Poésies (Baronne Antoine de Brimont, 1911)

Poésies (Baronne Antoine de Brimont, 1911)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 686-696).

POÉSIES


SUR LE NIL

Janvier 1909.


Notre dahabieh pesante et nonchalante
Suit l’ondulation du grand fleuve endormi
Et nous rêvons… Nos cils se sont clos à demi,
Et rien ne trouble l’air, ne vibre ou ne frémit ;
Seul, le bruit des shadoufs cadence l’heure lente.

Tout est paisible, et doux, et facile, — un fellah
Nous regarde glisser, lointaine tache sombre,
Dans un miroitement de paillettes sans nombre :
Jeux subtils du soleil, de la brise et de l’ombre,
Jeux subtils, jeux divins que nous compose Allah !

Les flots sont de béryl, d’ambre et de cornaline ;
Un vol de pélicans passe, repasse encor…
La falaise s’estompe en un vague décor
Et, là-bas, le soleil, la ronde lampe d’or
Des jours, vers le couchant s’irradie et s’incline.


Et voici que le ciel met un masque changeant :
On dirait qu’un oiseau fantastique s’éploie,
Que de blondes moissons flambent en feux de joie,
Qu’une invisible main lance un voile de soie
Qui s’enroule et se tord sur des palmes d’argent ;

On dirait qu’un palais fait de marbres fluides
S’embrase, puis se fond dans l’infini houleux,
Qu’un jardin s’est fleuri de lauriers fabuleux,
Que de longs cygnes blancs nagent par des lacs bleus
Où l’aile du caprice a dessiné des rides…

On dirait… on dirait qu’un mauve apaisement
Envahit peu à peu chaque forme précise,
Que dans l’air rafraîchi flotte une brume grise,
Que l’horizon se vêt d’une robe indécise
Dont la traîne de feu disparaît lentement…

Les paillettes de l’eau se meurent une à une ;
Tout est paisible, et doux, et facile, — le soir
Qui rôde va bientôt prendre son ourdissoir
Et tisser un léger, très léger réseau noir
Sous le visage pâle et grave de la lune.



UNE MOSQUÉE

Le Caire, février 1909.


Son nom ? Je ne sais pas… Elle est toute petite,
Adorablement grise et rose, et l’on voudrait
Rêver, longtemps rêver sous son fin minaret
Qui monte éperdument dans du bleu sans limite…

J’entre. Le sanctuaire où filtre un rayon d’or,
Où l’on prie à mi-voix, où l’on glisse en babouches,
Où le vol d’un oiseau pourchasse un vol de mouches,
Pacifique et discret le sanctuaire dort.


Il dort dans la splendeur délicate des fresques,
Dans la grâce des tons nuancés et ternis ;
Ce sont des entrelacs qui courent, infinis,
Et, sur le saint Mihrab, de folles arabesques ;

Au dehors, c’est l’enclos ensoleillé, le mur
Où rit un bleu carré de faïence ; c’est l’arbre,
Le grêle tamaris ; la fontaine de marbre
Où s’égoutte sans bruit un flot égal et pur…

— Adieu, mosquée, adieu, cour, vous que je préfère
À des jardins plus beaux, ô doux jardin reclus !
Adieu. Je pars demain… Je ne reviendrai plus,
Peut-être plus jamais dans ce coin du vieux Caire.



LA PETITE MORTE

«… et la petite, de son côté, dit à son père : Essuie tes larmes — Les mortels sont malheureux. »
Philetas de Samos.


Pourquoi pleurer ainsi, mon père, sur la tombe
Où je repose en paix ? Lorsqu’une larme tombe,
Amère, de tes yeux le long du marbre froid,
Songe qu’alors frissonne avec un peu d’effroi
Ma cendre, car j’apprends qu’il existe des larmes.
— Je n’étais qu’une enfant rieuse et sans alarmes,
Jadis ; tu me berçais avec des mots très doux,
Et souvent tu me pris, père, sur tes genoux
Pour me conter tout bas quelque belle légende.
Mes doigts se blottissaient, petits, dans ta main grande ;
Je comprenais déjà tes sages entretiens
Quand nous allions, mes pas d’enfant suivant les tiens,
Jusqu’à la source fraîche où de vieux saules ploient…
Et je ne connaissais du monde que les joies !

Mais j’ai quitté soudain, j’ai quitté pour jamais
La brise, le soleil, les roses que j’aimais,
La source qui bondit au travers des campagnes,
Et les jeux, et les chants de mes jeunes compagnes
J’ai quitté le logis tiède, le jardin…
Je t’ai quitté ! — Peut-être un douloureux destin
M’eût-il accompagnée aux sentiers de la vie ?
Du bonheur la chimère est en vain poursuivie,
Or, mes jours écourtés furent des jours heureux.
— Et puis un soir, aussi, tu fermeras les yeux,
Muet, tu franchiras les eaux des fleuves sombres…
Et je t’accueillerai, père, parmi les Ombres.



LE JARDIN DE RHODANTE

Le jardin de Rhodante est un jardin fleuri,
Un jardin parfumé, merveilleux et torpide
Lorsque midi rutile et qu’un grand soleil rit
Dans le bassin de marbre où l’eau n’a point de ride.

Il luit, ce grand soleil, sur tous les troncs chenus ;
Il miroite, il scintille, il éblouit, il crée…
Et Rhodante, parfois, du bout de ses doigts nus
Choisit la prune d’or qu’il a le mieux sucrée ;

Il distille les sucs, compose les couleurs,
Touche de blanc les lys et de bleu les pensées…
Et quand Rhodante glane une gerbe de fleurs
Elle mêle aux parfums des teintes nuancées.

Rhodante aime à braver le soleil de midi :
Elle chasse, en passant, un vol de guêpes blondes,
Taquine de sa mule un lézard engourdi,
Poursuit un papillon aux ailes vagabondes ;


Elle casse, distraite, un rameau d’oranger,
S’assied sur le vieux mur couronné de lambrusque,
Repart, alerte et svelte en son péplos léger
Et rejette son voile avec un geste brusque.

— Or, là-bas, au soleil dorment, le front penché,
Des roses, — et chacune a sa grâce diverse :
C’est la rose de feu dont se parait Psyché,
C’est la rose d’Égypte et la rose de Perse…

Et Rhodante les voit, et Rhodante les prend,
Ces roses aux parfums puissans, aux robes lisses,
Et Rhodante en compose un bouquet odorant,
Plonge son frais visage au fond des frais calices,

Puis, grise de senteurs, levant ses bras nerveux
Sur sa tête, gaîment, Rhodante les secoue…
Des pétales pourprés tombent dans ses cheveux,
Des pétales neigeux vont caresser sa joue,

Ils glissent sur les plis de son voile de lin,
Sur le sable ils ont l’air de coquillages roses,
De flammes, de flocons… Rhodante a fait, soudain,
Comme une ablution de pétales de roses !



LA MER

Menton, février 1911.


La mer est comme un lac irisé finement,
Un miroir où le ciel nonchalant se reflète
Et qui dort d’un paisible et pur enchantement…

Elle est à la fois bleue, et grise, et violette…
Une brume légère estompe l’horizon
Et voile le profil des côtes d’Italie


Dont mes yeux ont aimé la douce inclinaison…
Une vague enfantine à mes pieds se déplie,
Baise les blonds galets arrondis et se meurt

Avec un faible bruit qui berce ma paresse…
La brise a des relens de mimosas en fleur :
On dirait une tiède et divine caresse…




Ce n’est plus la mer bleue et calme, c’est la mer
Qu’une vague incessante et sauvage harcèle
Et qui vient se briser sur le rivage amer ;

C’est la mer que les vents aigus battent de l’aile,
La mer aux flancs profonds, la mer aux râles fous !…
C’est la mer des reflets, des prismes, des nuances,

Des teintes ; c’est la mer glauque dont les remous
Là-bas, vers l’horizon, inclinent et balancent
Les blanches voiles des pêcheurs… Or, dans les cieux

Les nuages aussi sont des voiles qui penchent,
Cependant que le flot mouvant et périlleux
Semble un rêve difforme où rit l’écume blanche…



PAYSAGES

Un étang. Lentement tombe le crépuscule,
Et la lande s’éploie, et la bruyère ondule
Dans la brise qui court… Quelques maigres pins gris
De-ci, de-là groupés ; un bruit d’ailes ; les cris
D’un merle, puis un vague appel dans la campagne…
C’est tout. La grande paix que le soir accompagne
Laisse encor dans les plis de son voile embrumé
Traîner une lueur tardive… Inanimé

L’étang semble un miroir de rêve, étrange et lisse…
Et je penche mon front sur l’eau, comme Narcisse.




Octobre s’est vêtu d’ambre et de rouille ; Octobre,
Dans sa mante à la fois diverse, riche et sobre,
Pareil aux fruits trop lourds que détache le vent
Octobre, jour à jour, s’incline plus avant…
Les soirs déjà hâtifs ont ce charme un peu triste
De la mûre beauté qui fane à l’improviste ;
Les humides matins frissonnent sous les bois,
Mais la grâce d’Octobre est telle que, parfois,
— Ô désir impuissant dont mon âme s’irrite, —
J’aimerais retenir l’heure qui fuit trop vite…




Blanc, tout est blanc, les chemins longs, les hautes branches
Qui paraissent ployer sous des fourrures blanches ;
Du seuil à l’horizon fluide, tout est blanc :
Les jardins clos, les toits, le clocher vigilant
Et les champs endormis dans l’ouate du silence,
Car pas un bruit ne rompt cette calme indolence,
Cette immuable paix qui plane à l’infini…
Je voudrais épargner le blanc sol tout uni,
— Mais, sous mon pied craintif et presque sacrilège
Vous craquez doucement, voluptueuse neige !



À L’AMOUR

Toi pour qui j’ai cueilli, toi pour qui je compose
Ces bouquets empourprés comme des cœurs sanglans,
Ces bouquets dont mes doigts, avec des gestes lents,
Fleurissent les sentiers où ton pied nu se pose ;


Toi qu’attire le soir, que chasse l’aube rose ;
Toi qui nous dis des mots tendres et violens ;
Toi qui troubles notre âme et qui brûles nos flancs,
Et qui sucre de miel ta lèvre à demi close ;

Toi qui nous grises mieux que ne grise le vin,
Toi, l’infaillible archer, le messager divin
Que la vierge reçoit, parée et résolue ;

Toi qui dors sur des seins jeunes, dans des bras frais,
Toi pour qui l’on se meurt d’espoirs ou de regrets,
Oui, toi, toi qui t’en ris, Amour, je te salue !



L’AMOUR COMME UN DOUX VISITEUR…

L’amour, comme un doux visiteur
Qui s’insinue et qui se glisse,
L’amour, comme un doux visiteur
Entre parfois dans notre cœur
Pour sa joie… et pour son supplice.

Il semble timide et discret,
Il met aux mots une sourdine…
Il semble timide et discret,
Mais il tend d’invisibles rets
De sa main sûre, adroite et fine ;

Il parle… Sa voix, tour à tour,
Caresse, pleure, rit et chante ;
Il parle… Sa voix, tour à tour
Voix de cristal, voix de velours,
Est impérieuse et touchante.

D’abord chaste et quasi lointain,
Il a de séduisantes grâces ;
D’abord chaste et quasi lointain,

Le doux visiteur clandestin
Tout à coup ose des audaces ;

Et notre cœur, dans ses filets
Trop prisonnier pour se défendre,
Et notre cœur, dans ses filets
Laisse faire autant qu’il lui plaît
L’amour impitoyable et tendre !…

Comme l’enfant tenant les fils
D’un vague pantin qui voltige,
Comme l’enfant tenant les fils
Il sait, de ses doigts puérils,
Mener nos cœurs pris de vertige…

Hélas ! l’amour est un tyran,
Il les fait valser à sa guise ;
Hélas ! l’amour est un tyran,
Et tous les pauvres cœurs qu’il prend
Il les unit, — puis les divise ; —

Et sans doute est-ce un jeu divin :
Semer l’espoir, semer la joie…
Et sans doute est-ce un jeu divin
Que de faucher ces bonheurs vains
Comme une herbe que le vent ploie !…

— Amour, pourquoi tant de tourmens,
Tant de désirs et tant d’angoisses ?
Amour, pourquoi tant de tourmens
À ces cœurs pris naïvement
Dans la main fine qui les froisse ?

Pourquoi donc, après s’être aimé
D’un amour fait de mille trames,
Pourquoi donc, après s’être aimé,
Voir l’indifférence germer
Soudain, d’une nuance d’âmes ?…


Pourquoi, oui, pourquoi sans pitié
Briser tout ce que tu nous donnes ?
Pourquoi, oui, pourquoi sans pitié
Nous laisser nus plus qu’à moitié,
Tels des bois dans le vent d’automne ?…

Ah ! visiteur, doux visiteur
Vêtu de ruses et de charmes,
Ah ! visiteur, doux visiteur,
En paix veut reposer mon cœur
Qui n’est point fait pour tant de larmes ;

Il sait quelle est ta dure loi,
Il te craint d’être jeune et tendre…
Il sait quelle est ta dure loi,
Et que tu laisses après toi
De l’amertume et de la cendre.



RIEN NE SERT…

Rien ne sert de lutter contre ta force, Amour !
Sur le cœur endormi, le cœur aveugle et sourd
Tu planes longuement comme un oiseau de proie…
Puis, les ailes de feu qui couvent notre joie
S’abattent. Rien ne sert de lutter, rien ne sert…
Une fleur a germé sur l’aride désert
Et tu ris en la regardant. Tes yeux sauvages
Sont changeans comme l’eau qui baise les rivages,
Ta lèvre a, tour à tour, un pli tendre ou cruel,
Et ta main qui se plaît au geste habituel
Des caresses, ta main cache une arme perfide…
Et tu veux tout de nous, car l’Amour est avide !
Il te faut tous les sacrifices, tous les dons,
Tous les dépouillemens et tous les abandons ;
Il te faut nos espoirs, nos désirs, nos chimères,
Nos lourdes voluptés, et les larmes amères

Que laissent nos regrets, et tu n’as de pitiés
Ni pour les souvenirs, ni pour les amitiés
Qui veillaient humblement sur nous. Nulle rafale
N’a, mieux que toi, brisé toute force rivale,
Car tu veux régner seul. — Amour, je t’ai donné
Ce que j’avais ; tes doigts légers ont couronné
Mon front avec des fleurs plus sombres et plus belles,
Des clartés ont jailli soudain dans mes prunelles,
J’ai connu que ton règne est un règne jaloux,
Et, pour plaire à l’Amour inexorable et doux
J’ai brûlé follement et d’une flamme unique !
Mais ton souffle qui fait ondoyer ma tunique,
Mais ton regard penché, joyeux, sur mon regard,
Mais tes doigts caressans, tout cela, tôt ou tard
Un jour me quittera. Tes ailes inconstantes
Là-bas, vers d’autres cœurs assoupis dans l’attente
S’envoleront… Et moi, moi qui n’aurai plus rien,
Lorsque tu briseras notre ultime lien,
Tel un archet qui brise une corde trop fine,
Amour, j’irai pleurer dans ton ombre divine !



Baronne Antoine de Brimont.