Poésies (André Rivoire, décembre 1921)

Poésies (André Rivoire, décembre 1921)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 826-835).
POÉSIES




I. L’ODEUR DE L’ESTÉREL


Odeur de l’Esterel au printemps, douce et forte,
Qui t’a connue un jour ne t’oubliera jamais !…
Le vent frais, dans l’air chaud, t’apporte et te remporte
Des sommets à la mer, de la mer aux sommets.

Délicieuse odeur où l’on sent, confondues,
Mais chacune gardant son arôme distinct,
Fleurs d’ombre ou de soleil aux rochers suspendues,
Les touffes de lavande et les bouquets de thym,

Et vous, le romarin et toi, la marjolaine,
Dont le si joli nom plaît tant aux amoureux,
Et vous aussi, les violettes de la plaine,
Qui vous aventurez dans les sentiers pierreux,

Et vous, les genêts d’or, vous, les bruyères blanches,
Et, dans la brousse abrupte où vont les chevriers,
Vous tous, quand les pins même ont des fleurs à leurs branches,
Les cystes résineux et les genévriers,

Et le buis maritime à la verdure grise,
Et l’euphorbe, et l’iris sauvage, par endroit,
Et les lauriers-amande et les lauriers-cerise,
Les lauriers-rose, et l’asphodèle svelte et droit…

Combien de noms chantants je voudrais dire encore,
Que mon oreille, hélas ! n’a pas tous retenus !...
Tant d’autres fleurs dont la montagne se décore
Mêlent à son odeur des baumes inconnus!...

Tant d’autres fleurs !... On les retrouve, on les devine,
On sent confusément leur souffle essentiel
Et que leur toute petite âme humble et divine
Vient rôder jusqu’à nous par les chemins du ciel.

Toutes sont là dans cette odeur mystérieuse,
Et les brins d’herbe y sont présents comme les fleurs...
L’une secoue au vent sa clochette rieuse;
Cette autre, la rosée y prolonge ses pleurs.

Cette autre encor semble un baiser qui vous attire,
Et la bouche s’entr’ouvre, ardente à s’approcher...
On croit les voir en même temps qu’on les respire;
Sur celles qu’on préfère on voudrait se pencher.

Tout cela, tout cela vous trouble, vous pénètre,
Vous emplit d’un étrange et brusque enchantement,
D’on ne sait quelle ivresse où l’on se sent renaître
Pour aimer la nature avec des yeux d’amant.

Les mêmes fleurs, sous d’autres cieux, n’ont point ce charme…
Est-ce d’errer sans cesse à l’entour de la mer
Que tu semblés parfois te mouiller d’une larme,
Odeur de l’Estérel, ô parfum doux-amer ?...


II. CHAQUE JOUR...


Douceur d’écrire, avec les mots de chaque jour,
Un petit livre simple où tiendrait tout l’amour,
Comme tient un jardin dans un bouquet de roses !...
Car l’amour n’est si grand que de petites choses,
Les amants trop fougueux en ont bientôt l’ennui
Et les plus humbles cœurs sont les plus pleins de lui.

Le désir s’y prolonge et leur tendresse adore...
Que de plaisirs charmants le réveil fait éclore !
Cher retour l’un à l’autre, encor presque endormis.
Fiers de sentir en soi tant de bonheur permis !...
Premier regard !... Premier frisson !... Premier sourire!...
Premier baiser, où l’on dit tout, sans rien se dire !...
Un moment, on s’attarde au vieux geste enfantin
D’étirer ses bras nus dans l’air frais du matin,
Avant de retrouver la tâche coutumière...
Puis, les volets qu’on pousse et, soudain, la lumière !...
Le bleu pur de l’espace et l’or neuf du soleil
Qui saute dans la chambre en un grand bond vermeil !...
Ces jours-là, de la joie, au loin, semble s’étendre…
Ou bien le ciel est gris, l’âme est frileuse et tendre,
Autour de vous, en vous, tout parait s’amortir,
Dans les bras l’un de l’autre on traîne à se blottir…
Et la journée enfin recommence, pareille,
En son labeur tranquille, à celle de la veille;
Les efforts différents n’en sont pas moins unis.
Elle va, vient... Meubles poudreux, miroirs ternis,
Ses yeux voient tout, ses mains s’empressent, et les choses
Ont, sous ses doigts légers, comme un air d’être écloses.
Sa grâce se répand sur toute la maison...
Lui, cependant, vers quelque invisible horizon,
Toujours un peu penché, comme sont les poètes,
Regarde, entend des voix pour tout autre muettes,
Et voici que, bientôt, sur les feuillets épars,
Des mots mystérieux naissent de toutes parts...
Elle entre quelquefois, discrète, lui sourire
Et suit des yeux les vers qu’il est en train d’écrire,
D’avance, quels qu’ils soient, sûre de les aimer,
Mais, sachant que sa plume est prompte à s’alarmer
Et que du moindre geste un rêve s’effarouche,
Elle arrête du doigt son baiser sur sa bouche
Et s’éloigne ou, sans bruit, s’efface, disparait
Et, peu à peu, semble, immobile, son portrait,
Jusqu’à ce que lui-même, en un grand besoin d’elle,
Oubliant qu’elle est là, se retourne et l’appelle...
Délicieux instants, divine intimité
Où même le silence est une volupté !...

Où les lèvres, souvent, n’ont pas à se répondre,
Tant la vie et l’amour viennent à se confondre !...
Harmonieuse entente, échange continu
Où, quand les corps heureux se sont appartenu,
Lentement, longuement, les âmes se caressent !...
Qu’ils sont à plaindre ceux dont les désirs se pressent
Et qui parfois, en hâte, ardemment apaisés,
N’ont goûté du bonheur que de furtifs baisers !...
Ils n’ont jamais été les deux maîtres de l’heure...
Ils ont connu trop tard que le passé se pleure,
Et maintenant, dans l’ombre, à jamais défendu,
Ils font en vain le tour du paradis perdu,
Sans voir, à leur appel, s’ouvrir les portes closes
Du jardin où fleurit l’humble bouquet de roses
Qu’ils auraient pu cueillir, qui renaît chaque jour
Pour ceux qui, d’un cœur simple, aiment un seul amour.


III. SOIR SUR L’ÉTANG


L’adieu du jour s’attarde au clair miroir tremblant
De l’étang qu’une brise imperceptible moire.
D’un coup d’aile qui plonge, une hirondelle noire
Passe en furtifs éclairs où luit son ventre blanc.

L’or léger du soleil peu à peu devient rose;
Le vert des châtaigniers prend des tons de velours,
Et, tandis qu’un par un s’en vont des corbeaux lourds,
Un vol de sansonnets à l’horizon se pose.

Une abeille en retard tournoie, ivre de miel,
Puis retombe au cœur d’une rose qui s’incline.
Des fils errants de transparente mousseline
Semblent vouloir tisser un voile sur le ciel.

L’air tout à coup fraîchit; l’heure obscure est prochaine.
Un suprême rayon s’allonge sur les eaux;
Les cygnes, lentement, regagnent les roseaux;
D’un bateau qu’on rattache il monte un bruit de chaîne.

Tout là-bas, près d’un bouquet d’arbres, émergeant,
La silhouette d’un sapin se fait plus haute,
Avant de s’estomper de brume... Un brochet saute
Et trouble l’eau qui dort d’un clapotis d’argent.

Cependant, les promis s’écartent de la ferme
Et, la main dans la main, chantonnent de vieux airs,
Autour d’eux, les chemins bientôt seront déserts,
La fenêtre s’allume et la porte se ferme.

La douce paix du soir sur la plaine s’étend,
Et, dans l’ombre qui vient, j’attends l’heure que j’aime.
L’heure délicieuse où le silence même
Semble venir aussi se mirer sur l’étang.


IV. ROBE CLAIRE


Ton âme rêve à la fenêtre de tes yeux
Et sourit de me plaire,
Ton âme qui, ce soir, pour me séduire mieux,
S’est mise en robe claire.

Nous sommes seuls, tous deux... J’étais rentré si las
D’une vaine journée...
J’ai trouvé cette branche, où pendent des lilas,
Sur ma table, inclinée.

La lampe autour de toi faisait sous l’abat-jour
Sa plus douce lumière,
Comme afin d’embellir d’un plus moelleux contour
Ta grâce coutumière.

Comme toi, tout semblait m’attendre et se parer
D’un air de bienvenue;
Ton col s’était ouvert comme pour m’attirer
Vers ton épaule nue.

Mais, à voir dans mes yeux mon désir en chemin,
Craintive, oh! sans reproche!
Tu différas d’un geste, en me tendant la main,
La caresse trop proche.

Et tout à coup pareille au soir de notre aveu,
Toi, si souvent donnée,
Tu voulus n’accueillir vers toi que peu à peu
Ma bouche pardonnée...

Renouveau du passé, scrupule inattendu,
Brusque pudeur d’offrande,
Baiser cent fois permis, une fois défendu,
Que votre force est grande !

Voici que, devant toi, je me suis retrouvé
A l’époque lointaine
Où mon bonheur n’était encore que rêvé
Dans ma vie incertaine...

Je te sentais déjà presque mienne, et pourtant,
Du même geste tendre,
Ta main, pour arrêter mes lèvres, par instant,
Se hâtait de se tendre...

Tu voulais notre amour plus lent, plus précieux
Et plus sûr de nous plaire...
Ton âme rêve à la fenêtre de tes yeux,
Ce soir, en robe claire.


V. L’AILE NOIRE



L’horizon peu à peu se noie
Dans la brume d’un soir doré...
Un corbeau croasse et tournoie,
Et m’emplit d’un deuil ignoré.

Pourtant j’étais gai, tout à l’heure...
Aujourd’hui fut paisible et doux...
Mais toujours quelque larme pleure
Au fond mystérieux de nous.

Est-ce du passé qui persiste,
Ou de l’avenir qu’on pressent?...
Il suffit, pour que tout soit triste,
D’un corbeau qui va croassant.

L’ombre de ses ailes funèbres
Lourdement s’attarde à nos fronts
Et fait monter de leurs ténèbres
Les maux obscurs dont nous souffrons.

Plus effrayants d’être sans cause,
Nous les sentons nous envahir...
Le bonheur est si peu de chose,
Quand on croit qu’il peut vous trahir !...

J’étais sûr, brusquement, je doute…
Dès qu’on a peur, tout est péril...
Ce pas que j’entends sur la route
Quel mauvais sort m’apporte-t-il?

Non,... non... j’échappe à son atteinte...
Il s’éloigne... le bruit décroît...
Mais le glas d’une cloche tinte...
Un grand souffle passe... j’ai froid...

Qu’est-ce donc qui meurt en moi-même
Avec ce mourant inconnu?...
Je tremble pour tout ce qui m’aime...
Vous qui m’avez appartenu,

Clairs visages rentrés dans l’ombre,
Mais toujours prêts à m’émouvoir,
Peut-être l’un de vous est sombre
Dans la splendeur de ce beau soir.

Ou, dans l’avenir que je pare
De tous les charmes du présent,
Est-ce demain qui se prépare
Au cri de l’oiseau malfaisant?


VI. VOYAGES


Parfois, on ne sait quel mystérieux besoin
De partir n’importe où, d’échapper à sa vie,
De sentir sa pensée, ailleurs, moins asservie,
Malgré nous, brusquement, veut nous pousser au loin.

On soupire des noms de villes étrangères,
Des noms harmonieux, au hasard retenus;
On se sent amoureux de pays inconnus
Peuplés de palais blancs et de robes légères.

On y serait l’hôte ignoré, le promeneur
Qui n’a d’autre souci que de l’heure prochaine,
Que tout séduit, que tout émeut, que rien n’enchaîne,
Et qui fait du plaisir qui passe son bonheur.

Ah! oui, partir!... Emplir ses yeux d’images neuves!
Suivre un baiser qui rit derrière un éventail !
S’attarder devant l’arc brisé d’un vieux portail !
S’accouder, au soleil couchant, sur d’autres fleuves !

Entendre d’autres mots chanter dans d’autres voix !
Ne plus parler d’amour qu’à lèvres amusées,
Ou s’éprendre, dans le silence des musées,
De quelque merveilleuse amante d’autrefois !

Partir ! Partir!... Quitter son destin monotone!...
Redécouvrir la vie avec un cœur d’enfant,
Un cœur crédule et tendre où rien ne se défend,
Qui renaît, tour à tour, à tout ce qui l’étonne !

Il est des ciels si beaux et des climats si deux
Où l’on sent que l’amour a droit à l’inconstance...
Ne plus se contenter d’une seule existence!...
Partir ! Partir ! Partir !... Nous en aller de nous !...

Mais non, je le sais trop que mon âme est rebelle
À ces bonheurs errants faits de plaisirs épars...
J’ai voulu quelquefois de ces brusques départs
Où l’on croit rajeunir son cœur... Je me rappelle...

Au lieu du renouveau que j’avais attendu,
Quand j’étais seul parmi la foule indifférente,
Dans ces pays lointains où rien ne m’apparente,
Aussitôt évadé, je me sentais perdu.

Je croyais percevoir l’hostilité des choses,
Je n’éprouvais soudain que douloureux émoi...
Le jour bleu me semblait trop dur autour de moi,
Les jardins exhalaient l’odeur de trop de roses.

Des femmes souriaient, aux portes des maisons,
Mais c’était à la nuit, dans l’ombre des ruelles;
Leur bouche offerte laissait voir des dents cruelles
Qui remordaient mon cœur d’anciennes trahisons.

Trop souvent, même la Beauté me fut sans joie...
Si souvent mon regard malgré moi s’en alla
Du chef-d’œuvre qu’il faut admirer, ce jour-là,
Du débris de château croulant qu’il faut qu’on voie.

On n’est là qu’en passant, pour ne plus revenir.
Le temps presse, on s’efforce, on voudrait avoir l’âme
De candeur et de foi que ce tableau réclame
Ou, devant ces coteaux sacrés, se souvenir.

Mais, d’instant en instant, tout en nous se bouscule,
Une blanche statue efface un vieux portrait,
Une ville en remplace une autre, et disparait...
Comme on est triste et las, quand vient le crépuscule !

Ah ! sans doute, moins que personne, je suis né
Avec une âme prompte et que tout renouvelle !...
Ce qui plaît à mon cœur lentement se révèle,
C’est toujours lentement que je me suis donné.

Pour accueillir en moi-même les paysages,
Il faut que je les sente un peu m’appartenir,
Il faut, pour que mes yeux puissent les retenir,
Qu’ils m’aient souri longtemps, comme de chers visages.

Je ne me souviens pas d’avoir été jamais
Le possesseur joyeux de la minute brève...
Il faut qu’elle ait passé par les lenteurs du rêve...
Je ne sais que demain qu’aujourd’hui je l’aimais.

Non, non !... Toujours aller de rupture en rupture,
Sans cesse, en même temps que d’espoir en espoir !...
Vous avez sur mon cœur perdu votre pouvoir,
Cherchez d’autres amants, départs à l’aventure !

C’est quand j’ai cru m’enfuir que j’étais en prison !
Ici, je me retrouve et je sens que tout m’aime
Entre ces quatre murs où, libre de moi-même,
Au seul gré de mes yeux, j’ai fait mon horizon.


ANDRE RIVOIRE.