Poésies (Amélie Gex)/La Complainte du Roulier

Claude-Paul Ménard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 150-152).

LA COMPLAINTE DU ROULIER.


Toujours par voie et par chemin,
Qu’il pleuve, neige, grèle ou vente
Hier, aujourd’hui, puis demain.
Sans que jamais rien m’épouvante,
Chaque route a vu mon soulier,
Pauvre roulier !

Malgré mes pieds endoloris,
Pour mener vin, sucre et farine,
De Marseille jusqu’à Paris,
Près de mes roussins, je clopine,
N’ayant qu’un fouet pour mobilier,
Pauvre roulier !

Bravant la neige des hivers,
Je m’étends sous ma lourde taile ;
L’été, je tiens les yeux ouverts
Pour voir là haut flamber l’étoile
Que Dieu met dans son chandelier
Pour le roulier.


Parfois comme un grand tourbillon,
Passe un riche en chaise de poste ;
Au bruit que fait le postillon,
Et clic et clac, moi je riposte ;
J’y prends un plaisir singulier,
Pauvre roulier !

À chaque ville, à chaque bourg,
J’entre en jurant comme un vieux moine ;
Et clic et clac, vite on accourt :
« Du vin, du bouillon, de l’avoine,
Dis-je, en entrant chez l’hôtelier,
« C’est le roulier ! »

Monsieur, voici… Monsieur, voilà…
On me sert comme un connétable.
Nous sommes dix ; on fait gala ;
À minuit, je quitte la table
Pour dormir près du ratelier,
Pauvre roulier !

À l’aube blanche, il faut partir :
« Coco, Grisette, allons, courage ! »
Car il nous faudra, sans mentir,
Pendant nos vingt jours de voyage,
Donner de bons coups de collier,
Pauvre roulier !


J’ai quelque part sous l’horizon,
Un champ de trèfle et de luzerne,
Trois pommiers près d’une maison
Que, sans moi, la Jeanne gouverne ;
En rêve, j’en vois l’escalier,
Pauvre roulier !

Le soir ma Jeanne, bien souvent,
Me sachant tout seul sur les routes,
Dit un Pater s’il fait le vent,
Un Ave s’il tombe des gouttes,
Car son cœur ne peut t’oublier,
Pauvre roulier !

Las ! j’en ai pour sept ans encor,
Si rien ne trouble le négoce,
Puisqu’il me faut cent écus d’or
Avant de penser à la noce
Et qu’un tonneau dorme au cellier,
Pauvre roulier !…