Poésie (Fernand Gregh)

Poésie (Fernand Gregh)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 219-227).
POÉSIES


ETE


Couchés dans la pelouse liante,
Qui baigne et brûle notre cou,
Nous rêvons tous deux côte à côte,
Les yeux perdus au ciel d’Anjou.

A travers l’entrelacs des herbes
J’aperçois ton profil léger ;
Par-dessus, jalonnés de gerbes,
Les chaumes semblent s’étager.

Les tiges font une nuit verte
Pleine d’insectes radieux ;
Là-bas, toute la plaine ouverte
Paraît continuer tes yeux.

Sur mon front une fleur balance
Un noir scarabée, en plein ciel.
L’herbe où crépite le silence.
L’herbe chaude a l’odeur du miel.

Renflant sa rumeur coutumière
Sur quelque champ mûr de sainfoin.
Le bruit des guêpes semble au loin
Le bruit même de la lumière...


— Eté ! nappe de grands lacs bleus,
Eau d’azur sans rive et sans ride,
Coule en nos regards, glisse, pleus,
Délice lointain et liquide !

Oh ! comme l’on est soulevé
Vers cet immense espace vide !
Comme il ouvre, au vertige avide,
Un pays enfin retrouvé !

L’air semble rouler dans ses flammes
Un grand cœur divinement doux...
Sens-tu qu’au fond de nos deux âmes
Quelque chose tombe à genoux ?

— Mais j’entrevois ta silhouette
Dans le fouillis des brins ardens.
Et tu souris, rose et muette,
Une herbe longue entre les dents.

Et je reporte tout mon rêve,
Tout mon désir, tout mon amour,
Sur ta grâce de femme, brève
Comme la splendeur de ce jour !

Je concentre sur toi l’extase
Du monde éclatant et divers,
Et ta forme est comme un beau vase
Où j’épanche tout l’univers !

Et c’est toi que j’adore, ô celle
Que j’ai pour moi dans l’infini.
Petite et profonde parcelle
Par qui mon cœur d’homme est uni

Avec la vie universelle !

DEUX POÈTES LATINS



I

CATULLE



« Mea Lesbia... »



Lorsqu’il s’en revenait, le soir, de la maison
Où la seule Lesbie effaçait pour lui Rome,
Ivre en cor de la vague et molle déraison
Que la main de la femme épanche au front de l’homme,

Près du Tibre où le ciel éteignait ses couleurs,
Il s’engageait parmi le dédale des rues ;
Des marchandes vendaient aux carrefours des fleurs.
Et les fleurs embaumaient dans les ombres accrues.

Et, las, il défaillait un peu de leurs parfums,
Moins exquis cependant qu’une légère haleine.
Et revoyait des yeux clairs sous des cheveux bruns,
Tandis qu’autour de lui grondait la Ville-Reine.

Et dans son âme alors, comme un vol tournoyant,
Passaient désir, orgueil, tendresse, jalousie...
Puis, parfois, infidèle à peine en souriant,
Et repris par l’ingrate et chère poésie.

Il songeait aux anciens poètes, à tous ceux
Qui jadis, adorant quelque enfant douce et belle,
Avaient déjà voulu tenter l’honneur chanceux
De dire avec des mots la folie éternelle.

Il évoquait les vieux Hellènes, dont les cœurs
Avaient aussi battu d’amour, ses lointains maîtres.
De qui l’art, conquérant leurs farouches vainqueurs,
L’instruisait à polir l’âpre vers des ancêtres.


Il croyait voir, là-bas, sous les couchans éteints,
Anacréon sortant des bras de sa maîtresse,
Pâle, en quelque île étroite aux arides jardins
Dont les roses pourtant ont couronné la Grèce.

Il l’imaginait tendre en sa jeune saison,
Penchant sa tête lourde où flottaient ses pensées
Sous la même rougeur éparse à l’horizon.
Et soudain murmurait, plein des choses passées :

« Lorsqu’il s’en revenait, le soir, de la maison... »


II

AUSONE


« Et memor esta æcum sic properare tuum..



Il allait, respirant ses roses, au matin.
Sous les brouillards légers qu’exhalait la Moselle,
Dans l’herbe où par endroits le soleil argentin
Irisait à la pointe une humide étincelle.

Rome était loin, là-bas, dans le Midi profond.
Par delà les coteaux, les plaines, les montagnes.
Au cœur du vaste Empire où l’univers se fond,
Et qu’arrêtait ici le mur des Allemagnes.

Et même son Bordeaux natal, très loin aussi,
S’effaçait sous le ciel plus blond de l’Aquitaine ;
Et toute sa vie, art, pouvoir, joie et souci.
Semblait à sa mémoire encore plus lointaine...

Il n’était plus qu’un blanc vieillard, lassé du sort,
Visitant ses jardins sur les confins des Gaules,
Passant ses derniers jours à méditer la mort
En chauffant au soleil ses frileuses épaules,


Marchant à petits pas dans les sentiers étroits,
Buvant à petits coups, par gorgée, une à une,
Les vins de ces coteaux, un peu gris, un peu froids,
De ces vins qu’on dirait mûris au clair de lune.

Il taillait ses rosiers autour de sa villa.
Et parfois se penchait pour cueillir une rose.
Honneurs, gloire, vraiment que valait tout cela ?
Cette fleur pâle était une moins vaine chose...

Et dans son âme, avec ce vaporeux malin,
Clarté fine déjà, tendre, amicale, humaine.
Se levait lentement, sur l’horizon latin,
Avant le jour français l’aube gallo-romaine.


SILENCE


Silence des murs alentour
De ma seule et petite vie.
Qui semblés, dans l’ombre assoupie,
Monter et baisser tour à tour.

Que me veux-tu, grand cri muet
Que je sens diffus dans l’espace,
Suspendant cette gerbe lasse
Qui tout à l’heure remuait ?

Que m’apportes-tu ? quel conseil
De vie isolée et paisible ?
Ou quel vague et déjà terrible
Echo du suprême sommeil ?

Hôte obscur que j’entends ce soir,
Dans l’air profond qui te balance.
Rôder près de ma somnolence
Comme le vol d’un ange noir,

Que me veux-tu, secret Silence ?



CLOCHES


Les cloches qui sonnaient dans les dimanches bleus
Ont encore évoqué les jours de notre enfance,
Quand tout l’espoir entrait dans nos cœurs sans défense
Avec leur bronze épars aux échos onduleux ;

Quand leurs sons, par-dessus les verts coteaux houleux,
A travers l’inconnu, là-bas, du monde immense.
En un balancement qui toujours recommence
Semblaient vibrer au fond de pays fabuleux !

Ah ! quel espoir, puissant et doux comme une lame.
Avec leurs vastes Ilots d’airain nous gonflait lame,
Dans l’aube où nous rêvions, éblouis et frileux !

Comme leurs voix disaient des choses éternelles !
Comme tout l’infini de vivre était en elles,
Les cloches qui sonnaient dans les dimanches bleus !


CONSEIL


Sache voir l’univers intime et coutumier
Où tu vis, dans les soirs soucieux de l’étude,
Et dont tes yeux, fermés par la vieille habitude,
Négligent aujourd’hui l’enseignement premier.

La lampe au long pied svelte est comme une fleur ample,
Une fleur d’or épanouie à ton côté,
Et qui, changeant la force inconnue en clarté,
Offre à ton esprit d’homme un radieux exemple.

La plume, autrefois tige agreste de roseau,
Naguère encore prise à la tiédeur d’une aile.
Comme pour rappeler qu’une grâce est en elle,
Imite avec son fer un bec léger d’oiseau.


L’humble encrier, creusant sa rondeur ingénue,
A la forme d’un puits secret, au tain obscur,
Reflétant sur son eau tout l’idéal azur,
D’où peut surgir la vérité candide et nue.

Le livre clos n’est rien qu’un bloc lourd et dormant ;
Mais ouvre-le : toujours, à leur destin fidèles,
Ses pages doubles ont une apparence d’ailes ;
Si ton doigt les feuillette, elles battent vraiment...

Ainsi, mieux attentif à ces choses antiques,
Quand le travail te semble un austère devoir,
Tu sentiras autour de toi, si tu sais voir,
Un mystère prodigue en leçons pathétiques.


NOCTURNE


Saurai-je avouer ce que l’ombre
A dit à mon âme, ce soir.
Avec toutes les voix sans nombre
Du vent confus sous le ciel noir ?

Oh ! toute la tristesse tendre
De cette âme d’homme, devant
La nuit où je croyais entendre
Une autre âme en pleurs dans le vent !

Toute l’ardeur que sur la brise
Dispersait mon songe exalté.
Du fond de mon âme, surprise
Par sa propre ingénuité !

Ah ! momens divins où le monde
Brûle des réserves d’amour.
D’angoisse et d’espoir tour à tour,
Dans une seule âme profonde ;


Où sous le mystère éternel,
Incendie heureux, toute l’âme
Monte comme une grande flamme
Tourbillonnante vers le ciel !


SIX HEURES DU SOIR


Six heures, à Paris, en hiver, sous la lampe...
C’est l’heure où, plus pressés, les mots heurtent ma tempe,
Comme, battant de l’aile et prisonnier encor,
Un vol fougueux d’oiseaux qui veut prendre l’essor.
C’est l’heure où la rumeur des cités s’exaspère,
L’heure où l’âme soudain espère ou désespère !
Et je songe en ma chambre étroite, vaguement :
Partout, sur la moitié du globe, en ce moment,
À cette heure inquiète et nerveuse où nous sommes,
Exaltés par la nuit propice, tous les hommes
Qui vivent pour le rêve ou la science ou l’art,
Travaillent d’un esprit hâtif, comme hagard.
Des poètes, d’un doigt plus prompt, scandent leurs strophes ;
L’univers élargit des fronts de philosophes ;
Des musiciens, seuls dans l’ombre, au piano,
Nouent l’accord à l’accord d’un plus fluide anneau ;
Des savans absorbés, penchant leurs faces blêmes,
Méditent d’un calcul plus hardi les problèmes
Où l’infini des lois en nombres se résout ;
Des peintres, sur l’album repris, notent, du bout
D’un crayon plus subtil, une ligne plus douce ;
Des sculpteurs vont pétrir d’un dernier coup de pouce
L’argile qui fléchit sous les linges mouillés,
Dans le vide sonore et froid des ateliers...
Partout l’effort, partout l’ardeur, partout la fièvre,
La main crispée au front, la dent mordant la lèvre,
L’éclair d’orgueil, les pleurs d’angoisse dans les yeux.
Partout le songe humain haletant vers le mieux !
O minute du jour entre toutes profonde !
Collaboration de la pensée au monde
En tout point de l’espace, à toute heure du temps.
Qui s’accroît et se fait suprême en ces instans !

— Puis, le souci du verbe où mon esprit s’aiguise
Rendant ma rêverie étrangement précise,
Je songe : aujourd’hui même, à cette heure, là-bas.
Dans les steppes, que fait Tolstoï, prophète las ?
Que fait, sous la fumée et le brouillard de Londre,
Swinburne à qui Shelley d’en haut semble répondre ?
Que fait, dans l’Allemagne aux soldats hérissés,
Haeckel qui vit fleurir la matière en pensers ?
Et dans ses fiords, joignant l’amour à la colère,
Ibsen hirsute et blanc comme un lion polaire ?...
Mais repliant soudain mon songe hasardeux :
Et toi, que fais-tu, toi, si chétif au prix d’eux ?
— Comme toujours, courbé devant les pages blanches,
Enchaînant jours et nuits, semaines et dimanches,
Je cadence des mots en rythmes... — Es-tu sûr
Que, même confiné dans ton labeur obscur
Parmi tous ces penseurs, ces rêveurs, ces apôtres.
Tu concoures du moins à la tâche des autres ?
Dis, mauvais ouvrier, vite désespéré ?
— Je ne sais pas. Joyeux ou soucieux, au gré
De l’œuvre chaque jour nouvelle, et monotone,
Je travaille en doutant, je cherche, je tâtonne,
Balancé d’élans fiers en vœux irrésolus :
Je fais ce que je peux ; je ne sais rien de plus.


FERNAND GREGH.