Poésies, 1903 anonyme

Poésies, 1903 anonyme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 382-388).
POÉSIES

AVRIL


O ma vie ! il n’est rien dans les villes du monde
Que ne puisse t’offrir la beauté de ce soir !
Paris, avant la nuit, se regarde au miroir
Du fleuve, — et quand le pont s’ouvre en arche profonde
La Seine rose y fait un bruit étrange et noir.

Je longerai longtemps le quai crépusculaire,
Car rien ne m’émeut plus que cette heure et ces lieux ;
Ils dorment dans mon âme et vivent dans mes yeux !
Toute rumeur a fui la berge solitaire,
Et les passans tardifs seront silencieux.

J’aime ce fleuve étroit, et sa courbe imprécise.
Et les vieux monumens reflétés dans ses eaux,
Mieux qu’Amsterdam, luisante au cœur de ses canaux,
Que l’opale irisée où je revois Venise ;
Plus que le bord des mers ces quais me semblent beaux

Tout près, le vieux jardin régulier et tranquille,
Allonge sa terrasse aux arbres reverdis...
Que de fois, accoudée aux balustres tiédis.
J’ai regardé bouger le reflet de la ville.
Quand les bruits des bateaux lointains sont assourdis !

C’est la même fraîcheur de ce nouveau feuillage,
La même acidité d’avril et du vent vert,
Le même charme obscur de ce jardin désert ;
J’y songe au même instant, j’ai le même visage,
Et j’y respire encore un narcisse entr’ouvert.


J’ai dû vivre cette heure et son amère ivresse ;
Je retrouve le goût de l’air soudain glacé,
Le frisson du soir brusque et du soleil baissé,
Et, dans ce flot transi qui passe avec paresse,
Mes yeux pourraient revoir les yeux de mon passé.

J’entends le même écho, la même voix peut-être ;
L’or d’un couchant pareil aux toits du Louvre luit.
Ai-je cru le temps mort comme on sait que l’eau fuit ?
Quelque chose est en moi qui germe et va renaître,
Puisque tout recommence et que rien ne finit.


APPARITION


D’un petit pas glissant au parquet qui miroite
Ou plus lent, sur la laine en fleur des longs tapis,
Vous avancez, lascive et lasse, et chaude et moite,
Crispant vos doigts aigus, simiesque Balkis !

Entrez. Je reconnais vos grâces étrangères :
Malice langoureuse, œil trop grand, nez qui bat,
Buste étroit balancé sur les jambes légères...
Vous êtes bien ce soir la reine de Saba.

Je vous connais, ô parfumée, ô belle, ô sombre !
Qui, dans vos brunes mains, m’apportez tant de maux
Qu’ils courberaient, plus lourds que des trésors sans nombre.
Vos esclaves, vos onagres et vos chameaux.

Je vous connais. Je sais tout ce qui se dérobe
Sous l’étoffe et sous l’or des joyaux suspendus,
Et je vois piétiner sous la traînante robe
Vos petits pieds de bouc fantasques et fendus.

Mais, comme à Salomon jadis vous apportâtes
Les plus mystérieux et les plus purs parfums,
Vous venez pour m’offrir d’étranges aromates
Dans la troublante odeur de vos cheveux si bruns.


Dans la coupe des seins doublement renversée,
Dans les flacons égaux de vos bras onduleux,
Les baumes différens de la chair nuancée
Et l’ondoyant sachet d’un corps voluptueux ;

Et ce souffle lointain, salin et balsamique,
Haleine maléfique ou philtre ardent et frais,
Qui semble avoir passé sur la mer arabique
Pour enivrer mon rêve et ravir mes secrets !


REFUS


Va, pars. Je ne veux rien du bonheur vil des hommes.
Qu’ai-je besoin d’avoir un enclos plein de pommes,
Sous des mains pleines d’or, un cœur plein de souci,
D’inutiles désirs et de colère aussi.
Un front barré d’orgueil, un esprit lourd d’envie ?
Pourquoi ? N’ai-je donc pas à moi toute la vie
Et le soleil et l’ombre avec la terre et l’eau ?
Mon corps n’est-il pas jeune et mon visage beau ?
N’ai-je pas tout l’amour et toute la jeunesse ?
Pourquoi me parles-tu de gloire et de richesse ?
Les heures en collier orneront ma beauté.
Ainsi, que les saisons, de leur diversité
Changent à l’infini la parure du monde.
Pars seul. Ecoute en toi l’ambition qui gronde.
Travaille, lutte et crie, et crois-toi libre et fort ;
Sans regarder la vie et sans croire à la mort,
Cours, vers l’espoir humain des choses incertaines !
... Moi, je verrai le soir assombrir les fontaines
Avec des yeux emplis de sagesse et d’amour ;
J’accueillerai la nuit sans regretter le jour,
Etant sûre d’avoir toujours toutes les choses
Dans ma tombe allongée, où fleuriront les roses.


STANCES


Qu’êtes-vous devenue, enfant songeuse et triste
Aux sombres yeux ?
Vous dont plus rien en moi maintenant ne persiste,
Rêves ou jeux ?


Qu’êtes-vous devenue, enfant paisible et tendre
Au cœur pensif ?
Dans quel étroit tombeau repose votre cendre,
Corps grêle et vif ?

Vous êtes morte au fond de moi, vous êtes morte.
Petite enfant !
C’est moi qui vous abrite, et moi qui vous emporte,
Tout en vivant.

Ah ! vous aviez si peur de cette ombre lointaine
Que fait la mort,
Et l’écartiez déjà d’une main incertaine.
Tremblant très fort.

Vous étiez douce et caressante et souvent sage ;
Je vous revois,
Mais les yeux clos, car je n’ai plus votre visage,
Ni votre voix.

Ainsi je vais mourir tout le long de ma vie,
Jusqu’à ce jour
Où, de l’espoir qu’on rêve au regret qu’on oublie.
Tristesse, amour,

Je ne serai plus rien dans la nuit sûre et noire
Qu’un poids léger,
Et pourrai sans reflet, sans ombre, et sans mémoire,
Ne plus changer.


SOUHAIT


Avoir une maison tranquille et solitaire
Qui serait loin de tous dans un jardin en fleur.
Et là, pouvoir t’attendre, ô si chère à mon cœur,
T’attendre en respirant les parfums de la terre,
sombre amie, ô Mort ! toi qui m’as fait si peur !


Sur le sol carrelé des salles surannées
L’arrosoir balancé ferait un frais dessin ;
La pêche à l’espalier mûrirait comme un sein ;
Et moi je sentirais s’alourdir les années,
Comme à la branche pend la grappe d’un essaim.

Ma fenêtre ouvrirait sur la pelouse herbeuse
Pour écouter le bruit des faulx dans la chaleur ;
Ainsi je pourrai mieux, toi si chère à mon cœur.
Tout en rangeant les fruits dans la faïence creuse,
Entendre que tu viens remplacer le faucheur.

Or, ayant préparé sur la table abondante
Auprès des flacons clairs le lumineux raisin
Et les rayons de miel, et le lait, et le pain,
Je t’attendrai dans la demeure où, prévoyante,
J’aurai tout disposé pour la soif et la faim.

Et je pourrai te dire : « Entre, ô toi, bienvenue,
Qui viens avec le soir et la sombre fraîcheur ;
si chère, ô si douce ! et qui m’as fait si peur !
Tu le vois, tout est prêt, et je suis pâle et nue,
Tu pourras me faucher comme une grande fleur.

Je suis lasse. Prends-moi pour les noires paresses
De l’ombre étroite et longue et du repos sans fin.
Mais, ô toi que jamais nul n’attendit en vain,
Il faut que de longs jours dans ma maison tu laisses
Mon enfant radieux, près des fruits et du vin ! »


L’AUTOMNE


I


C’est toi, Septembre, ami des rêves et des ombres.
Qui reviens alanguir mon cœur toujours plus las ;
Et, parmi la douceur de tes soirs déjà sombres,
L’automne aux talons d’or assourdira ses pas.


Te voici donc encor, beau mois de nacre et d’ambre,
Qui dans l’air tiède étends ton voile nébuleux
Et poses sur les eaux et la terre, ô Septembre !
Pâles et transparens, tes doigts jaunes et bleus.

Tu portes dans tes mains comme de belles armes
Des glaïeuls enflammés en haute floraison,
Et je ne revois pas sans ivresse et sans larmes
Tes pieds aériens entrer dans ma maison.

De tous les souvenirs de ma lente jeunesse,
Tendres, légers, ou lourds d’anciennes douleurs,
Tu viendras délier le charme et la tristesse,
Quand sur mes genoux joints tu poseras ces fleurs.

Ami ! n’en garde qu’une, acérée et brûlante,
Pour la jeter, lorsque le soir est rouge encor,
De l’arc de ce grand pont, comme une flèche ardente,
Dans le long fleuve impur qui s’étire et s’endort.

II


Ma jeunesse est liée à ce fleuve, à la pierre
Des hautains monumens, des maisons et des quais,
Aux arbres, aux jardins, à cette ville entière
Qui m’a donné ce que ne me rendront jamais
Les plus belles cités dont se pare la terre.

Que les soirs de Paris sont beaux ! du haut des ponts
Lorsque l’ombre descend sur la Seine endormie,
Et qu’elle semble avoir fermé des yeux profonds
Sous les arches qui sont ses paupières sans vie ;
Quand la nuit qui s’allume y tremble en feux si longs !

Je sais qu’elle n’a pas de nymphe transparente.
Qu’elle coule sans hâte et sans limpidité,
Sans cacher sous son onde une sirène errante ;
Mais j’aime son mystère, et son impureté,
Et son nom dénoué qui sinue et serpente.


Tant d’ors décomposés ont verdi dans ses eaux !
Crépuscules éteints en torches submergées ;
Jours clairs, où les rayons ont bordé de roseaux
Roses et irréels, ses berges ombragées ;
Matins qui font songer à des couchans plus beaux I

L’hiver qui la transit la fait neuve et morose,
Et l’ondoyant été pâlit ses soirs brumeux ;
Mais si le printemps nu l’effleure d’un pied rose,
Octobre y jettera ses fruits miraculeux
Et la corolle en sang de sa dernière rose.

III


Automne ! je te vois ; aux balcons ajourés
Dont le relief fleurit les façades du Louvre.
Tu rêves, et tu tiens entre tes doigts dorés
Une fleur de métal qui paraît vivre, et s’ouvre,
Et hausse jusqu’à toi ses feuillages cuivrés.

Sur ta tête éphémère et pourtant éternelle,
Le grand ciel nuageux suspend de noirs raisins.
Comme un bois jaunissant ta robe est triste et belle,
Ta chevelure tombe en grappes sur tes seins ;
Et tu descends vers l’eau, tu te penches sur elle.

La pourpre des forêts qui rougit ton orteil.
Trempe-la, belle Automne, en l’onde taciturne
Du fleuve qui, ce soir, au vieux Styx est pareil
Et, debout dans les plis de ton manteau nocturne,
Tends à quelque passeur l’obole du soleil !