Poésies (Anna de Noailles, 1920)

Poésies (Anna de Noailles, 1920)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 630-635).
POÉSIES


VERS ECRITS EN ALSACE POUR UN JARDIN DE SAVOIE


Quand deux pays sacrés font retour à la France,
Quand mon cœur les choisit comme un plus fier séjour,
Je sens un susceptible et poétique amour
Me ramener vers vous, jardin de mon enfance,
Dispensateur de tous les biens que j’ai connus !
Je revois vos rondeurs, vos chemins bien venus,
La rose, comme un fruit d’automne, blanche et blette,
Le froid pétillement argentin des ablettes
Dans un lac, ile d’eau que baignent des prés verts,
La pureté subtile, infantile de l’air
Où, même aux j’ours très chauds, l’on sent jouer, fondue,
La neige en vif velours, des sommets descendue,
Qui vit l’aconit bleu et le frais arnica…
Je ressens, en songeant, le bonheur délicat
De voir, de respirer, que l’on avait naguère,
Ce doux je ne sais quoi d’avant la grande guerre,
Quand le cœur n’était pas à jamais abattu
Par ce qui fut possible et qu’on n’avait pas cru.
— Dans ces temps bienheureux où les étés brasillent,
Une enfant sur la route, affamée, en guenilles,
Un âme dont le faix ensanglantait le dos,
Etaient toujours pour moi un si cruel fardeau

Que j’avais le désir, — tant la pitié m’oppresse, —
De mourir, pour cesser d’éprouver la détresse
De ne pouvoir aider et sauver de tout mal
Cette enfant inconnue et cet humble animal.
— Et puis nous avons dû subir le sort terrible
De voir tout ce qui vit et luit passer au crible
De la hideuse mort qui rendait en lambeaux
Tout ce qu’elle avait pris, si riant et si beau !
Avoir fait de ces corps de si larges semailles
Que partout où l’an est, que partout où l’on aille
L’on entende germer des morts adolescents !
— Jardin de mon enfance, il n’y a pas de sang
Parmi l’éclosion de vos plantes naïves.
Un léger volant d’eau se défait sur la rive
Et couvre, on s’épandant, de sa fraiche clarté,
Mille petits cailloux chassés et rapportés,
Qui font un bruit secret et glissant de rosaire.
Une joie assurée, et qui n’est pas altière,
Pénètre le tissu des sirupeuses fleurs.
Un roitelet, gonflé de moelleuse chaleur,
Menant dans un sapin sa course étroite et vive,
Semble un fruit remuant sur la branche passive.
— O candide beauté des riants éléments :
L’azur, l’onde, le sol, tout est envolement !
L’abeille aux bonds chantants, vigoureusement molle,
Roule, tangue, s’abat de corolle en corolle ;
Dans l’éther sans embu, et pareil au cristal,
L’oiseau sème ses cris comme un blé musical ;
Les blancs pétunias, créponnés, qui se fanent
Dès qu’on veut les toucher ou bien les respirer,
Semblent, dans leur faiblesse humide et diaphane,
Un défaillant bouquet de papillons sucrés !
— O Nature divine et fidèle à vous-même,
Exemple du labeur, exemple de l’amour,
Puisqu’il faut que l’on vive et qu’il faut que l’on aime,
Enseignez par l’éclat éblouissant du jour
Les cœurs les plus étroits et les fronts les plus sourds !



SOUPIR


Plus je vis, ô mon Dieu, moins je peux exprimer
La force de mon cœur, l’infinité d’aimer,
Ce languissant ou bien ce bondissant orage ;
Je suis comme l’étable où entrent les rois Mages
Tenant entre leurs mains leurs cadeaux parfumés :
Je suis cette humble porte ouverte sur le monde.
La nuit, l’air, les parfums et l’étoile m’inondent…


LA RÊVERIE


Il est dangereux de rêver, Desdémona !
Shakspeare.


Quand enfin votre esprit devient distrait et vague
Après l’immense amour dont vous m’entreteniez,
Mon ardeur se défait et sur vous vient régner
Comme l’écume sur la vague.

Le jour d’été s’éteint dans l’espace endormi ;
Vous parlez d’une voix que j’entends à demi,
Etant heureux et doux, vous me croyez contente ;
Vous ne pouvez savoir quel infini me hante
Ni quels divins secrets j’échange avec le soir.
Ma fraternelle main sur votre front s’allonge,
Vous contemplez mes yeux comme un calme miroir,
Et nous sommes baignés d’un vaporeux mensonge,
Vous étant confiant et moi celle qui songe…


INTERROGATION


S’il est quelque autre chose au monde que l’amour,
S’il est quelque autre attrait, quelque autre récompense
A travers la multiple et prodigue dépense
Que l’homme fait de soi en luttant chaque jour,


Si l’effort, le labeur, la fierté, la justice,
Ont dans leurs vœux secrets un but plus convoité
Que celui de l’auguste et triste volupté
Où la force et l’espoir des âmes aboutissent,

Dites-le moi, Nature, ordre divin des jours,
Triomphale douceur du printemps qui s’élance,
Dites-le, mouvement onduleux du silence
Où les sons assoupis rêvent, puissants et sourds !
 
Dites-le, nuits d’été, où les astres s’empressent,
Et, par leur insistant et net crépitement.
Guident l’être, ébloui d’un immense tourment,
Vers l’orage et la paix des étroites caresses !
 
Dites-le nous ! Ouvrez notre humaine prison.
Enseignez-nous ! Si non, la hantise éternelle,
Qui jaillit de l’instinct, que nourrit la raison,
Ne connaîtra jamais, en ses nobles saisons.
Que ce vacillement enflammé des prunelles
Où l’univers sans but offre aux corps anxieux
La présence terrible et suave d’un dieu !


ÉCLOSION


Amère odeur des primevères,
Arôme inquiet, ingénu,
Posé sur le sol triste et nu
Du pauvre printemps qui s’avère,
Je sais votre effluve inconnu,
Votre odeur de froid et de terre,
Ce parfum timide, frileux,
Puisé dans l’abime argileux,
Où tout commence, où tout s’achève.. »
Et voici qu’un subit oiseau
Jette une note étrange et brève.
L’espace est encor baigné d’eau,
Le ciel est gris. Pourtant le rêve
Que rapporte chaque printemps

Vient de naître en ce simple instant
Où la faible fleur, qui décide
Avec son arôme ténu,
Que le bonheur est revenu,
A, dans le soir humide, acide,
Perçu le cri neuf, entêté,
D’un humble oiseau ressuscité….


REFUS


Charme d’un soir de mai, que voulez-vous me dire ?
Comme un corps plein d’amour vous venez contre moi,
Pourtant à peine suis-je une âme, je respire
Humblement, comme l’herbe et les oiseaux des bois.

Pourquoi m’invitez-vous ? Je me tais, je sommeille,
Je goûte un frais repos, malgré l’immense odeur
Du printemps installé, qui répand à l’oreille,
A l’œil, à l’odorat ses multiples ardeurs.

Forces de la nature, acceptez que je chôme !
Laissez que mon esprit jouisse d’être seul,
Avec ses feux voilés, pareils à des fantômes,
Mais retenez un peu, ô nuit, ô lourd tilleul.
Le mol ouragan des arômes !…


ÉTONNEMENT


Se peut-il, Univers sans mémoire et sans voix,
Qui tires ton éclat de la ferveur humaine,
Qu’il te faille abolir ta triste énergumène
Et que, te contenant, je me défasse en toi ?

Jamais aucun mortel n’aura ces yeux qui tremblent
De plaisir et d’ardeur devant les feux du jour.
Privilège divin d’un formidable amour,
Je ne puis te léguer un cœur qui me ressemble !



SONGE D’UN JOUR D’AUTOMNE


Automne, ton soleil comme une tiède main
S’est encor ce matin posé sur mon visage,
Une claire gaîté émanait des chemins
Où les ruisseaux glissaient comme un liquide herbage.

Il semblait que l’été, rétrécissant son cœur,
Eût laissé dans l’azur ce cercle étroit et tendre,
D’un soleil plus lointain, dont la pâle chaleur
S’isolait dans l’éther sans vouloir en descendre.

Mais ce ciel délicat, paisible, cristallin.
Ne pouvait pas tromper, triste Automne économe,
Cet amoureux besoin qu’a la race des hommes
De louer ce qui naît et non ce qui s’éteint !
 
Le doux parfum des bois dissous dans le silence,
Les jardins, leur dernier œillet mince et fringant,
L’abeille frappant l’air d’un vol moins arrogant,
M’emplissaient d’une amère et sûre défiance.

Et pourtant, que m’importe enfin ce sol plus nu !
Voudrais-je maintenir l’expansion suprême ?
Ayant tout désiré, ayant tout obtenu,
L’excès dans la douleur et dans le plaisir même,

Ne dois-je pas aimer cette saison qui meurt,
Qui ferme lentement ses ailes fatiguées,
Et qui, sentant faiblir l’éclat et les rumeurs,
Se confie au néant, soumise ut subjuguée ?…


Comtesse de NOAILLES.