémoire, et je n’aimerais plus !
» Je préfère la mort à ce songe immobile ;
» Je veux aimer toujours ce que j’ai tant aimé,
» Arthur, mon cher Arthur, qu’en ta pitié stérile
» Tu ne m’as pas nommé !
» Oh ! parle-moi d’Arthur !… Mais tu ne peux m’entendre.
» Hélas ! ce que le ciel a formé de plus tendre,
» Son miracle d’amour est-il connu de toi ?
» C’est le cœur d’une mère, et je le porte en moi,
» Et je n’ai plus d’enfant ! et sa grâce enchaînée,
» Et ses pas inégaux que je guidais encor,
» Loin de ma destinée
» Ont emporté son sort !
» Et ce noble arbrisseau dont la tige brisée
» Promettait à mes yeux, hélas ! un fruit si beau,
» Va languir sans amour, sans soleil, sans rosée,
» Sans fleur pour mon tombeau !…

» Non, je ne suis pas insensée !
» Ma raison toute entière éclate dans mes pleurs.

» Elle approuve, elle ordonne, elle accroît mes douleurs,
» Et c’est un crime à toi de la dire éclipsée.
» Qui donc était sa mère ?… Oh ! c’est moi, c’est bien moi !
» Ces pleurs… ce sont mes pleurs qui tombent devant toi ;
» Peux-tu les démentir ? Sur mon front sans parure,
» Comme un saule mourant qui traîne sa verdure,
» Vois mes cheveux épars… Sous ce voile de deuil
» C’est la mère d’Arthur qui se traîne au cercueil.
» Suis-je insensée ? Oh bien, à ce nom qu’on lui donne,
» C’est la mère d’Arthur qui meurt et qui pardonne ;
» Et si tu n’es ému, si ton cœur est glacé,
» Va, c’est toi qu’il faut plaindre et nommer insensé !
» Et vous qui me disiez, dans vos leçons pieuses,
» Qu’au delà du tombeau Dieu nous rend nos amis,
» Ma mère, ouvrez les cieux, vos mains religieuses
» Vont recevoir mon fils ; c’est un ange soumis !
» Et moi, j’irai bientôt… Mais si l’affreuse envie
» Veut le faire périr,
» Souffrant, décoloré, détruit, il va mourir,
» Je méconnaîtrai donc mon sang, ma propre vie !
» Arrachez-moi le cœur ou cet horrible effroi ;
» Vous tous qui m’écoutez, sauvez-le, sauvez-moi !
» Ôtez-moi ces bandeaux qui pèsent sur ma tête,
» Je veux m’enfuir… Laissez… que pas on ne m’arrête,
» Laissez-moi l’appeler, n’étouffez pas mes cris :
» Mon Arthur ! mon enfant ! mon univers ! mon fils !… »