Poésies (Anna de Noailles, 1918)


POÉSIES


LE JEUNE MORT


Tu meurs, ces mots sont brefs. Quelques mots pour nous dire
Ce qu’on ne peut pas concevoir !
Ta voix se tait, ton cou jamais plus ne respire,
Tu ne peux entendre ni voir.

Tu fus et tu n’es plus. Rien n’est si court au monde
Que ce pas vers l’immensité.
Le plus étroit fragment des légères secondes
T’a saisi et t’a rejeté.

En quel lieu s’accomplit ce suffocant mystère
Dont s’emparent l’air et le sol ?
Le souffle, quand le corps se mélange à la terre,
Monte-t-il vers les rossignols ?

Où vis-tu désormais ? Étranger et timide
Combles-tu l’air où nous passons ?
Flottes-tu dans les nuits, lorsque la brise humide
A la froide odeur des cressons ?


Quelle fut ta pensée en ce moment terrible
Où tout se défait brusquement ?
As-tu rejoint soudain, comme une heureuse cible,
L’allégresse des éléments ?

L’azur est-il enfin la suave patrie
Où l’être attentif se répand ?
Rêves-tu comme moi, au bruit mol et coupant
Du rouleau qui tond la prairie ?

— O mort que j’ai connu, qui parlais avec moi,
Toi qui ne semblais pas étrange,
D’où vient ma sombre horreur lorsque je t’aperçois
Moitié cadavre et moitié ange ?

Les respirants lilas, dans ce matin de mai,
Sont de bleus îlots de délices ;
Jeune instinct dispersé, n’entendras-tu jamais
Le bruit d’un jardin qu’on ratisse ?

Comme tout nous surprend dès qu’un homme est passé
Dans l’ombre où ne vient pas l’aurore !
Se peut-il que l’on soit, l’un du côté glacé,
L’autre du côté tiède encore ?

Un mort est tout grandi par son puissant dédain,
Par sa réserve et son silence ;
Ah ! que j’aimais ton calme et mon insouciance
Quand tu vivais l’autre matin !

Tu ne comptais pas plus que d’autres jeunes êtres,
Comme toi hardis, fiers et doux :
O corps soudain élu, te faut-il disparaître
Pour briller ainsi tout à coup ?

— Le vent impatient, qui toujours appareille
Vers quelque bord réjouissant,
Qui se dépêche ainsi que la source et le sang,
Que la gazelle et que l’abeille,


Le vent, vif compagnon du souffle, gai transport
Qui s’allie avec la poitrine,
Qui fait danser la vie, ainsi que dans les ports
Les bricks sur la vague marine,

Le clair vent printanier qui ressemble à l’espoir,
Vient-il s’attacher comme une aile
A ton corps embué que je ne sais plus voir,
Perdu dans la vie éternelle ?




O Mort, secret tout neuf, et l’unique leçon
Que jamais l’esprit n’assimile,
Mendiant affamé, dont la noire sébile
Fait tinter un lugubre son ;

O Mort, unique but, abîme où chacun verse,
Sans que jamais nul ne l’aidât ;
Cadavre humain qui fis, dans un jardin de Perse,
Trébucher le jeune Bouddha ;

O Mort, dont la cruelle et sordide indécence,
Provocante et s’étalant là,
Rendit sombre à jamais, au sortir de la danse,
L’adolescent de Loyola ;

Figure universelle, et que toujours l’on voile,
Montre-moi bien tes yeux rongés,
Afin que, sous la paix divine des étoiles,
Dans ce parfum des orangers,

Ce soir, le front levé vers la nue qui m’enivre
Par son éclat voluptueux,
J’oppose à la fureur unanime de vivre
Un cœur à jamais dédaigneux !


LES BICHES>


Biches qui rôdez dans le bois,
Calmes, perplexes, attentives,
Et qui, dans l’instant où j’arrive,
Vous dissipez autour de moi

Lentement, mollement, chacune,
En cercle autour de mon regard,
Comme un nuage au ciel du soir
Se défait autour de la lune,

Que j’aime vos airs vaporeux,
Et ces grands flocons de silence
Qui tombent avec nonchalance
De vos pas prudents et peureux !

Douces, et pourtant infidèles,
Vous fuyez en tressant vos pieds,
Avec des regards effrayés,
Comme un oiseau avec ses ailes !

Tendres animaux clandestins
Vêtus de bure, Couventines,
Qui frémissez dans le matin
Comme des cloches en sourdine,

Dans cette suave saison
J’entends bien vos songes qui volent,
Lorsque les calmes chemins sont
Pleins de sentiments sans paroles !

— O rêveuse Communauté
En oraison dans le feuillage,
Immenses papillons d’été,
Corps qui ne semblez qu’un sillage,


Vous êtes de dolents soupirs
Dressés sur la brise amollie ;
Mais puisque la mélancolie
N’est que le voile du désir,

En quel lieu, dans quelles, ténèbres,
Le crime enivrant du plaisir,
À la fois bachique et funèbre,
Vient-il sur vous s’appesantir ?

Quand glissez-vous, furtives, promptes,
Voraces aussi, vers celui
Dont le cri puissant vous conduit
Par delà l’espoir et la honte ?

— O biches, dont le noble ennui
Dans les bleus matins se promène,
Je songe à ces heures des nuits
Où vous avez une âme humaine…


SOLITUDE


Je t’aime, mais je rêve, et mon être sans borne,
Quand le croissant des nuits montre sa belle corne,
Attiré vers les cieux par des milliers d’aimants,
S’élance, et va s’unir à tous les éléments.

Pourtant c’est toujours toi que mon désir réclame,
Mais comment pourrais-tu dominer sur mon âme,
Si tu ne peux bannir de mon cœur ébloui
Ce pouvoir d’espérer par quoi je te trahis ?


MÉDITATION


L’orage est en suspens, l’espace se recueille ;
Dans le jardin où brille une vapeur de four,
Les oiseaux ont un cri fané comme une feuille.
Partout gît mollement, fardeau subtil et lourd,
La chaleur insensée qui fait aimer l’amour.
J’ai recherché Ronsard dans la bibliothèque ;
Ma chambre, où les volets emprisonnent le jour
Et d’un tranchant léger et laiteux le dissèquent,
A l’obscure fraîcheur d’un tranquille vallon.
Un blanc magnolia, froid comme une pastèque,
Epanche son parfum de neige et de melon.
Et je vois tout cela avec des yeux si tendres
Qu’ils émettent un chant que l’on devrait entendre.
La pendule, incessante autant que l’univers,
Accompagne humblement, seconde par seconde,
Le tumulte secret et céleste des mondes.
Et j’écoute l’énigme obsédante de l’air
Et ce cri des oiseaux emplis d’inquiétude…
— Se pourrait-il, ô cieux, que j’eusse l’habitude
De vivre, de goûter le suave désert
Que forme le repos songeur après l’étude !
Ne sais-je pas qu’assis, ou debout et courant,
L’homme est toujours un même et régulier mourant !
Le Sort, qui le poursuit, ne le guette pas même,
Tant le pauvre vivant est désigné : s’il aime,
Quelque chose toujours lentement se défait
Dans son bonheur craintif, sa détresse ou sa paix ;
Il ne peut persister en son choix noble et tendre,
Il lui faut regretter comme il lui faut attendre,
Il ne connaît jamais les vœux du lendemain.
Et pourtant, moi, le plus combattu des humains,
L’âme la plus souvent par l’orage étonnée,
Qui toujours vit les pleurs au plaisir se mêlant,
Je ne vous reprends pas ma confiance innée,
Querelleuse au beau front, secrète Destinée,
Favorable aux cœurs violents !


MATIN DE PRINTEMPS


La pluie, enveloppante, ombrage
L’espace, les bois, la prairie,
Et forme sur le paysage
Une cage en verroterie.
C’est la pluie allègre d’avril,
Elle est mince, dansante et lâche
Comme des perles sur un fil.
Elle est joyeuse ! C’est sa tâche
De descendre en jets allongés,
De se glisser, de se loger
Dans les fentes et les entailles
Des bourgeons aux vertes écailles
Acérés comme un dur métal.
— Soudain la voici qui s’arrête
Et qui suspend ses gouttelettes
Comme une glycine en cristal.
Déchaînant son étourderie,
Le vent, trébuchant et dansant,
Eparpille sur la prairie
Ses lambeaux d’air réjouissants.
Le soleil renaît, résolu.
Que l’air est bon quand il a plu !
Le sol, que l’onde pénétrait,
Délivre ses parfums secrets :
Odeur de résines, de graines,
Fines essences souterraines,
Secs effluves des minéraux…
La vrille du chant d’un oiseau
Fouille le ciel et le perfore.
L’azur est peinturé d’aurore.
Jamais midi n’a tant brillé,
Tout éclate de bonne chance !
Un jardin, respirant, élance
Ses mols arômes vanillés.
Une poule, ivre de jactance,
Lasse, heureuse, les yeux cillés,
Adresse au poudroyant silence
Son long hoquet ensoleillé…


LE PLAISIR


Peut-être n’avons-nous aimé que le plaisir.

Malgré la scrupuleuse et l’ascétique vie,
Malgré l’enchantement innocent des loisirs
(Sans tentation nette et presque sans envie,
Tant l’azur, l’horizon, l’imagination
Comblent une excessive et vague passion),
Peut-être n’avons-nous, femmes candides, sages,
Aimé que le plaisir. Peut-être n’avons-nous,
A travers la beauté des calmes paysages
Où le profond bonheur semble enclos et dissous,
Jamais rien aperçu, jamais rien voulu même
Que le désordre ailé des instants où l’on aime.
— Bourgeonnement du chant des oiseaux au matin,
Lac où la blanche barque ondule sous sa tente,
Bonté, compassion, rêve, mémoire, attente,
Berline aux gais grelots passant dans le lointain,
Sacrifice accepté, refus de ce qui tente,
Tout ce que nous avons aimé, donné, souffert,
Amour pour les humains, amour pour l’univers,
Notre vie épandue, active, combattante,
Peut-être n’éliez-vous, — ô multiple soupir ! —
Que la forme infinie et sainte du plaisir…


APPEL


Vous qu’étant morte j’aimerai,
Jeunes gens des saisons futures,
Lorsque mêlée à la nature
Je serai son vivant secret,
J’ai mérité d’être choisie,
— Perpétuité des humains ! —
Par votre tendre fantaisie,
Car lorsque sur tous les chemins
Je défaillais de frénésie,
Je tremblais d’amour et de fièvre,
J’ai soulevé entre mes mains
Une amphore de Poésie
Et je l’ai portée à vos lèvres !


LE REPROCHE


Il n’aurait pas fallu que vous fussiez méchant,
Ou du moins seulement à ces moments extrêmes
Où les femmes, gisant dans un rêve oppressant,
Ne cherchent plus le cœur des hommes qu’elles aiment.

Mais j’étais ce soir-là sage et triste. Pourquoi
Ai-je vu votre injuste et brumeuse colère ?
Je ne connaissais plus vos yeux ni votre voix,
Et votre cruauté ne savait pas me plaire.

Mon esprit, recherchant la céleste amitié,
S’épouvantait ainsi qu’un vaincu qu’on désarme ;
Vous n’aviez pas le droit de m’infliger des larmes
Hors du plaisir, qui n’a pas besoin de pitié !

J’accepte que votre âme âprement se soulève
Aux instants où ma vie en la vôtre s’achève
Parmi tant de fureur et d’intrépidité ;
Mais parfois le désir impétueux fait trêve,
Ces jours-là ont besoin de charme et de bonté ;
Il faut plus de bonheur à l’amour lorsqu’il rêve
Qu’il n’en faut à la volupté !


SCINTILLEMENT


Le frais printemps est revenu,
Sa tiède atmosphère ébahie
Répand ce plaisir vif, ténu,
Qui semble toujours inconnu.
Les bois sont imbibés de pluie ;
Les lourds bourgeons gonflés, mouillés,
Scintillent d’eau et de lumière.
— O verte éponge printanière,
Tu fais ruisseler sur le cœur
La joie humide des odeurs !

Comme des elfes invisibles
Tous ces petits parfums contents
S’en vont s’insinuant, sautant
Sous les fins herbages flexibles :
Frais piétinement clandestin
Qui rend la Nature attentive !
Les vents légers ont ce matin
Cette odeur d’onde et de lointain
Qu’ont les vagues contre les rives.
— Divine spontanéité,
Jeunesse éternelle du monde,
Verte cosse où mûrit l’été,
Printemps en qui l’espoir abonde,
Ah ! demeurez à peine ouvert,
Ne dépliez pas vos feuillages,
C’est vous la fierté du jeune âge,
Car les étés vont vers l’hiver !


ESPÉRANCE


La couleur onctueuse et suave du soir,
Où le soleil couchant répand une eau dorée,
Enveloppe le cœur d’une joie mesurée
Où s’insinue un vague et désirant espoir.

Espoir de quoi, pauvre être ? Oui, un orchestre tendre
Semble jouer au fond de l’horizon vibrant,
Comme ces violons secrets et murmurants
Qui dans des loggias masquées se font entendre.

Et je rêve, et j’espère, et ne sais point pourquoi.
L’espace sans défaut est une perle immense ;
Chaque fois que le soir est rêveur, clair et coi
Il semble qu’un bonheur quelque part recommence.

— Le temps ne peut-il donc enseigner le plaisir
(Le dur plaisir, hélas ! stoïque et monotone),
De contempler l’espoir sans penser le saisir ;
D’aimer que le malheur n’ait plus rien qui étonne ;
De renoncer à vous, ouragan des désirs !
Et de savoir quitter ce qui nous abandonne…


RÊVERIE LE SOIR


Un attelage est arrêté
Dans la rue, où le soir d’été,
Avec ses longs cris d’hirondelles,
Aiguise ses légers couteaux
Sur le cœur, la chair et les os
Qui souffrent de langueur mortelle…
— Le pied du cheval ennuyé,
Que la solitude nargua,
Fait un clapotement brouillé
Dans le vide et dans la tiédeur
De la rue, où traîne une odeur
De poussière et de seringa.
— L’azur est de chaleur voilé.
C’est un de ces soirs dont le calme
Oppresse l’esprit désolé,
Immobile comme une palme.
Et je ne sais quoi d’immolé
Fait qu’en nous plus rien ne résiste
A la faiblesse d’être triste ;
O langueur du cœur et des mains !
— Et je songe, parmi ce dolent examen,
A l’enfance joyeuse où tout est lendemain,
À cette certitude exacte et sans limite
D’être un hôte espéré, que tout l’espace invite,
Qui met, en respirant, le monde dans son cœur.
Je songe à la maison de campagne, amicale,
Dont les corridors sont des méandres d’odeurs.
Je songe à la gaîté d’une chambre en percale,
A cet éclatement de bonheur au réveil !
Aux rideaux contenant le poids d’or du soleil.

Je songe, en ce soir triste où j’ai l’âme épuisée,
Au jardin qui rejoint l’enfant par les croisées,
À cette immensité de soi-même, pourtant
Modeste, où l’on se sent le serviteur content
D’un Destin vague encor, mais radieux et sage,
Dont notre être emporté va former le visage…


TRISTESSE DE L’AMOUR


Les femmes, mon amour, craignent la rêverie.
Tu ne peux pas savoir de quel poids la langueur
Les accable. Le soir, quand la calme prairie
Émet des parfums frais comme un sorbet d’odeur,

Quand le vent noir circule, invisible danseuse,
Et semble vouloir plaire aux astres attentifs,
Quand, au bas du coteau, un train prompt et furtif
Lance comme un torrent sa force aventureuse,

Quand sur la ville calme, et que l’ombre abolit,
Tout à coup le suave et copieux silence
Noblement se construit, navigue et se balance,
Aérien vaisseau sur l’éther amolli,

Les femmes sont sans joie, et se désintéressent
Du sublime univers, plein de vœux inconnus ;
L’esprit bouleversé, ces ardentes prêtresses
S’épouvantent du rêve en leur cœur contenu.

— Amants, ayez pitié de ces bêtes divines,
Aimez ce corps qui meurt, ce corps qui va mourir,
Ces fronts contemplatifs que la beauté chagrine,
Que rien, hormis l’amour, ne pourrait secourir !

Les femmes ne sont pas romanesques, l’espace
Qui cherche leurs regards et les vient envahir,
Ne leur offre jamais aucun but qui dépasse
L’éblouissement grave et constant du désir.


Ne leur demandez pas d’être amplement sincères,
Les mots ne servent pas leur vaste vérité,
Ces rêveuses, tandis que vos bras les enserrent,
Poursuivent le divin parmi la volupté.

Ne leur demandez pas d’être humblement fidèles,
Leur cœur puissant a droit à d’infinis détours ;
Leur détresse ressemble à ces cris d’hirondelles
Qui jettent sur le soir tant d’adieux et d’amour !

Lorsque leur turbulent et confiant désordre
S’abat entre vos mains, dans leurs instants sacrés,
C’est l’immense univers qui leur donne des ordres,
Et vous n’êtes jamais qu’un répit préféré.

Rien d’autre que l’amour n’occupe ces furies,
Leur douceur, leur bonté n’est qu’un humble présent
Que leur âme attentive, anxieuse et meurtrie,
Accorde à vos désirs, moins que les leurs puissants.


COMTESSE DE NOAILLES.