Poésie - Pise la Morte

Poésie - Pise la Morte
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 652-658).
POÉSIE

PISE LA MORTE

LE SUAIRE D’OR


Avec ses vieux remparts et ses palais de briques,
Couleur de sang séché dans la lumière d’or,
Ses quais nus qu’emplissait le mouvement d’un port
Et l’herbe qui verdit sur ses places publiques,

Avec son mol azur où s’engourdit l’effort,
Ses murs jaunes et doux, ses cloîtres, ses boutiques
Et l’Arno tournoyant ses eaux mélancoliques,
Pise dans le soleil depuis des siècles dort.

Air pur qui charrias jadis tant d’énergie,
Air toscan, air subtil que pare une magie,
Triste du souvenir flottant d’avoir été !...

Aube vive et soir tiède éclatent de lumière ;
Et rien n’est plus poignant que ce sommeil de pierre
Sous son léger linceul d’impalpable clarté.



SANTA MARIA DELLA SPINA


Au bord du fleuve semble à l’ancre une chapelle,
Très ancien bijou de marbre ciselé,
Qui découpe en plein ciel, comme au temps en allé,
Ses flancs de mosaïque et ses mâts de dentelle.

Joyau mort, enchâssé dans la tombe du quai !
L’Arno, sans une voile, épand ses eaux nouvelles.
On bénissait de là les blanches caravelles
Et les bateaux de pêche à l’heure d’embarquer.

Sur les mers où régnait le gonfalon de Pise,
Comme de grands essaims d’oiseaux aux ailes grises,
Des flottes s’envolaient vers les quatre horizons ;

Les cloches ne sonnaient que butins et victoires,
Et la petite église avec ses oraisons
Donnait la clef d’un monde à ces pêcheurs de gloire !


NAIN


Un grand combat tournoie au-dessus des remparts.
Des nuages roux brûlent dans le ciel farouche ;
Le sang ruisselle et fume, et le soleil se couche
Sur la pourpre en lambeaux d’éclatans étendards.

Les créneaux s’ouvrent comme une blessure fraîche.
On dirait l’un des soirs tragiques et lointains,
Où dans le corps à corps des assauts florentins
La ville se faisait massacrer sur la brèche.

Le faîte du mur rouge est à présent tout noir.
L’âme éparse des morts flotte à travers le soir
Qui solennel descend sur la place du Dôme.

Un seul être vivant s’y traîne à petits pas ;
Et c’est le dernier fils des glorieux fantômes,
Nain difforme et goitreux qui ne se souvient pas.



FRÈRES DE LA MISÉRICORDE


Spectres en robe d’ombre au capuchon baissé,
Ce ne sont qu’hommes noirs, une bière à l’épaule.
A les voir, l’air moisi de la tombe vous frôle.
Les sinistres porteurs s’en vont d’un pas pressé.

Dans la via dallée et sur la place herbeuse,
On dirait que le même et mystérieux vent
Roule en son tourbillon le mort et les vivans,
Avec leurs chants hâtifs et leurs torches fumeuses.

Solitaire parmi le silence des ans,
La ville au vaste corps de pierre agonisant
Tout doucement achève elle aussi de s’éteindre,

Cependant qu’à travers les marbres endormis,
— La mort toujours s’étend et la vie a beau feindre, —
Courent éperdument ces convois de fourmis.


LUNG’ARNO


Les vieux palais debout le long du fleuve noir
Sont comme des témoins aveugles et moroses.
Avec les yeux vitreux de leurs fenêtres closes.
Ils regardent couler l’eau lente dans le soir.

Est-ce que leurs murs las se souviennent d’avoir,
Cœurs lointains, tressailli sous le sang et les roses ?
Ils se meurent de la touchante mort des choses ;
Le soir tombe, l’eau coule ; ils regardent sans voir.

Soir d’encre, eau lourde, quais déserts. Les réverbères
Alignent leurs cordons de torches funéraires...
D’autres torches soudain, un cortège, des chants,

C’est à toute vitesse un cercueil qu’on emporte.
Et les mornes palais décrépits et penchans
Contemplent fuir la vie et descendre l’eau morte.



LES CHAINES DU PORT


Guirlandes à l’oubli, de souvenirs tressées,
Les chaînes du vieux port dans le Campo-Santo
Suspendent, comme un lourd et funèbre ex-voto,
Le sang noir et rouillé des batailles passées.

Et c’est un va-et-vient de barques au soleil,
Les rames secouant des diamans d’eau claire,
C’est la mer sous le choc furieux des galères,
Le fleuve qui de glauque est devenu vermeil !...

Un jour Florence, avec la ville, prit les chaînes.
Et puis le temps coula qui nivelle les haines,
Et le vainqueur rendit son trophée au vaincu.

Mais du port d’autrefois il ne restait plus trace
Que dans l’emblème vain de ces anneaux rompus
Qui n’ont su retenir le temps ni l’eau vivace.


LE DOME


Un monde vient finir à ses portes d’airain.
Mais dans la nef obscure un autre recommence :
Sang et gloire, splendeur à l’horizon immense.
Vaisseaux blancs chargés d’or parmi le vent marin !

Et les cierges, l’encens qui fume, les cantiques
Prolongent le frisson des huit siècles épars
Du pavé de tombeaux au plafond d’étendards,
A travers la forêt des colonnes antiques.

La morsure des jours sur le marbre inusé
Glisse, muette, avec la douceur d’un baiser.
Le temps s’efforce. Pas une pierre ne bouge.

Et de son regard fixe où tient l’Éternité,
Toujours le Christ géant dans l’abside incrusté
Regarde évoluer les lents chanoines rouges.



CERTOSA


Te souviens-tu du cloître et de la cour déserte,
Coin de vie humble et de silence lumineux,
D’où l’on n’apercevait qu’un carré de ciel bleu
Et les monts étageant leur pente rousse et verte ?

La Chartreuse alentour rivait sa masse inerte.
Dans une vieille vasque à l’eau d’ambre, des nœuds
D’anguilles emmêlaient leurs rubans sinueux…
Et la tombe, de mottes fraîches recouverte ?

D’autres se voyaient moins ; l’herbe avait repoussé.
Alors, dans un petit jardin presque effacé
On nous a fait entrer par la cellule vide.

Une violette double y fleurissait encor,
Et tu cueillis, dans la beauté du soir splendide,
Le parfum de l’Amour et l’odeur de la Mort.


LA TOUR PENCHÉE


Lys autrefois jailli des âmes et du sol,
La Tour élance, avec l’ardeur d’une prière,
La beauté de ses fins diadèmes de pierre.
Où les ramiers neigeux vont abattre leur vol.

Lys oblique dressant sa robe lourde et blanche
Sous le mol et subtil azur du ciel pisan.
Lys caressé du vol silencieux des ans,
Dans l’éternel déclin d’une grâce qui penche !

Le marbre a la douceur vivante de la chair.
Aussi, quand l’or du soir est en suspens dans l’air,
Souvent l’énorme lys brusquement devient rose.

C’est le reflet du jour ? Non, c’est l’afflux vermeil
De l’invisible cœur qui bat dans toute chose,
Sang tiède et glorieux des anciens soleils !



AU CAMPO-SANTO


Terre sainte où repose un âge enseveli,
Sèche et lasse poussière où poussent avec peine
Quatre maigres cyprès levant leur torche vaine
Et la triste asphodèle avec sa fleur d’oubli !

Tu ne t’émeus qu’à l’heure où vient la nuit sereine.
Alors, le long du mur sous la lune pâli,
Le doux peuple peint par Bennozzo Gozzoli
Se réveille et prend corps dans l’aube surhumaine.

La foule légendaire en costumes du temps
Erre à pas de silence et de rêve flottans,
Sur l’herbe jaune et sur les dalles mortuaires.

Et ce qui reste d’âme au néant des suaires.
Dans la cendre dormante et dans les os brisés,
Tressaille à cet obscur et fraternel baiser.



LES DEUX CHANOINES


Côte à côte allongés dans le même tombeau,
Où depuis cinq cents ans leur dépouille sommeille,
Deux chanoines amis dont l’âme fut pareille
Guettent le rougeoîment du suprême flambeau.

Tous deux officiaient jadis au Baptistère ;
L’écho triste vibra de leurs chants alternés ;
Pieusement, leurs mains douces aux nouveau-nés
Lavaient dans l’eau du ciel les péchés de la terre.

Ils dorment, confians, jusqu’au jour attendu.
Restes sans forme à qui tant d’êtres auront dû
De s’élever peut-être à la vie immortelle.

Et toujours, face à face à l’enclos écarté,
Le massif Baptistère en surplis de dentelle
Près de la porte d’ombre ouvre un seuil de clarté.



LE GOMBO


Le vent du large a la senteur des goémons,
Et l’arome des pins se fond dans la lumière.
Le triomphe de vivre éblouit l’heure claire ;
Sous l’azur tiède fuit l’or bleuâtre des monts.

Là Shelley dispersa son âme impérissable.
Ah ! ce corps qu’au bûcher l’eau changeante rendit !
Au loin la mer, turquoise immense, resplendit ;
Une frange d’écume ondule sur le sable.

Est-il sous le soleil de sépulcre plus beau
Que l’éparse grandeur de ce vide tombeau
Où la vie et la mort entrelacent leur rêve ?

Éphémères décors qu’éteint l’oubli vainqueur,
Sitôt qu’a disparu cette étincelle brève :
Ce que nous y mettons de notre propre cœur !


VICTOR MARGUERITTE.