Poésie - Premiers vers

Poésie - Premiers vers
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 637-640).
POESIE

PREMIERS VERS


I. LE FIL DE LA VIERGE


Jésus rit au soleil d’avril ;
La Vierge file sa quenouille,
De-ci, de-là, tirant le fil.

Le sommeil vient, le fil se brouille
Aux doigts qu’a lassés le fuseau.
La Vierge a filé sa quenouille.

Mais voici qu’un petit oiseau
Entre par la fenêtre ouverte ;
Vite, il prend du fil au fuseau.

A travers la campagne verte,
Il s’envole tout triomphant,
Sortant par la fenêtre ouverte.

Quand aux cris du petit enfant
S’éveilla la blonde Meuse,
L’oiseau partait tout triomphant.

Vers sa couvée encor frileuse
Il fuit, laissant flotter dans l’air
Le fil soyeux de la fileuse.

Il vole jusqu’au ruisseau clair
Où son nid chante sur la berge ;
Et, depuis lors, on voit dans l’air

Frissonner les fils de la Vierge.



II.

SUR L’ÉTANG BLEU


Sur l’étang bleu passait la verte libellule,
Effleurant l’eau parfois de son aile de tulle.

Quand je revins un soir rêver au bord de l’eau.
La libellule était morte sur un roseau.

L’eau n’eut plus le baiser de son aile de tulle,
Et j’ai pleuré tout bas la verte libellule.

Sur un grand saule vert gazouillait un oiseau ;
Un soir, je l’ai trouvé mort au pied du roseau.

L’eau n’eut plus la chanson de sa voix cristalline,
Ni le doux frôlement d’une aile verte et fine.

Un bleu myosotis s’ouvrait au bord de l’eau ;
Un soir, je l’ai trouvé fané sous le roseau.

L’eau ne refléta plus sa corolle bénie…
Le roseau lui contait ses heures d’agonie.

Et j’ai pleuré la fleur et l’insecte et l’oiseau :
Hélas ! bientôt après j’ai pleuré le roseau.

Et l’étang bleu mourut à l’ombre des grands charmes,
Hélas ! après avoir pleuré toutes ses larmes.


III.

 LE BENGALI


La Mort, ô bengali, chanteur du bord de l’eau.
A brisé dans son vol ton aile si soyeuse ;
Elle le lit un nid dans ses bras, l’envieuse,
Ne pouvant épargner un seul petit oiseau.

Ton esprit qui volait bien plus loin que ton aile
T’ouvrait le grand ciel pur qui fuyait devant toi :
— Est-ce vrai, disais-tu, qu’un oiseau comme moi
Respire le parfum de la fleur éternelle ?

Aux hommes comme à nous, petits chanteurs des bois,
Le Seigneur a donné la divine pensée ;
Avec elle revoir l’heure heureuse passée,
Je crois que c’est revivre une seconde fois. —

Tu mourus, philosophe, aux premiers froids d’automne.
Nous ne te verrons plus, ô petit bengali ;
Et, tristes, nous t’avons un soir enseveli
Dans le calice bleu d’une pâle anémone.


IV.

 LE ROUET DE KERDANET


Celui qui t’a créé dans tes formes légères
Est depuis bien longtemps couché dans son linceul,
Et souvent tu passas par des mains étrangères
Avant de rester là, noir, vénérable et seul !

L’araignée a garni ta bobine immobile
Du léger fil soyeux qui remplace le lin ;
L’aïeule au doigt tremblant devenu malhabile
S’est endormie aussi du long sommeil sans fin ;

Et celle qui filait par ta chanson bercée
Les langes de l’enfant qu’elle avait espéré,
Toi qui charmas son rêve et sa douce pensée,
Tu la vis s’en aller et tu n’as pas pleuré.

Et si tu vois, le soir, sur cette galerie,
Balcon frêle et léger, courant le long du mur,
Parmi le grand silence empli de rêverie
Quelque fantôme blanc glisser dans l’air obscur ;

Tu ne le diras pas, et les salles mal closes
Ne te trahiront pas non plus, ô vieux rouet
Qu’entoure le prestige exquis des vieilles choses,
Rouet mystérieux, solitaire, et muet !

Toi qui vis s’écouler des jours lointains sans nombre,
Rêve triste ou joyeux à jamais effacé,
Lorsque nous serons morts, tu resteras dans l’ombre,
Cher témoin d’un présent devenu le passé.


V.

 LE SOMMEIL DE LA VIERGE


Les lunaires lueurs entre les piliers blancs
Du cloître où tu t’endors, ô Pure entre les pures,
Viennent auréoler de leurs rayons tremblans
De tes cheveux épars les blondes annelures
Dont la longue caresse enveloppe tes flancs.

Dors ! La lune répand ses rayons dans l’air sombre
Où les anges, berçant tes chastes voluptés,
Du vol harmonieux de leurs ailes sans nombre
Frôlent furtivement les vibrantes clartés,
Ces cordes d’argent clair de la harpe de l’ombre.

Ils ont, en lumineux arpèges, célébré,
Au cloître en fleur où tu rêvais, blanche et voilée,
Le mystère d’amour à jamais ignoré
De cette nuit mystique où, Vierge immaculée,
Tu conçus l’infini dans ton sommeil sacré.

Dors ! Ce n’est pas encor l’heure révélatrice,
Le matin désiré n’a pas blanchi le ciel ;
Mais attendant que l’ombre antique enfin pâlisse.
Du fond de l’Orient, voici que Gabriel
Ouvre son vol, où luit l’Aube annonciatrice !


1889-1892.