Poésie (Charles Guérin, 1901)

Poésie (Charles Guérin, 1901)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 348-355).
POÉSIE



I


Ton cœur est fatigué des voyages ? Tu cherches
Pour asile un toit bas et de chaume couvert,
Un verger frais baigné d’un crépuscule vert
Où du linge gonflé de vent pende à des perches ?

Alors ne va pas plus avant : voici l’enclos.
Cette porte d’osier qui repousse des feuilles,
Ouvre-la, s’il est vrai, poète, que tu veuilles
Connaître, après l’amer chemin, le doux repos.

Arrête-toi devant l’étable obscure. Écoute.
L’agneau bêle, le bœuf mugit et l’âne brait.
Approche du cellier humide où, bruit secret,
Le laitage à travers les éclisses s’égoutte.

C’est le soir. La maison rêve, regarde-la ;
Vois le feu qu’on y fait à l’heure accoutumée
Se trahir dans l’azur par une humble fumée.
Mais tu cherchais la paix de l’âme ? Entre. Elle est là.


II


Mars. Un oiseau, fauvette ou grive, je ne sais.
Chante amoureusement dans les feuilles nouvelles,
Et, transi de rosée encor, sèche ses ailes
Au soleil dans le jeune azur et le vent frais.

Les rosiers déterrés poussent des bourgeons roses ;
L’orme a verdi, l’air est rayé de moucherons,
Et le vaste jardin sonore où nous errons
Nous salue au sortir de ses métamorphoses.

Là, dans l’ombre, pendue à d’invisibles fils.
Une goutte d’eau ronde et limpide étincelle ;
Et cette perle, ô bien-aimée ! a pour jumelle
Une larme qui point et brille entre vos cils.

Vous pleurez, contre moi tendrement inclinée.
Pâle, vaincue enfin par la sûre douceur
Que la nature emploie à vous fondre le cœur.
Et tout entière offerte à votre destinée.

Vous pleurez, sans vouloir m’entendre, infiniment.
De vous sentir si faible en face de vous-même,
Et, pauvre être docile à l’homme qui vous aime,
Le baiser qui nous lie accroît votre tourment.

De ma bouche pourtant la vôtre se détache ;
Votre regard troublé me fuit, et, non moins prompt,
Coloré par la honte heureuse, votre front
Se creuse un nid obscur dans mon sein et s’y cache.

Vous restez là, confuse, à vous plaindre tout bas ;
Alors, ô gémissante et craintive colombe !
J’attire votre tête ardente qui retombe.
Et je l’étreins avec orgueil entre mes bras.

Et vous levez les yeux sur moi ; puis, pour me plaire,
Votre visage encor malgré vous convulsif,
Dun arrière-sourire incertain et pensif
Et pareil aux premiers soleils de l’an, s’éclaire.


III


Juin flamboie. Étendu dans la prairie en fleur,
Je rêve au bord d’une eau charmante de lenteur
Où les brins d’herbe font des arches d’émeraude.
Le soleil brûle, l’air pèse, la terre est chaude.

Mon regard, attentif sous l’ombrage des cils,
Observe l’araignée à l’affût dans ses fils.
Et la ciguë avec sa blanche ombelle où bouge
Un insecte luisant et rond comme un grain rouge.
Je respire. Le vent par larges souffles lourds
Propage sur les prés des ondes de velours.
Une troupe de beaux papillons entrelace
Ses guirlandes de fleurs sans tiges dans l’espace.
L’herbe que mon œil proche explore m’apparaît
Mystérieuse ainsi qu’une obscure forêt.
Dans cette demi-nuit verte, les sauterelles
Traînent leur ventre rose et font plier les prêles.
Inquiètes devant le plus léger sillon.
Les rampantes fourmis vont en procession.
Un lézard fuit. La taupe aux mains de vieil ivoire
Creuse tenacement son antre d’ombre noire.
Mon âme se dissipe et flotte hors de temps
Dans une extase heureuse et confuse où j’entends
Vibrer d’un moucheron l’arabesque sonore.
Le parfum des foins mûrs baigne mon âme encore.
Puis, vaincu par l’immense ardeur de firmament,
Je m’endors, et mes yeux gardent en se fermant
La vision d’un clair village sur la côte,
Et du ciel bleu qui rit à travers l’herbe haute.
Dans ces jours de l’aride été, l’homme ébloui
Sent la création entière vivre en lui.
Un sang torrentiel se presse dans ses veines.
Son crâne est comme une urne où chantent des fontaines
Et sa poitrine s’enfle au rythme de son cœur.
Arôme, onde et rayon, et lumière et rumeur,
Il rêve qu’il retourne au réservoir des forces,
Qu’il n’est, substance unie aux changeantes écorces,
Qu’un atome de Pan pour une heure incarné ;
Et l’homme, ivre de Dieu, s’irrite d’être né.


IV


Les rosiers chargés d’eau luisent. Le crépuscule
Drape de crêpe gris les arbres du jardin

Où la fraîcheur du soir balsamique circule.
Chaque cime s’agite et soupire. Et, soudain,

La lune au ras des toits émerge, nue et ronde,
Et, pensive, élevant son urne, épanche à flots
Sa lumière tranquille et toujours inféconde
Sur le groupe tremblant et svelte des bouleaux.

Toute l’ombre en reçoit la bleue et douce averse,
Et les feuilles du bois vaporeux et songeant
Forment sous cet azur fluide qui les berce
Une mouvante échelle aux échelons d’argent.

Et moi, courbant mon front mouillé, battu des branches.
J’écoute, l’âme ouverte à cette tendre nuit.
Dans les bosquets baignés d’obliques nappes blanches,
Le vent mystérieux dont la traîne bruit.

Car c’est l’heure où la vierge aérienne chasse
Dans le jardin profond rempli de sa pâleur,
Tandis qu’émané d’elle, ô charme ! et par sa grâce,
Le vaste clair de l’une enchante ma douleur.

V


Goûte, me dit le Soir de juin avec douceur,
Goûte ma reposante et secrète harmonie.
Et forme tendrement ton âme et ton génie
Sur le ciel dont je viens avec la Nuit ma sœur.

Regarde-nous marcher au bord de la colline
Comme un couple inégal de beaux adolescens ;
Sur mon épaule, avec des gestes languissans,
La Nuit, lente à me suivre, en soupirant s’incline.

Respire les parfums frais et délicieux
De toute l’herbe en fleur que nos pas ont foulée ;
Fonds-toi dans l’ombre bleue où ma sœur étoilée
Disperse les lueurs tremblantes de ses yeux.

O poète ! voici la grâce et le mystère :
Accueille-nous, demeure avec nous jusqu’au jour,
Car c’est pour féconder ton rêve de l’amour
Que le Soir et la Nuit descendent sur la terre.

VI


A l’Ouest où meurt la lumière,
Les coteaux noirs sont ourlés d’or.
C’est l’heure trouble, la première
De la nuit qui n’est pas encor.

Le tendre soir brunit la plaine,
Et soudain, monde aux sombres mers,
La lune, éblouissante et pleine,
Monte au ras des labours déserts.

Dans les champs où tombe sa cendre,
Marcheur enfin las je m’assieds,
Et je vois mon ombre s’étendre
Comme un chien fidèle à mes pieds.

J’écoute, rumeur monotone.
Les eaux des écluses chanter.
Et l’âme errante de l’automne
Dans les éteules chuchoter.

J’écoute cahoter la roue
D’un chariot dont le cheval
Hennit haut et clair et s’ébroue
Et réveille l’écho du val.

Là-bas, dans l’océan de brume
Où le hameau paraît plonger.
Répondant au son d’une enclume,
Mugit la trompe du berger.

Et ce sont des clameurs lointaines,
Des voix dans les vergers ; et puis
J’entends les cliquetis de chaînes
Des seaux qu’on descend dans les puits.

Sur la campagne solitaire,
Au fil du vent, du Sud au Nord,
L’angelus répand la prière.
Les cieux rêvent ; l’homme s’endort :

Une charrue abandonnée,
Des sillons obscurs émergeant,
Aux derniers bruits de la journée
Ouvre son oreille d’argent.

VII


Clarté du ciel, clarté des eaux, je vous salue !
Conques pourpres, sonore et transparent émail,
Rochers noirs d’où ruisselle une herbe chevelue,
Flancs des nefs que le flot refoule du poitrail ;

Vous, les frères plaintifs du rêveur, coquillages,
Vous, rocs, vaisseaux de pierre à jamais échoués.
Et vous qui bondissez sur d’écumeux sillages,
Barques, au nom des dieux marins, soyez loués !

J’ai goûté la senteur des algues, ô falaises !
Solitaire, cuvant des ivresses d’azur,
J’ai dormi sous les pins sanglans et les mélèzes.
Auprès des pâtres fous qui sculptent le bois dur.

J’ai vu tourner les feux des phares dans la brume.
Au bout du môle où vont s’asseoir les délaissés,
J’ai bu, la nuit, les vents mouillés dont l’amertume
Est salutaire aux cœurs que l’amour a blessés.

Et, voyageur épris de visions nouvelles.
Je vous adresse un tendre et nostalgique adieu,
Grève humide où la vague étale ses javelles,
Bois odorans, chemins doux aux pieds las, ciel bleu

Où le sel fait briller la chair des belles filles.
Adieu : Reçois encor mon âme, pays clair
Dont les golfes d’or fin se creusent en faucilles
Pour trancher les moissons houleuses de la mer !

VIII


C’était encore un soir au coucher du soleil.
Je menais sur le bord murmurant d’une grève
Mon cœur qui te répond, ô mer ! et qui, pareil
A ton abîme obscur, gronde, s’apaise et rêve,

Se brise sur lui-même et fuit, revient baiser
D’humbles pieds d’amoureux qui vont sur le rivage,
Et de nouveau cabré, lourd d’orgueil et sauvage,
Remporte des sanglots qu’il ne peut apaiser.
Tendre comme l’écho d’une invisible harpe,
Le vent me caressait du vol de son écharpe.
Sur les confins des flots vaporeux et du ciel
Le jour en s’en allant semait des violettes ;
Et, montant les degrés des extases muettes
Où Dieu mesure à l’homme un moment éternel.
Je regardais bondir sous la première étoile
Une barque rentrant au port à pleine voile.

Oh ! dis-je, vagabond des monts et de la mer.
Qui reprendras demain et toujours comme hier
Vers un but inconnu ton inlassable marche,
Puisque la nuit t’invite à t’asseoir sous son arche,
Cède à son doux appel. Le rêve intérieur
Ramènera ton âme aux anciennes années
Où tu jouais d’un cœur paisible, enfant rieur.
Avec le fil qui brille aux mains des Destinées.
Chère maison natale aux balcons en fleurs ! Vois :
Un clair matin d’été scintille sur les toits.
Le jardin retentit de chants, de cris, de voix.
Entends chuchoter l’eau, soupirer les feuillages,
Et les cloches frémir de l’aile dans leurs cages.
Sur un massif que l’aube aux doigts frais a mouillé.
Ton frère aux cils dorés voudrait, agenouillé,
Cueillir un papillon qu’il prend pour une rose.
Tout s’éveille et rayonne et chante ; tout est pur.
Pareille à ce jardin baigné d’humide azur,
La vierge au temps d’amour rit et pleure sans cause.

O voyageur ! regarde encore : c’est le soir.
Un rayon rouge et bas traverse les charmilles,
Le rêve enlace deux à deux les jeunes filles
Qui viennent au balcon s’accouder et s’asseoir.
« Le soir est bon, le soir est tondre ! » disent-elles.
Or l’amour est caché dans l’ombre de ces mots ;
Et, craintives de fondre alors en longs sanglots,
Elles trompent leur cœur par de douces querelles.

« L’absent, le cher et triste absent, reviendra-t-il ?
Loin du sol maternel, il aime son exil,
Et l’année au détour du chemin suit l’année
Sans ramener cette âme à souffrir obstinée.
Pourtant le soir est bon ici, le soir est bleu ;
Son encens laiteux flotte à terre comme un voile,
Et sur le pâle azur du firmament, l’étoile
Tisse un rayon par où notre âme monte à Dieu. »

Elles rêvent ainsi toutes le même aveu.
Les douces vierges. L’air qui leur flatte la joue
Fait que le bras plus tendre à la taille se noue.
Un pur désir émeut les jeunes seins gonflés ;
Et le vent sur le mur berce les clématites.

O jeune homme inquiet du monde, qui médites,
Opposant un front haut aux grands souffles salés,
Souviens-toi que l’amour docile au pas de l’heure
Ne descend pas deux fois dans la même demeure !
Un soir tu rentreras, sentant qu’il se fait tard.
Au toit natal, avec une âme de vieillard.
Tes yeux verront dans les miroirs rongés de rouilles
Le sel de l’Océan qui te reste aux cheveux ;
Ta main tremblante et lasse attisera les feux
Qu’octobre aura formés de ses tristes dépouilles ;
Et regardant, pensif, presque en pleurs, aboyer
La Chimère de bronze accroupie au foyer,
Songeant à la maison jadis pleine de joie,
A l’enfant qui, rieur, courait dans les massifs,
A tous les parens morts qui dorment sous les ifs,
A ceux qui dans la vie ont pris la juste voie,
Devant un pauvre feu sans cesse rallumé.
Tu connaîtras l’horreur de n’être pas aimé.


CHARLES GUERIN.