Poésies (Anna de Noailles, 1912)

Poésies (Anna de Noailles, 1912)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 868-876).
POÉSIES


« Si belle qu’ait été la Comédie en tout le reste… »
Pascal.


LES MORTS

Seigneur, j’ai vu la face inerte de vos morts, J’ai vu leur blanc visage et leurs mains engourdies ; J’ai cherché, le front bas devant ces calmes corps, Ce qui reste autour d’eux d’une âme ivre et hardie.

Leur triste bouche, hélas ! hors du bien et du mal A conquis la suprême et vaine sauvegarde ; Comme un remous secret, hésitant, inégal. Un flottant inconnu sous leurs traits se hasarde.

Rien en leurs membres las n’a gardé la tiédeur De la haute aventure, humaine, ample et vivace ; Ils sont emplis d’oubli, d’abîme, de lourdeur ; On sent s’éloigner d’eux l’atmosphère et l’espace.

Barques à la dérive, ils ont quitté nos ports ; Ainsi qu’une momie au fil d’un flot funèbre. Ils vont, fardeau traîné vers d’étranges ténèbres Par la complicité du temps rapide et fort.

Nos déférens regards humblement les contemplent : Soldats anéantis, victimes sans splendeur ! — J’écoute s’écrouler les colonnes du temple Que mon orgueil avait élevé sur mon cœur.

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Hélas, nul Dieu, nul Dieu ne parle par leur ombre ;
Aucun tragique jet de flamme et de fierté
N’émane de ces corps, qui, détachés des nombres,
Sont tombés dans le gouffre où rien n’est plus compté…

Ainsi je m’en irai, cendre parmi les cendres ;
Mon regard qui marquait son sceau sur le soleil,
Mes pas qui, s’élevant, voyaient les monts descendre,
Subiront ce destin singulier et pareil.

Je serai ce néant sans volonté, sans geste,
Ce dormeur incliné qui, si on l’insultait.
Garderait le silence absorbé qui lui reste.
N’opposerait qu’un front qui consent et se tait.

— Ah ! quand j’étais si jeune et que j’aimais les heures
Par besoin d’épuiser mon courage infini.
Je songeais en tremblant à la sombre demeure
Qu’on creuse dans le sol granuleux et bruni ;

Mais rien n’irritera l’épave solitaire ;
La peur est aux vivans, mais les morts sont exclus.
Quoi, rien n’est donc pour eux ? Quoi ! pas même la terre
Ne se fera connaître à leurs sens révolus ?

Rien ! voilà donc ton sort, âme altière et régnante ;
Voilà ton sort, cœur ivre et brûlant de désir ;
Regard ! voilà ton sort. Douleur retentissante,
Voilà votre tonnerre et votre long loisir !

Rien ! oui, j’ai bien compris, mon esprit s’agenouille ;
Je jette mon amour sur cette humanité
Qui, toujours encerclée et prise par la rouille,
Transmet l’ardent flambeau de son inanité.

Ainsi, je sais, je sais ! Accordez-moi la grâce
De souffrir à l’écart, de laisser à mon cœur
Le temps de regarder les univers en face
Et de ne pas faiblir de honte et de stupeur :


— Ainsi je n’étais rien, et mon esprit qui songe
Avait bien parcouru les espaces, les temps ;
Comme l’aigle qui monte et le dauphin qui plonge
Je revenais portant les rians élémens !

La fierté, la pitié, les pardons, le courage
En possédant mon cœur se l’étaient partagé ;
Sans répit, sans repos, je luttais dans l’orage
Comme un vaisseau qu’un flot fougueux rend plus léger.

C’est bien, j’accepte cet écroulement du rêve,
Ce suprême répons à mon esprit dressé
Comme une tour puissante et guerrière où se lèvent
L’Attente impétueuse et l’Esprit offensé !

Mais avant d’accepter, sans plus jamais me plaindre.
Ce lot où vont périr l’espérance et la foi,
Hélas ! avant d’aller m’apaiser et m’éteindre,
Amour, je vous bénis une dernière fois :

Je vous bénis, Amour, archange pathétique.
Sublime combattant contre l’ombre et la mort,
Lucide conducteur d’un monde énigmatique.
Exigeant conseiller que consulte le sort.

Par vos terribles soins, comme de grandes fresques
L’Histoire des humains suspend au long des jours
Des figures en feu, pourpres et romanesques.
Dont la flamme et le sang ont tracé les contours.

— Seigneur, l’âme est l’élan, la dépense infinie,
Seigneur, tout ce qui est, est amour ou n’est rien.
Au centre d’une ardente et plaintive agonie
J’ai possédé les jours futurs, les temps anciens ;

Vienne à présent la mort et son atroce calme,
Mer où les vaisseaux n’ont ni voiles ni hauban,
Contrée où nul zéphyr ne fait bouger les palmes,
Arène où nul couteau ne trouve un cœur sanglant !


Vienne la mort, mon âme a dépassé les bornes,
Mon esprit comme un astre aux cieux s’est projeté,
J’ignorerai l’abîme humiliant et morne,
Mon cœur dans la douleur eut son éternité !


L’EXIL


Je n’ai vu qu’un instant les pays beaux et clairs,
Sorrente, qui descend, fasciné par la mer,
Tarente, délaissé, qui fixe d’un œil vague
Le silence entassé entre l’air et les vagues ;
Salerne, au cœur d’ébène, au front blanc et salé,
Où la chaleur palpite ainsi qu’un peuple ailé ;
Amalfi, où j’ai vu de pourpres funérailles
Qu’accompagnaient des jeux, des danses et des chants,
Surprises tout à coup, sous le soleil couchant.
Par les parfums, croisés ainsi que des broussailles…
Foggia, ravagé de soleil, étonné
De luire en moisissant comme un lys piétiné ;
Pompéi, pavoisé de murs peints qui s’écaillent ;
Paestum qu’on sent toujours visité par les dieux,
Où le souffle marin tord l’églantier fragile,
Où, le soir, on entend dans l’herbage fiévreux
Ce long hennissement qui montrait à Virgile,
Ebloui par son rêve immense et ténébreux,
Apollon consolant les noirs chevaux d’Achille…

— Ces rivages de marbre embrassés par les flots,
Où les mânes des Grecs ensevelis m’attirent.
Je ne les ai connus que comme un matelot
Voit glisser l’étendue au bord de son navire ;
Ce n’était pas mon sort, ce n’était pas mon lot
D’habiter ces doux lieux où la sirène expire
Dans un sursaut d’azur, d’écume et de sanglot !
Loin des trop mois climats où les étés s’enlizent,
C’est vous mon seul destin, vous ma nécessité,
Rivage de la Seine, âpre et sombre cité,
Paris, ville de pierre et d’ombre, aride et grise,
Où toujours le nuage est poussé par la brise,

Où les feuillages sont tourmentés par le vent,
Mais où, parfois, l’été, du côté du levant.
On voit poindre un azur si délicat, si tendre,
Que, par la nostalgie, il nous aide à comprendre
La clarté des jardins où Platon devisait,
La cour blanche où Roxane attendait Bajazet,
La gravité brûlante et roide des Vestales
Qu’écrasait le fardeau des nuits monumentales ;
La mer syracusaine où soudain se répand
— Soupir lugubre et vain que la nature exhale, —
Le cri du nautonier qui vit expirer Pan…
— Oui c’est vous mon destin, Paris, cité des âmes,
Forge mystérieuse où les yeux sont la flamme,
Où les cœurs font un sombre et vaste rougeoîment,
Où l’esprit, le labeur, l’amour, l’emportement,
Elèvent vers les cieux, qu’ils ont choisis pour cible,
Une Babel immense, éparse, intelligible.
Cependant que le sol, où tout entre à son tour.
En mêlant tous ses morts fait un immense amour !


EN SICILE


J’ai connu la beauté plénière,
Le pacifique et noble éclat
De la vaste et pure lumière,
A Palerme, au jardin Tasca.

Je me souviens du matin calme
Où j’entrais, fendant la chaleur,
Dans ce paradis sous les palmes
Où l’ombre est faite par des fleurs.

L’heure ne marquait pas sa course
Sur le lisse cadran des cieux,
Où le lourd soleil spacieux
Fait bouillonner ses blanches sources.


J’avançais dans ces beaux jardins
Dont l’opulence nonchalante
Semble descendre avec dédain
Sur les passantes indolentes.

L’ardeur des arbres à parfums
Flamboyait, dense et clandestine ;
Je cherchais parmi les collines
Naxos, au nom doux et défunt.

Comme des ruches dans les plaines,
Des entassemens de citrons
Sous leurs arbres sombres et ronds
Formaient des tours de porcelaine.

Les parfums suaves, amers,
De ces citronniers aux fleurs blanches
Flottaient sur les vivaces branches
Comme la fraîcheur sur la mer.

Creusant la terre purpurine,
D’alertes ruisseaux ombragés
Semblaient les pieds aux bonds légers
De jeunes filles sarrasines !

Je me taisais, j’étais sans vœux,
Sans mémoire et sans espérance ;
Je languissais dans l’abondance.
— O pays secrets et fameux,

J’ai vu vos grâces accomplies,
Vos blancs torrens, vos temples roux.
Vos flots glissant vers l’Ionie,
Mais mon but n’était pas en vous ;

Vos nuits flambantes et précises,
Vos maisons qu’un pliant rideau
Livre au chaud caprice des brises ;
Les pas sonores des chevreaux
Sur les pavés près des églises ;


Vos monumens tumultueux,
Beaux comme des tiares de pierre,
Les hauts cyprès des cimetières,
Et le soir, la calme lumière
Sur les tombeaux voluptueux.

Les quais crayeux où les boutiques,
Regorgeant de fruits noirs et secs.
Affichent la noblesse antique
Du splendide alphabet des Grecs ;

L’étincelante ardeur du sol,
Où passent, riches caravanes.
Des mules vêtues en sultanes
Trottant sous de blancs parasols,

Toutes ces beautés étrangères
Que le cœur obtient sans effort,
N’ont que des promesses de mort
Pour une âme intrépide et fière,

Et j’ai su par ces chauds loisirs.
Par ce goût des saveurs réelles,
Qu’on était, parmi vos plaisirs,
Plus loin des choses éternelles
Qu’on ne l’était par le désir !…


EN ÉCOUTANT SCHUMANN


Quand l’automne attristé, qui suspend dans les airs
Des cris d’oiseaux transis et des parfums amers
Et penche un blanc visage aux branches décharnées.
Reviendra, mon amour, dans la prochaine année,
Quels seront tes souhaits, quels seront mes espoirs ?
Rêverons-nous encor tous deux comme ce soir
Dans la calme maison qu’assaille la rafale,
Où l’humble cheminée, en rougeoyant, exhale

Une humide senteur de fumée et de bois ?
Entendrons-nous, mes mains se reposant sur toi,
Ces grands chants de Schumann, exaltés, héroïques,
Où le désir est fier comme un sublime exploit,
Où passe tout à coup la chasse romantique
Précipitant ses bonds, ses rires, ses secrets
Dans le gouffre accueillant des puissantes forêts ?
— O Schumann, ciel d’octobre où volent des cigognes !
Beffroi dont les appels ont des sanglots d’airain :
Jeunes gens enivrés, dans les nuits de Cologne,
Qui contemplez la lune éparse sur le Rhin !
Carnaval en hiver, quand la froide bourrasque
Jette au détour des ponts les bouquets et les masques,
— Minuit sonne à la sombre horloge d’un couvent, —
Un falot qui brillait est éteint par le vent…
— Et puis douleur profonde, inépuisable, avide,
Qui monte tout à coup comme une pyramide,
Comme un reproche ardent que ne peut arrêter
La trompeuse, chétive, amère volupté !
— O musique, par qui les cœurs, les corps gémissent,
Musique ! intuition du plaisir, des supplices,
Ange qui contenez dans vos chants oppressés
La somme des regards de tous les angoissés,
Vous êtes le vaisseau dansant dans la tempête !
Avec la voix des morts, des héros, des prophètes,
Dans les plus mornes jours vous faites pressentir
Qu’il existe un bonheur qui ressemble au désir !
— Pourtant je vois, là-bas, dans l’ombre dépouillée
Du jardin où le vent d’automne vient gémir,
Les trahisons, les pleurs, les âmes tenaillées,
La vieillesse, la mort, la terre entre-bâillée…


CONTEMPLATION


La Musique et la Nuit sont deux sombres déesses
Dont la ruse surprend les secrets des humains.
Confidentes, ou bien sorcières ou traîtresses,
Elles puisent le sang des cœurs entre leurs mains.


Je regarde ce soir les cieux hauts et paisibles
Où deux étoiles ont un frénétique éclat,
L’une semble plus fière et l’autre plus sensible,
Tristes lèvres d’argent qu’un Dieu jaloux scella !

Et tandis que les doux violons des terrasses
Blottissent dans la nuit leur sanglot musical,
Je sens se préparer dans le profond espace
Un véhément complot pour le bien et le mal :

Complot pour que tout cœur rejette son cilice,
Pour qu’il ose affronter le dangereux bonheur,
Car le torrent des sons et la nuit protectrice
Incitent à la vie avec une âpre ardeur :

Hélas ! tout est amour ou cendres ; la nature
Par l’éternel retour et le long devenir
Ne peut qu’éterniser la puissante torture
Qui meut dans l’infini la mort et le désir.
 
Et l’âme, fourvoyée entre les grands instincts,
Répand sur leur fureur son anxiété rêveuse,
Et, toujours innocente épouse du Destin,
Accompagne en pleurant la bataille amoureuse.

— Hélas ! âme héroïque, oubliez-vous encor
Que les parfums, les ciels, le verbe, les musiques
Sont ligués contre vous, et que les faibles corps
Sont la barque où périt votre grandeur tragique ?

— Montez, âme orgueilleuse, élevez-vous toujours,
Allez, allez rêver sur les hauts promontoires
Où, triste comme vous, la muse de l’Histoire
Contemple, — par-delà les siècles et les jours,
À travers les combats, les flots, les incendies.
Au-dessus des palais, des dômes et des tours
Où la Religion médite et psalmodie, —
La victoire sans fin du redoutable amour !…


COMTESSE DE NOAILLES.