Poésies (Anna de Noailles, 1919)


POÉSIES


LE VOYAGE


Quand les jours sont pareils sur un même horizon,
Et que le paysage étend sa même fresque,
Je songe à vous, voyage 1 adieux à la maison,
Espoir de nouveaux ciels, de cinquième saison,
Projets dansants ainsi qu’une longue arabesque…
— Ah ! que vous me plaisiez, suave déraison,
Chapeaux de Walter Scott, plumage romanesque,
Les livres de Musset pris au dernier moment,
Les manteaux à carreaux, l’odeur de la valise,
L’ombrelle et l’éventail, et l’emmitouflement,
Comme si le climat qui transit ou qui grise
Commençait dans les trains ! Puis ce pressentiment
Vague, présomptueux, clandestin, créateur,
De trouver un loyal et rassurant, bonheur
Au rendez-vous donné par la ville étrangère…

— Lorsque tu t’en allais pour quitter ton ennui,
Chère âme, à cette époque heureuse et mensongère
De la jeunesse, à qui nulle douleur ne nuit

Tant l’espoir est entier ! Quand tu partais, si grave
Que l’on plaignait ton sort, que tu te croyais brave,
Ah ! tu n’ignorais pas en ton instinct puissant
Que la joie est toujours conseillère du sang
Pour la fortuite et sûre et perpétuelle ivresse !
Comme un pollen porté par le vent, ta détresse
Flottait sur tant d’espace ouvert et traversé !
Les cris des trains, pareils à des bras dispersés,
Ressemblaient à ton cœur ; tes rêveuses prunelles
Contemplaient l’horizon, flagellé et chassé
Par le vent, qui, cherchant ton visage oppressé,
Faisait bondir sur toi ses fluides Gazettes !
Et puis on arrivait. Fiers regards imprudents
Vers le puissant hasard, qui en tous lieux attend
La douleur qui se plaint, se démasque et se nomme
Douleur, nom du désir et du rêve des hommes !
Commencement d’un neuf et consolant exploita
O chemins inconnus ! ô fontaines de Rome !
Fleuve du ciel gisant dans les canaux des toits,
Visages révélés, destin qui se propose…
— Mais j’accepte à présent de plus austères lois ;
Je crains trop le plaisir auquel un cœur s’expose,
Partir, c’est espérer, c’est exiger, je n’ose
Souhaiter que ma vie ait cette force encor
De toujours provoquer le désir et la mort,
Et d’inviter sans fin la Nature infidèle
A vaincre un cœur plus fier et plus vivace qu’elle !


MATIN D’ÉTÉ


Le chaud velours de l’air offre à la rêverie
Un divan duveteux où mon esprit s’ébat,
La verte crudité de la jeune prairie
Est pour l’œil ébloui un exaltant repas,

L’ombrage et le soleil quadrillent la pelouse
Où le brûlant matin se repose, encagé ;

Il semble qu’en volant une guêpe recouse
Le merveilleux éther par ses jeux dérangé.
Mon immobile rêve à l’ampleur d’un voyage ;
J’entends le bruit mouvant et lointain de l’été,
Murmure énigmatique, où tout est volupté.
Le ciel, aride et pur, est comme un bleu dallage,
Mon cœur calme bénit les dieux aériens,
Et je croise les mains, n’ayant besoin de rien
Que de penser à toi dans un clair paysage… »


APRÈS LA PLUIE


L’averse communique à l’air un goût marin,
Le vent frémit ainsi qu’une immense flottille,
La lune entr’ouvre aux cieux un aileron d’airain,
Une étoile endormie à peine brille et cille ;
Et je respire avec une ample volupté
Cette verte, élastique et fraîche crudité
Du feuillage content, qui, comme un hymne, élance
La pure odeur de l’eau dans le puissant silence.

Tout repose, l’air est mouillé comme une fleur,
Chaque point de l’éther tranquillement s’égoutte,
Je suis là, faible humain, je contemple, j’écoute.
Le vent noir vient à moi, et dans mon souffle heureux
S’élance avec l’odeur des torrents et des cieux.
Et mon cœur se dilate, et l’infini pénètre
La tristesse attentive et sage de mon être.
Je songe aux morts, je goûte avec austérité
La vie, et ce puissant, régulier délire
Qui, depuis l’humble sol jusqu’aux astres sacrés,
Etend l’acte divin et fier de respirer ;
Et les morts sont sans souffle, et dans leur sombre empire
Jamais plus ne descend ce grand ciel aéré
Qui m’accoste et m’imprègne.
O monde, je respire !



CONTEMPLATION


Je regarde la nuit, l’air est silencieux,
Nul bruit ne se perçoit, et cependant les cieux
Précipitent sans fin leurs univers sonores,
O grande nuit de Pythagore !
Immensité mouvante et qui pourtant consent
A sembler familière au rêve du passant ;
Tu veux bien, sombre nuit, bleuâtre, échevelée
Par les feux épandus de ta force étoilée,
Ne paraître au regard anxieux des humains
Qu’un jardin violet où brillent des jasmins.
— O turbulente nuit, qu’importe que je meure,
C’est toi la spacieuse et fidèle demeure,
Tout ce qui se dissout est vers toi remonté,
Tu reprends les désirs, les bonheurs, les désastres,
Tu mêles les humains aux poussières des astres,
Par des siècles d’amour tes cieux sont habités,
De ton dôme infini nul souffle ne s’évade,
L’avenir cache en toi sa voix qui persuade ;
— Tumultueux espace où rien n’est arrêté,
Tu n’es pas mon néant, mais mon éternité !


LE CHAPELET D’AMBRE


Mon esprit, libre oiseau toujours effarouché,
Est cependant pareil à ce chapelet d’ambre
(Mirabelles où dort un soleil de septembre)
Qui conserve l’odeur des mains qui l’ont touché.

Ainsi, selon ta gaie ou triste fantaisie,
Mon esprit est joyeux ou bien il est amer.
Console ce cœur plein de pleurs comme la mer,
Caresse, mon amour, ton chaud bijou d’Asie…


NOVEMBRE


Automne, je suis née en ta froide saison,
Quand ta pluie humble et résignée
Dissout dans les vergers les poires épargnées
Et ouate d’ombre l’horizon ;
Je regarde en souffrant cette humide prison,
Est-ce le regret d’être née ?
Ta paix appesantie, en accueillant mes jours
Fit de moi ton enfant ingrate,
Rien en mon cœur n’admet tes midis clairs et courts,
Ni tes feuilles aux tons de chamois et d’agate,
Je t’avais, en naissant, délaissé pour toujours !

— Je ne vous aime pas, saison mélancolique,
Froides routes où tinte, ainsi qu’un fin tocsin,
La châtaigne couleur d’acajou et d’oursin,
Ni vous, pleur de minuit, droite et triste colchique !

— Rendez-moi le bonheur et l’espoir printaniers,
Le jour qui lentement s’allonge avec paresse,
Qui s’attarde le soir, qu’aucun appel ne presse,
Qui peut tout obtenir et peut tout dédaigner,
Pareil au jeune amour, à la calme jeunesse.
— Que m’importe la pourpre ardeur que vous feignez,
Automne ! et vos soleils, et vos tièdes caresses,
Puisque votre beauté n’est plus une promesse…


L’ORAGE


L’hirondelle en criant vote bas et halette,
Les carpes ont coulé leurs ombres violettes
Dans l’étang attristé où leur jeu se bloqua.
L’espace est somptueux, et pourtant délicat,

La nue est remuée, et calme la prairie ;
L’orage étend au loin son roucoulant fracas
Empli de passion houleuse, endolorie,
Qui se perd dans les monts altiers, et leur transmet
Cette sombre, puissante et grave rêverie
Comme un baiser donné par l’espace aux sommets…


INTERROGATION


O monde, mon regard où l’âme se condense
Attache sur vos cieux azurés ou nocturnes
Cette immense prière ailée et taciturne
A qui vous ne rendez jamais que le silence.

Qu’importe ! Ai-je besoin, pour goûter l’avenir,
Que le sublime chant des astres argentés
Me livre le secret des vastes vérités ?
Je sais que tout sera, que rien ne peut finir.

Et je sens que l’espace avec mansuétude
Accueille mon regard que l’étendue obsède.
O monde, dont jamais mon cœur n’a l’habitude,
C’est par l’étonnement que l’homme vous possède !


DANS L’ADOLESCENCE


Je me souviens d’un jour de ma seizième année,
Où malade et pensant mourir
Je sentais s’installer sur mon âme étonnée
Le destin qui fait obéir.

Du fond de ma douleur physique et terrassante,
Qu’un médicament apaisait,
J’entendais soupirer ma mère pâlissante
Qui pleurait et qui se taisait.


Je regardais les cieux par la fenêtre ouverte ;
Le cèdre bleu, d’un si haut jet,
Reposait sur le soir ses branchages inertes
Qui semblaient prier. Je songeais.

Des oiseaux aux longs cris allaient rafler dans l’ombre
Les derniers parfums engourdis,
Deux étoiles naissaient, humectant l’azur sombre,
Je me disais : « Le Paradis

C’est de suivre l’oiseau et de joindre l’étoile
Et d’appartenir à l’éther. »
Et mes forces cédaient comme on défait un voile,
Je me mélangeais avec l’air.

J’entendis un râteau faire au bord des pelouses,
Parmi les graviers murmurants,
Son bruit lisse et perlé. Je n’étais pas jalouse
De la vie, en mon cœur mourant !

J’étais astre, feuillage, aile, parfum, nuage,
Doux chants du monde ralenti,
Mon âme recouvrait son tendre parentage
En touchant les cieux arrondis.

— Puissé-je ainsi mourir, sans crainte et sans supplice,
Le soir calme d’un jour d’été,
Et retrouver, au bruit d’un jardin qu’on ratisse,
Cette païenne sainteté !…


Comtesse de NOAILLES.