Poésie - Son Avenir
Hélas ! est-on jamais en repos, quand on aime ?
Nul de nous n’est assez confiant en soi-même
Pour ne redouter rien du troublant avenir ;
Et pour ne point songer que le miroir en fête
Où notre vie heureuse aujourd’hui se reflète
Le lendemain peut se ternir !
Quand je le vois si bon, si caressant, si tendre,
O mon cher petit-fils ! quand te parler, t’entendre
Est un double plaisir toujours renouvelé ;
Je devrais, à l’abri de toute inquiétude,
Savourer en plein calme, en pleine gratitude.
Le bonheur dont je suis comblé...
Mais j’ai beau repousser les obsessions vaines.
Elles viennent toujours m’assaillir, inhumaines,
Tenaces, me suivant jour par jour, pas à pas ;
Et quand du présent seul je devrais avoir cure,
J’ai hâte d’entrevoir la route encore obscure
Qu’il te faudra suivre ici-bas.
Sera-t-elle facile et sans rude montée ?
Par des ombrages frais largement abritée ?
Ou dure, te menant à des pays glacés ?
Sous l’averse qui cingle et dans le vent qui pleure
Y sauras-tu marcher sans faiblir, jusqu’à l’heure
Où Dieu te dira : « C’est assez ! »
Et comment seras-tu dans ta forme agrandie,
Cher enfant ?... Auras-tu la démarche hardie,
Le regard énergique et le geste assuré ?
Ou bien, charmant toujours par ta grâce timide.
Auras-tu conservé ce sourire candide
Que nul chagrin n’a défloré ?
Quels seront tes désirs ?... Et quelle est ton envie ?.
Vers un but défini mèneras-tu ta vie ?
Rêveras-tu la gloire et son éclat vainqueur ?
Ou te suffira-t-il, loin de la renommée,
De vivre pour l’amour d’une compagne aimée
Et de t’endormir sur un cœur ?
Et quels seront tes goûts ? Qui sait ? Les miens, peut-être ?.
joie !... un peu de moi se transmettre à ton être !
Un peu de moi survivre à mon moi dispersé !
Et ceux qui m’ont connu pouvoir, — tard, je l’espère ! -
Voir dans le petit-fils revivre le grand-père
Et dans le présent le passé !
Aimeras-tu le ciel, enfant, comme je l’aime ?
Aux heures de douleur, comme je fis moi-même,
Tourneras-tu vers lui tes regards anxieux ?...
Suivras-tu dans sa course un fantasque nuage ?
Goûteras-tu le grand repos qui suit l’orage
Et les beaux soirs silencieux ?
Ainsi que je l’aimais dès ma verte jeunesse
Aimeras-tu la mer, et sa lente caresse
S’allongeant sur le sable d’or comme un baiser ?
Les barques de pêcheurs, légères et coquettes,
Sortant du port ainsi qu’un blanc vol de mouettes
Qui sur les flots va se poser ?
Aimeras-tu, — car tout est contraste en ce monde !
Et le brillant Paris, et la Provence blonde ?
Goûteras-tu de l’un l’élégance et l’esprit ?
De l’autre la douceur, l’air salubre, la joie,
La brise qui frémit, la route qui poudroie
Et le bon soleil qui sourit ?
Auras-tu, comme moi, l’amour des heures calmes ?
Quand un souffle léger, se jouant dans les palmes.
T’apportera la fraîche haleine du jardin ;
Quand tout sera silence, et tendresse, et mystère,
Ne te diras-tu point que, sur la triste terre.
Parfois tombe un regard divin ?
Et plus que le repos infécond et suave,
Chériras-tu le bon, le dur travail qui brave
L’insidieux assaut des soucis dévorans ;
Le travail, ce tonique pur, qui nous relève,
Et nous fait, par l’effort, réaliser ce rêve
D’être meilleurs, d’être plus grands ?
Actif, aimeras-tu les actives journées ?
Connaîtras-tu l’ardeur des longues randonnées
Un fusil à la main, par les champs et les bois ?
Comprendras-tu la joie élégante et jolie
De tenir une épée, éclair souple qui plie
Et qui s’anime entre les doigts ?
Te laisseras-tu prendre au charme des voyages ?
Tes yeux aimeront-ils les nouveaux paysages ?
Le multiple décor de ce monde changeant ?
Ou la sauvage Ecosse aux collines rosées ?
Ou l’Italie et la splendeur de ses musées ?
Ou la Suisse et ses lacs d’argent ?
Sauras-tu pénétrer la tristesse des choses ?
Croiras-tu quelquefois, en respirant des roses,
T’imprégner du parfum grisant de l’univers ?
Ton cœur frémira-t-il à la musique douce ?
Au murmure berceur d’un ruisseau sous la mousse ?
A la caresse d’un beau vers ?
Auras-tu comme moi l’horreur des âmes viles ?
De l’intérêt brutal, des actions serviles,
De tout ce qui veut l’ombre et tremble à la clarté ?
Par contre, aimeras-tu la gaillarde franchise,
L’honnête bonhomie, et cette fleur exquise
Que l’on appelle la Bonté ?
Auras-tu la pitié des misères frôlées ?
Comprendras-tu le deuil des âmes désolées,
Et de tout ton pouvoir le soulageras-tu ?
Plus que les triomphans, qu’on loue et qu’on encense.
Sauras-tu vénérer l’humble et discret silence
Qui souvent cache la vertu ?
En ce monde où tout passe et fuit à tire-d’aile »
Sentiras-tu le prix d’une amitié fidèle ?
Après moi, sauras-tu d’un souvenir pieux
Entourer les chers morts que j’aime et que je pleure ?
Sauras-tu, dans ton cœur comme dans ta demeure.
Garder le culte des aïeux ?
Près de l’autel du Dieu que chaque jour je prie
Dresseras-tu le noble autel de la Patrie ?
Et si tu vois un jour nos sillons envahis,
Ainsi que je l’ai fait, voilà quarante années,
Seras-tu prêt, soumis aux mêmes destinées,
A combattre pour ton pays ?
Mon enfant ! mon enfant ! Les questions sans nombre
Montent à mes côtés comme une houle sombre
Lorsque je pense à toi, quand près de toi je suis....
Je voudrais arracher d’une main inquiète
L’indéchirable voile étendu sur ta tête...
Je le voudrais... et ne le puis !
Mais du fond de mon âme à ton âme liée
Ma prière s’élève, ardente, apitoyée,
Vers l’insondable Ciel qui ne veut pas s’ouvrir,
Et j’implore pour toi la divine clémence
De Celui qui du fond de son mystère immense.
Nous fait naître et nous fait mourir !
Comme je l’ai trouvée, enfant, je te souhaite
Pour partager ton deuil en tes jours de défaite,
Et pour doubler ta joie aux jours victorieux,
De trouver à ton tour une compagne tendre
Et l’intime bonheur auquel n’osait prétendre
Mon plus beau rêve ambitieux !
Enfin, l’âge venant, ta tâche terminée,
Puisses-tu, pour dorer la fin de ta journée
D’un bienfaisant rayon de tendresse et de foi ;
Pour goûter jusqu’au bout le charme de la vie,
Avoir, — comme je l’ai dans ma joie infinie, —
Un petit-fils semblable à toi !
JACQUES NORMAND.