Poésie - Niobé
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 909-922).
POÉSIES

NIOBÉ[1]


Niobé ! Niobé ! Que sont-ils devenus
Tes filles au front clair, tes fils dont les bras nus
Etaient adroits et forts comme des bras d’athlètes,
Vaillans comme des bras de héros ? Dans les fêtes,
Quand on remerciait, au retour des Saisons,
Les Dieux qui font germer et mûrir les moissons.
Tu marchais entourée et fière d’un cortège
De glorieux enfans : hautement le chorège
Citait, parmi les dons des dieux à la Cité,
La richesse et l’honneur de ta maternité ;
Et le Chœur, dont la strophe alternante s’échange.
Chantait, en se croisant, ton nom et ta louange
Sur le mode sacré que la lyre conduit.
Quatorze fois tes flancs avaient donné leur fruit,
Quatorze fois ton sein avait ouvert son fleuve
De doux lait nourricier. Et tant de fois, l’épreuve
Où la Vie et la Mort paraissent se toucher,
— Puisque les pâles mains de l’une vont chercher
Et prendre aux sombres mains de l’autre un nouvel être,
Et que passer ainsi par elles deux c’est naître, —
L’épreuve redoutable et qu’Hécate soutient
N’avait rien altéré de ton souple maintien.

Elle avait seulement fait mûre ta jeunesse,
Elle avait de ton geste élargi la noblesse,
Et couronné ton front de plus de dignité ;
Ton corps semblait plus fier du long fardeau porté !
Sept filles et sept fils, ton orgueil et ta joie,
De leur troupe robuste embellissaient la voie
Où tu les précédais, presque aussi jeune qu’eux !
Mais trop d’orgueil entra dans ton cœur trop heureux !
Il te fit oublier quel espace sépare
Du lot humain le sort des Dieux ; et qu’il s’égare
Hors de la piété, hors du sentier étroit
Le long duquel la fleur des félicités croît.
Celui qui se compare aux Êtres Immortels,
Qui du rang souverain sont jaloux et cruels.

Niobé ! Niobé ! Quelle démence amère
Te fit jeter l’affront à Latone, à la mère
De Phœbus Apollon, le jeune dieu du jour,
Lui dont l’arc est d’argent, d’Artémis qui parcourt
Les monts et les forêts, divine chasseresse,
Elle dont l’arc est d’or ? Ils ont égale adresse,
Ils portent, l’un et l’autre, à l’épaule, un carquois
Dont l’infaillible flèche est au but quand leurs doigts
Ont à peine lâché la corde encore vibrante.
Qui te fit offenser la déesse puissante
Fière d’avoir à Zeus donné ces deux enfans.
Beaux comme leurs rayons et comme eux triomphans ?
Lui surtout, qui naquit dans Délos, la pierreuse,
Quand, au pied du palmier, dans la prairie herbeuse.
Sa mère délivrée, heureuse tout à coup,
Le prit tout rayonnant déjà sur son genou.
L’île naguère morne, ingrate et décharnée
D’un immense éclat d’or devint illuminée :
Les prés, les ruisselets, les rochers furent d’or.
L’or revêtit les bois et les monts et le bord
De la mer et les plis de sa houle rythmique ;
Les airs s’étaient remplis d’odeurs et de musique !
Car le Dieu qui venait au monde était celui
Par qui la lyre chante et par qui l’azur luit ;

Et de son corps enfant émanait le sourire
De la lumière d’or et le sacré délire.

Tu refusas l’encens, la prière à l’autel
Où l’on fêtait sa mère en un jour solennel :
« Qu’a-t-elle plus que moi ? dis-tu ; son fils, sa fille,
Que sont-ils comparés à la noble famille
Que mes flancs ont portée et que nourrit mon sein ?
Qu’a-t-elle fait qui soit plus illustre et plus saint
…………………………
Que mes maternités, pour causer son orgueil ?
Si leur père immortel n’écartait point le deuil
De leurs têtes, la mort pourrait, d’un seul passage
De sa sinistre main, achever l’effeuillage
D’un rameau qui n’a su produire que deux fruits !
Que d’embûches, de longs retours et de circuits
Il faudrait au Trépas pour dépouiller mon arbre !
Ses deux enfans tiendraient sous un morceau de marbre.
Il faudrait pour les miens un chemin sépulcral !
Nul destin n’est toujours en son bonheur égal.
Le malheur n’est jamais très loin de notre joie ;
Si Pluton devait prendre à mes côtés sa proie.
J’aurais toujours des fils pour soutenir mes pas,
Et des filles encor à serrer dans mes bras.
Lorsque je pleurerais comme pleure une mère !
La fierté de Latone est vaine et téméraire :
Mes enfans pourraient faire aux deux siens des défis,
Mes filles à sa fille, et mes fils à son fils.
Celles-là pour le charme et ceux-ci pour la force.
On pourrait opposer Apollon, torse à torse.
Contre un de mes garçons qu’on prendrait au hasard,
Ou les faire lutter à la course du char ;
Je verrais le combat, d’un œil et d’un cœur calmes.
En sachant quelle mère aurait bientôt les palmes
Que viendrait en ses mains déposer le vainqueur,
Et c’est pourquoi Latone usurpe cet honneur
Où sa fécondité prétend être fêtée !
Je nie à son autel l’offrande imméritée ;
Je ne lui verserai ni l’huile, ni le vin ;
Quel que soit son courroux, elle aura mon dédain ;

C’est elle à qui convient plutôt d’être jalouse
Et de mes jours de mère et de mes nuits d’épouse ! »
Tu t’éloignas du peuple atterré par ces mots ;
Et le tonnerre au loin remplit les monts d’échos !

Niobé ! Niobé ! Quelle force en ta bouche
Mit ton propos impie, orgueilleux et farouche ?
Latone courroucée alla vers ses enfans,
Phœbus à l’arc d’argent, aux regards éclatans,
Artémis à l’arc d’or, à la jambe rapide.
Émue et palpitante et de vengeance avide,
En mots entrecoupés de pleurs, elle leur dit
L’outrage qu’elle avait souffert, elle tendit
Envers eux ses deux mains comme une suppliante,
Les priant de punir la mortelle insolente
Qui, pour mieux l’outrager, les avait défiés.
Si ses propos hautains n’étaient point châtiés.
Qui donc apporterait un hommage à leur culte ?
Et la vengeance doit outrepasser l’insulte,
Sinon leurs trois autels, déserts et négligés,
Ignoreront le cri des taureaux égorgés,
Et le voyageur las, s’appuyant sur leur pierre.
Ne l’honorera plus d’un geste de prière.

Niobé ! Niobé ! de quel fatal orgueil
Ton grand cœur maternel a-t-il tiré son deuil ?
Tes sept fils s’exerçaient ensemble dans la plaine
Pour les jeux réservée au cœur de ton domaine
Si vaste qu’il déborde un horizon entier ;
De la plus haute tour de ton palais altier,
Vers les quatre côtés d’où les quatre vents viennent.
L’œil cherche vainement les monts qui le contiennent !
Ils jouaient à la lutte, ayant conduit les chars.
Toi, tu les admirais. Heureux de tes regards.
Ils s’efforçaient à qui gagnerait ta louange.
Leurs corps nus s’assemblaient parfois en un mélange
De beaux marbres sculptés, tout à coup animés.
Les coups heureux étaient par leurs cris acclamés.

Tes yeux se complaisaient à ce groupe d’athlètes ;
Tu redisais les noms de ces vaillantes têtes,
Selon leur chevelure ou brune, ou noire, ou d’or :
Ismenos, Sopylus, Phœdimus, Alphenor,
L’ardent Damasichton, Tantale, Ilionée ;
Et tu les répétais, ô mère infortunée !
Et ces noms répétés étaient plus doux qu’un chant !

Soudain un bruissement, comme un arc décochant
Sa flèche, traversa l’air et te rendit pâle.
Un grand cri retentit, qui contenait un râle,
Et du groupe effaré sortit une clameur !
Puis encore un grand cri semblable, et puis l’horreur
De ce groupe penché, tout à coup immobile.
Puis encore une fois ce bruissement hostile.
Puis encore un grand cri ! Les deux bras étendus,
Les yeux épouvantés et fixes, tu courus,
Folle d’une invisible et terrible menace !
Et, tandis que tes pieds foulaient le court espace,
Tu vis tous tes fils, l’un après l’autre, tomber.
Et le dernier d’entre eux devant toi succomber.
Le doux Ilionée en qui l’adolescence
Avait encor l’aspect ingénu de l’enfance !
Il te voyait venir, tout éperdu d’effroi ;
Comme vers son refuge, il s’élançait vers toi,
Tant il gardait encor de l’enfance récente
L’habitude ingénue, aimable et confiante,
De chercher un abri dans les bras maternels.
Et ton nom t’arrivait fréquent dans ses appels !
Mais à peine eut-il fait quelques pas, sur la terre
Il tomba : son dernier, plus faible cri de « mère ! »
Te parvint ! Tu volais, Niobé ! Niobé !
Vers ce champ exécrable et de sang imbibé,
Où tes sept fils gisaient, tombés à la renverse,
Chacun portant au cœur la flèche qui le perce.
Sauf le dernier, tombé tandis qu’il s’enfuyait.
Ah ! Quel cri ! Quel long cri dans lequel s’éployait
Une incommensurable et formidable peine !
Il désola les cieux, il suspendit l’haleine
Des brises et des vents, il fit taire les pins.
Et frissonner les rocs, il remplit les chemins

De pays éloignés où les mères tremblèrent ;
Sur les sommets des monts les bergers s’assemblèrent,
Peureux, s’interrogeant quelle divinité
Perdait, au fond des cieux, son immortalité.
Tant cette plainte était humaine et surhumaine ;
Et les lyres partout résonnèrent d’un thrène
Qu’écoutaient gravement les poètes surpris.
Comme dans un jardin jonché de lis meurtris,
Tu te penchas sur eux, tu retiras les flèches ;
Pas un seul ne bougea ; des sept blessures fraîches
Sur l’ivoire des flancs un sang pourpre coulait.
……………………….
Quelques-uns avaient clos leurs yeux, mais quelques-uns
Les conservaient ouverts, leurs grands yeux bleus ou bruns
Qui ne souriaient pas en regardant leur mère ;
Sur chacun d’eux tes doigts baissèrent la paupière.
Tu tenais à la main le faisceau des sept dards,
Sans pouvoir relever tes yeux secs et hagards.
Dans ton cerveau confus et roulant de vertige.
Tu cherchais vainement par quel affreux prodige
Leurs corps étaient gisans d’un seul coup traversés.
La foudre tombe ainsi sur les moutons pressés ;
Mais le ciel radieux ne roulait point d’orage.
Les flèches, instrumens et témoins du carnage.
Montraient que ce massacre était l’œuvre d’un bras,
D’un bras exécuteur de desseins scélérats.
Quelle main ennemie, impitoyable et dure,
Avait ainsi marqué de la même blessure
Chacun de ces seins blancs ? Quel redoutable archer,
Quel archer sans rival avait su décocher
De son poste inconnu chaque flèche infaillible ?
Quel abri recelait son embûche invisible ?
Au loin, pas un rocher, pas un creux, un bosquet.
Un buisson dans lequel il pût être embusqué !
Partout le gazon ras et le sable du stade !
Au bord de la folie où notre âme s’évade
Quand brusquement jetée au bout du désespoir,
Ne voulant plus penser, ni sentir, ni savoir,
Elle emporte en tombant, et déchire et secoue
Des lambeaux de raison que noue et que dénoue

Un vent bizarre et dur, un vent mystérieux,
Tu tremblais ! Tu levas ton regard vers les cieux,
Peut-être sans avoir de pensée, et peut-être
Pour y chercher le Dieu justicier, le Maître
Des Lois, en qui la force à l’équité s’unit.
Celui qui voit, qui sait, qui juge et qui punit.
Niobé ! Niobé ! Debout sur un nuage,
Apollon radieux contemplait son ouvrage.
……………………….
Hautain, et d’une main négligemment habile
Remettant au carquois une flèche inutile !
Alors tu compris tout ! Et soudain la fureur.
Te saisissant au bord abrupt où ta stupeur
Vacillait au-dessus d’un gouffre de démence,
Te rejeta dans l’âpre et claire connaissance.
Dans ton malheur, dans ton vouloir, dans ton orgueil.
Ton orgueil indompté, la cause de ton deuil.
Le front haut, tu crias : « Fils digne de ta mère,
A qui traînant partout sa grossesse adultère.
Les îles, les cités, les bois ont refusé
Un abri dont leur sol fût resté méprisé.
Et qui n’a pu trouver, pour cacher ta venue.
Qu’une île inhabitée, et rocailleuse et nue,
lâche, ne sais-tu combattre que de loin ?
Au combat de la lutte et au combat du poing.
Tu n’aurais point osé défier tes victimes !
Les lauriers de l’embûche et les palmes des crimes
Tu peux les rapporter à ta mère, ô héros !
Toi qui frappes de loin, sans prononcer les mots
……………………..
Dont le défi prévient l’ennemi désarmé !
Va ! le cœur de ta mère est peut-être alarmé
Du grand danger auquel t’exposait ton courage !
Va-t’en la rassurer ! Moi, j’aime mieux l’image
De chacun de mes fils mort que déshonoré
Par l’infamant exploit dont tu restes paré !
Mais dis-lui qu’en ces bras que ton forfait dévaste.
J’ai, pour l’humilier dans son orgueil néfaste,
J’ai plus d’enfans encor, en gardant la moitié,
Qu’elle avec vous deux seuls. Et son inimitié

Ne m’a pas, par ton crime, à ce point appauvrie
Que sept filles bientôt, en leur saison mûrie,
Ne rendent à mon cœur l’orgueil de petits-fils
Qui ne combattront point sans jeter leurs défis !
Tu n’oses pas, j’espère, encor tuer des femmes,
Et cueillir sur nos corps des lauriers plus infâmes !
Et comme tu tenais encore dans ta main
Les flèches dont le fer de ton sang était teint,
Belle et par ton sublime effort magnifiée.
Tu brisas leur faisceau sur ta cuisse pliée,
Et du geste fougueux de tes bras redressés
Tu lanças vers le Dieu leurs morceaux dispersés.
Le Dieu n’était plus là ; le grand ciel était vide,
Sauf un nuage d’or en son azur limpide.

Niobé ! Niobé ! Qu’as-tu dit ? Qu’as-tu dit. »
Quand ton cri douloureux au palais s’entendit.
Au fond du gynécée il atteignit tes filles
Qui de leurs doigts actifs maniaient les aiguilles.
Ou de leur beau pied nu faisaient tourner le rouet.
Comme un jeune cheval bondit au coup du fouet.
Chacune tressaillit, et toutes délaissèrent
Leurs ouvrages divers, et toutes s’élancèrent
Par le vaste couloir encor retentissant.
Du lourd porche sculpté leur groupe bondissant
Sortit d’un même élan et courut vers la mère.
…………………………..
Quand tu les aperçus, tu t’élanças vers elles.
Pour leur cacher ce champ aux sanglantes javelles,
L’affreux champ où gisaient leurs frères moissonnés,
Pour tâcher d’épargner à leurs yeux consternés,
Ne fût-ce qu’un instant, l’exécrable spectacle.
Enfin par cet instinct de jeter en obstacle
Ton corps entre un malheur, ô mère, et tes enfans !
Toi-même avais besoin de doux bras étreignans,
Et de te sentir mère en t’y sentant serrée.
Quand tu les rencontras, d’elles sept entourée :
« O mère, qu’avais-tu ? » — « Mère, pourquoi ce cri. »
— « O mère, nous avons pensé : quelqu’un périt ! »

— « Mère, nous avions peur ! » — « Embrasse-nous, ô mère ! »
« O mère, réponds-nous ! » — « Mère, qui te fait taire ? »
Ainsi toutes parlaient et vers toi se pressaient.
Toutes tendaient leurs bras et toutes t’embrassaient !
Tu te sentais au cœur de leur jeune caresse :
Et, pendant un instant, perdue en leur tendresse.
Tu touchais leurs poignets et tu touchais leurs fronts.
Et tu plongeais tes doigts parmi leurs cheveux longs,
Comme pour étouffer en toi d’horribles doutes,
Tu voulais les tenir et les étreindre toutes.
Soudain l’une cria : « Mère ! tu as du sang !
Tes mains m’ont mis du sang ! » Et, tout à coup, glaçant
Tous ces cœurs et le tien, il se fit un silence,
Et vos corps enlacés, comme dans une transe,
S’arrêtèrent, fixés. Alors le même bruit
Léger, et redoutable à ton cœur trop instruit,
Vibre ; contre ton sein éclate un cri terrible,
Expirant aussitôt en soupir insensible ;
Et s’incline le front que ta main caressait.
Et les beaux yeux sont clos où ta lèvre passait.
Et juste sous le cou, dans la chair délicate,
La flèche, la marquant d’une tache écarlate.
Est venue, en sifflant, jusqu’au bois s’enfoncer.
Et contre toi tu sens le doux corps s’affaisser !
Ah ! Quel rugissement jaillit de la lionne.
Dont l’impassible azur du long désert frissonne.
Lorsque son lionceau blessé par un chasseur
Succombe : de son souffle inquiet et frôleur
Elle parcourt son corps tendrement et l’explore,
Et cherche, en le flairant, s’il sent la vie encore ;
Mais, lorsqu’elle a compris qu’il ne remuera plus,
Déchirant le terrain de ses ongles velus.
Elle allonge la tête et rugit sa détresse.
Tout est saisi de peur dans la forêt épaisse,
Les fauves alarmés, les plus forts et cruels.
Taisant leurs grondemens ou leurs lointains appels.
Blottis dans les roseaux, les rochers ou le sable.
Abandonnent la nuit à sa voix formidable.
Le cri que tu poussas était pareil au sien !
Et ton bras, oubliant son douloureux soutien.

Laissa glisser l’enfant inanimée à terre,
Pour jeter vers le ciel ton geste de colère ;
Tu savais maintenant d’où la flèche partait !
Ta lèvre, après son cri sauvage, s’apprêtait
A frapper au visage, ainsi qu’avec des verges.
De ton injure un Dieu qui massacrait des vierges.
Ta lèvre fut muette, et ton bras étendu
Qui levait son poing clos demeura suspendu ;
Et ta main tout à coup, — comme quand la surpris
Nous saisit de son choc et nous immobilise, —
S’ouvrit, la paume droite et les doigts écartés !

Niobé ! Niobé ! Tes grands yeux dilatés
De quel prodigieux et terrible spectacle
Étaient-ils étonnés, pour qu’il fût un obstacle
Aux torrens de courroux qui montaient vers ta voix ?
Debout sur le nuage et portant un carquois
Ce n’était plus le Dieu, c’était sa sœur cruelle,
Dans sa tunique courte, à demi nue et belle,
Et plus terrible encor que son frère ; son bras
………………………..
« Déesse dont le sein est celui d’une femme.
Ton cœur y fut formé d’une moins rude flamme
Que celle dont le cœur des mâles est forgé !
Vois de quelle façon ton dur frère a vengé
Un propos imprudent échappé de ma bouche ;
Tous mes fils, la moitié des enfans de ma couche,
Sont tombés, le sais-tu ? sous son bras meurtrier !
Quel forfait inouï ne pourrait s’expier
Par un tel châtiment ? Et ma chétive offense
Ne pouvait mériter cette atroce inclémence !
Elle était pardonnable, et tu la comprendras
Quand un petit enfant aura ri dans tes bras.
Prends pitié d’une mère, ô toi qui seras mère !
Peut-être ignorais-tu ce qu’accomplit ton frère !
Déesse ! Tous mes fils, tous mes fils ont péri !
Tous ! Je n’ai plus de fils, plus de fils ! Que mon cri
Monte vers toi, déesse, et touche ta poitrine ;
Elle ne serait point, sans la pitié, divine !

Épargne celles-ci ! Leur cœur est innocent !
Qu’une seule du moins t’apaise de son sang,
Puisque ton trait partit plus tôt que ma prière !
Que la première flèche aussi soit la dernière !
Prends pitié ! Prends pitié’ ! Déesse ! Prends pitié !
Latone est mère aussi ! Que son inimitié
Accepte une douleur que son cœur peut comprends
Et laisse son pardon sur mes filles descendre. »

La déesse gardait toujours son bras tendu,
Et tu lui dis d’un ton toujours plus éperdu :
« Si tu n’es pas encore, ô vierge, satisfaite.
Frappe-moi ! Frappe-moi ! Vois ! Ma poitrine est prête !
Plantes-y tous les traits qui sont dans ton carquois !
C’est moi qui fus coupable, et c’est moi qui te dois
Ce qui peut racheter ma parole imprudente !
Ne perds pas ton courroux sur leur troupe innocente !
Un cœur trop téméraire est caché sous ce sein,
Perce-le de six dards ! Accomplis ton dessein
Sur celle dont l’orgueil trop grand l’a fait éclore,
Et montre, en même temps, la pitié que j’implore ! »

Tes filles t’écoutaient et, tremblantes d’effroi.
Ainsi que des agneaux se serraient contre toi.
Mais Artémis tendait son arc d’or, et sifflante
Vint la flèche ; un grand râle, un peu de voix dolente,
Un doux corps s’affaissa, glissant contre le tien,
Et dont la main cherchante à ton bras se retient.
Une autre ! Une autre encor ! Tu criais éperdue :
« Prends pitié ! Prends pitié ! » Prière inentendue !
Une autre ! Tu criais : « Prends pitié ! Prends pitié ! »
Le corps charmant gisait sur lui-même ployé !
« Prends pitié, » criais-tu ; hagarde et frénétique,
Tu répétais le même et vain cri de supplique,
De plus en plus pressé, brisé de désespoir,
Haletant, convulsif. Il pourrait émouvoir
Les tigres et les ours, mais non pas la déesse,
Mais non l’inexorable et dure chasseresse

Qui prend, à les poursuivre, un cœur plus cruel qu’eux !
Sereine, indifférente et l’air impérieux,
De l’arc étincelant elle attire la corde.
Si fort que le fer seul de la flèche en déborde.
Le trait part, siffle ! Encor le grand cri moribond
Que le même soupir faiblissant interrompt !
Et le doux corps s’étend, la face contre terre,
En enfonçant le trait qui ressort par derrière,
Entre une épaule et l’autre. Il ne t’en reste plus
Qu’une seule, Ethosée, aux clairs yeux ingénus.
Chérie entre ses sœurs et de ses sœurs chérie,
La dernière qui fut sur ta gorge nourrie.
Pleurante, épouvantée et mourante d’effroi,
Se traînant à genoux et s’attachant à toi.
Elle se tient blottie et par ton corps cachée.
Et ta voix par l’horreur étranglée et séchée
Crie encor : « Prends pitié ! Pitié ! Pitié ! Pitié ! »
Tu cherches à couvrir le cher corps reployé,
Mais, effleurant ta chair et traversant ta robe,
La flèche vient frapper l’enfant qui se dérobe ;
Et c’est le dernier cri ! Tous tes enfans sont morts !
Alors, d’un mouvement pareil à ces essors
Que la Victoire prend en de nobles statues.
Sur cet amas affreux de vierges abattues.
Dans ta robe aux plis blancs toute pourpre de sang,
Tu dressas vers le ciel ton beau corps menaçant :
« Déesse au nom maudit, reçois mon anathème !
Je ne t’implore pas de me frapper moi-même
………………………
Puisque ton cœur de fer est sans miséricorde.
Et je n’espère pas que ta haine m’accorde
Le trait par qui ton crime, en mon sein aboli,
En me donnant la mort me donnerait l’oubli !
Les destins t’ont fait naître aux hauteurs immortelles ;
Je sais que nos efforts sont impuissans contre elles.
Et les os des Titans nous servent de leçon !
Mais plus haut que des monts entassés, le frisson
De mon cœur maternel s’élèvera ; mes larmes
Iront dans ton Olympe exciter les alarmes

Chez les Dieux inquiets qu’un pareil attentat,
Le plus inexpiable et le plus scélérat,
Entrant dans leur séjour, échappe à leur justice !
Mais par delà les Dieux, vierge exterminatrice,
Siègent les Lois du monde, et l’éternel Destin
Dont la sentence attend ce qu’aucun bras n’atteint.
Dans l’air supérieur où l’Olympe a sa cime,
Vous vivez abrités des châtimens du crime.
Mais vous ne pouvez pas ne pas garder en vous
Vos crimes accomplis, et n’être point jaloux
Des simples cœurs humains qui sont restés sans faute.
Nul temps ne vous punit, mais nul temps ne vous ôte
Le désir, l’habitude et le succès du mal ;

Vos intangibles cœurs, soustraits au flot lustral.
Dans leurs impunités entretiennent leur vice ;
Votre immortalité devient votre complice,
Mais par elle enchaînés au forfait éternel
Vous chargerez d’opprobre et de meurtres le ciel,
Et vous abolirez vos cultes exécrables !
Pour toi, cruelle qui, de tes bras implacables,
Osas tacher mon corps du sang de mes enfans,
Toi qui pus écouter les appels supplians
Et pus voir sans pitié les larmes d’une mère.
……………………….
Tu ne seras point mère ! En tes flancs inféconds
Nul être ne naîtra ; jamais les chers frissons
Ne frémiront au fond de tes dures entrailles !
Ton ventre ne sera qu’un champ mort aux semailles !
Le lait n’enflera pas tes mamelles d’airain
Et jamais un enfant ne tiédira ton sein !
Ta chair ignorera l’honneur de notre argile !
Tu croiras être pure et tu seras stérile !
Tu perceras de traits les bêtes des forêts,
Et tes chiens aboyans pousseront vers tes rets
Les grands cerfs épuisés dont les yeux ont des larmes !
Déesse des effrois, âpre vierge sans charmes.
Tu vivras pour tuer, tu prendras joie au sang
Quand la meute dépèce, au bord du sombre étang.

La biche avec le faon : lui qui ne peut la suivre,
Elle qui pourrait fuir et ne veut lui survivre ?
Tu n’auras de bonheur que d’entendre gémir,
Mais ton cœur endurci ne saura plus frémir ;
Et quand tu rêveras, jalouse, à d’autres joies
Que celles d’effarer et dépouiller des proies.
Tu tâcheras d’aimer, mais tu n’aimeras pas ;
Aucun homme, aucun Dieu ne t’ouvrira ses bras.
……………………
Et tu seras réduite, amante au front blêmi,
A venir te pencher sur un pâtre endormi,
Ignorant que sa bouche est auprès de la tienne.
Pour te faire un baiser furtif de son haleine.
Image d’abandon et de stérilité.
Dans le ciel par ton front glacial contristé
Tu passeras sans fin, déçue et solitaire.
Car je tends contre toi mes mains vides de mère.
Et je montre le sang qui profane mon sein
Aux vastes Lois du monde, à l’éternel Destin ! »

Niobé ! Niobé ! comme tu semblais grande
Quand tu lanças ces mots, quand tu fis une offrande
De ta désespérance à des Pouvoirs vengeurs !
Tes yeux étincelans avaient brûlé leurs pleurs !
C’était toi l’Immortelle et la Dominatrice !
Artémis avait fui, le ciel gardait l’indice
De son passage affreux dans son nuage d’or.
…………………………


AUGUSTE ANGELLIER.

  1. On verra qu’il manque quelques vers au milieu et à la fin de ce poème. La mort a surpris Angellier avant qu’il y pût mettre la dernière main.