Poésies (Desbordes-Valmore, 1822)/La Douleur

Théophile Grandin (p. 101-102).

LA DOULEUR.

Sombre douleur, dégoût du monde,
Fruit amer de l’adversité,
Où l’âme anéantie, en sa chute profonde,
Rêve à peine à l’éternité,
Soulève ton poids qui m’opprime,
Dieu l’ordonne ; un moment laisse-moi respirer.
Ah ! si le désespoir à ses yeux est un crime,
Laisse-moi donc la force d’espérer !

Si dès mes jeunes ans j’ai repoussé la vie ;
Si la mélancolie enveloppa mes jours ;
Si l’Amitié, la Gloire, les Amours,
Ont attristé mon âme à leur culte asservie ;
Si déjà mon printemps n’est qu’un froid souvenir ;
Si la Mort sur l’objet que ma douleur célèbre
A baissé son rideau funèbre,
Laisse-moi vivre au moins dans un autre avenir !

Et si pendant cinq ans cet objet adorable
De mes jours languissans ranima le flambeau ;
Si sa beauté, si sa grâce ineffable
Est aujourd’hui la proie et l’orgueil du tombeau ;

Laisse-moi respirer, désespoir d’une mère,
Dieu l’ordonne, Dieu parle à mon cœur éperdu.
« Suis mon arrêt, dit-il, reste encore sur la terre. »
S’il ne venait de Dieu, serait-il entendu ?

Mais vers l’éternité quand mon âme brûlante
S’envolera, baignée encor de pleurs,
Délivrée à jamais d’une chaîne accablante,
Je reverrai mon fils. Quel prix de mes douleurs !
Éternité consolante et terrible ;
Pour le méchant, c’est l’enfer, c’est son cœur.
Mais pour l’être innocent, malheureux et sensible,
C’est le repos, c’est le bonheur !

O Dieu ! quand de mon fils sonna l’heure suprême,
Un doute affreux ne m’a pas fait frémir.
Non, cet être charmant, au sein de la mort même,
N’a fait que s’endormir.
O tendresse ! ô douleur ! ô sublime mélange !
Ses yeux remplis d’amour se ferment sur mes yeux ;
Je m’attache à son corps… Ce n’était plus qu’un ange
Qui s’envolait aux cieux.