Poésie - Un cycle élegiaque

Poésie - Un cycle élegiaque
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 13 (p. 245-256).


En baisant ce clavier, qui maintenant sommeille,
Ma bouche a recueilli comme un dernier soupir ;
J’ai vu dans une coupe une rose vermeille
Qui, lorsque tu partis, achevait de s’ouvrir.

Châtelaine aux yeux bleus, tes lois pesaient à peine
Sur ce petit royaume aujourd’hui désolé :
Je rencontre partout, charmante souveraine,
Un navrant souvenir du bonheur envolé.

Mais il me semble aussi que dans les salles vides
Passe un esprit d’amour qui me parle tout bas, —
Que ces fleurs, que ces bois, que ces ondes limpides
Murmurent un secret que je ne comprends pas.

Ah ! s’il m’était donné de sonder le mystère,
Que ton âme a laissé, chère femme, en ces lieux,
Un rayon de soleil luirait sur ma misère —
Peut-être, et de doux pleurs couleraient de mes yeux ?

Ah ! si ce testament, si cette confidence
Qui flotte sur les eaux et dans l’air embaumé,
C’était, ô noble enfant, la céleste assurance
Que ton cœur me pardonne et que je suis aimé !…


II


RETOUR VERS LE PASSÉ.


Souvent, lorsque la nuit, si tiède en ces contrées,
M’apporte des jardins, des treilles empourprées,
Les ivresses du sud et les parfums amers,
Lorsque la lune étreint les blanches colonnades,
Que le balcon s’éveille au chant des sérénades,
Et qu’un soupir d’amour gonfle le sein des mers ;

Lorsque de mes amis la verve intarissable
Près de moi coule à flots, quand brillent sur la table
L’or pur et les rubis des vins délicieux,
Je me tais, je me perds en quelque rêverie,
Et j’ai peine, en songeant à ma douce patrie,
À retenir les pleurs qui roulent dans mes yeux.

Je sens que je suis né pour des bonheurs plus graves,
Pour des cieux moins profonds, plus voilés, plus suaves,
Que je suis las enfin de cet enivrement,
Et que je donnerais ces brises odorantes,
Ces rayons, ces concerts, ces voluptés ardentes,
Pour une nuit brumeuse en pays allemand…

Que de fois, en automne, au bruit de la rafale,
J’ai longé tes arceaux, ma noble cathédrale,
Foulant l’herbe des morts à ton ombre étendus !

Les cloches palpitaient, par le vent caressées,
Et les tombes semblaient, autour de moi pressées,
Exhaler des sanglots et des cris inconnus.

Au bout du cimetière, à l’abri des grands ormes,
Vénérables gardiens de ses charmantes formes,
S’offrait une maison, débris du bon vieux temps,.
Un de ces fins joyaux adorés de l’artiste,
Et que nous détruisons en ce siècle si triste ! —
J’entrais : mon cœur battait ! C’est que j’avais vingt ans ;

C’est qu’alors accourait, vive, rapide, ailée,
La reine du logis, ma svelte bien-aimée…
(O gracieuse image ! ô divin souvenir !),
Mes lèvres se posaient sur ses lèvres chéries :
Nous allions à travers les sombres galeries,
Parlant de l’idéal et du ciel à venir !


III


RÉSURRECTION.


Si la mort vous a pris l’être que vous aimiez,
Allez porter son deuil au sein de la nature,
Dans les bois, sur la mer et le long des sentiers
Que l’homme a délaissés, où renaît la verdure.

Là de vos souvenirs les plus doux, les premiers
Feront couler vos pleurs comme une source pure ;
Vous verrez se lever une chaste figure
Qui vous dira ces mots que tous deux vous disiez.

Il ressuscitera dans votre âme immortelle,
Votre mort adoré, plus charmant, — plus fidèle,
Car vous l’aurez sans cesse avec vous désormais !

Si le cœur a son temps de sommeil et de trêve,
Il a son jour de Pâque où la pierre se lève :
Ce qu’on aime toujours, on ne le perd jamais !


I


DEUX AMOURS, — DEUX REGRETS.


Sur la tombe d’hier l’amante vient prier,
Et de ses douces mains y plante un peuplier :
« Croîs, dit-elle, arbre flexible,
Va toucher l’étoile d’or !
Vers mon amant invisible
Monte, monte, monte encor !


« Que chaque rameau se lève
Comme mes bras et mes yeux !
Porte en haut toute ta sève !
Que ta cime avec mon rêve
Se dérobe dans les cieux !

« Peuplier, tu seras sur ce tertre que j’aime
Des regrets de mon cœur le plus fidèle emblème. »

Sur la tombe d’hier, l’amant s’est prosterné,
Pour y planter un saule au feuillage incliné :
« Penche-toi, dit-il, et pleure
Sur ma maîtresse aux yeux bleus,
Arbre de deuil ! A toute heure
Suis mon amour, suis mes vœux !

« Que ta chevelure touche
Enfin le terrain sacré
Et vienne, ainsi que ma bouche,
Caresser la froide couche
Où dort mon ange adoré !

« O saule, tu seras sur ce tertre que j’aime
Des regrets de mon cœur le plus fidèle emblème ! »


II


PLEURS D’HOMME.


Souviens-toi, chère enfant, que tu m’as vu pleurer !
Une larme de femme est comme la rosée
Qui se forme aisément et ne saurait durer,
À tous les vents du ciel librement exposée ;

Parure toutefois qui doucement reluit
Au sein des belles fleurs qu’elle embellit encore :
Blanches perles tombant du manteau de la nuit,
Ou rubis détachés des cheveux de l’Aurore.

Mais une larme d’homme est comme la liqueur
Du pin des hauts pays ; c’est la résine ardente.
Pour trouver la résine on doit percer le cœur
Où la noble substance en secret s’alimente ;

Dans l’écorce de l’arbre il faut plonger le fer ;
Mais, quand l’entaille est faite et la route aplanie,
La brillante liqueur jaillit comme un flot clair :
C’est l’or en fusion, c’est le sang, c’est la vie !

L’arbre souffre ; pourtant il ne veut pas mourir :
Il arrête son sang et revit dans sa force,
Songeant aux voluptés des printemps à venir…
Mais la blessure est là, béante dans l’écorce !


O jeune fille, pense à cet arbre blessé !
Ce penser, bien que triste, a cependant des charmes ;
Pense aussi, jeune fille, au pauvre délaissé
Qu’un jour tu vis pleurer, mon ange, à chaudes larmes !


III


A TOI SEULE !


Je pourrais à tous montrer ma blessure
Sans l’envenimer et sans l’aviver,
Et ce n’est qu’à toi, chère créature,
Qu’il faudrait cacher mon cœur, ma torture :
Tu tiens le poignard qui peut m’achever !

Je devrais cacher à l’indifférence
Le mal qui me brûle et me fait mourir,
Et ce n’est qu’à toi, vivante espérance,

Qu’il faudrait montrer mon cœur, ma souffrance :
Toi seule ici-bas me pourrais guérir !


I


LA MER NOIRE.


Des monts bordent la mer et lui versent leur ombre,
Ces monts sont couronnés par des sapins sans nombre.

Le ciel gris se confond avec la nuit des eaux ;
Le vent ne chante plus au milieu des roseaux.

Ce paysage est triste, et l’âme dévastée,
Comme dans un miroir, s’y trouve reflétée.

Ces bois et ces rochers, ces roseaux et ce ciel
Disent : « Homme altéré du repos éternel,

Voyageur fatigué, ne quitte point ces grèves
Sans avoir englouti dans l’océan tes rêves ! »

Eh bien ! plus d’espérance ! — O décevant soleil !
Fantôme échevelé de mes nuits sans sommeil !

Amour ! tu m’as blessé : la blessure est profonde,
Mais j’ai la force encor de te plonger dans l’onde.

Je serai libre enfin, et, te voyant mourir,
Je me réjouirai : tu m’as tant fait souffrir !…

Voici venir la brise, enivrante caresse :
Qu’il est doux, le soupir de cette enchanteresse !

De l’abîme des eaux un appel a monté ;
Les bois ont répondu : Volupté ! Volupté ! .


J’entends frémir ton voile, ô nature charmante !
C’est bien le bruit que fait le voile d’une amante.

Veux-tu donc de nouveau me séduire, ô Circé,
Et me tromper encore après m’avoir bercé ?…

Mais non, c’est la tempête, et l’éclair qui s’allume
Sillonne en traits de feu la mer blanche d’écume.

Ces serpens lumineux déchirant le ciel noir,
Ce sont les souvenirs qui brillent vers le soir.

Ils me disent : « O fou, connais donc ta démence !
Tu peux bien, sans mourir, noyer ton espérance ;

« Mais, si c’est ton amour qu’il faut noyer, alors
Tu n’as qu’un seul moyen, c’est de noyer ton corps ! »


II


BLESSÉ AU COEUR !


Je porte en ma poitrine une large blessure ;
Je l’ai voulu guérir, oublier, mais en vain !
Elle ronge mon cœur, et je laisse à mesure
Des lambeaux de ma vie aux buissons du chemin.

Ma mère comprendrait mon horrible chagrin,
Elle qui m’a porté neuf mois sous sa ceinture,
Et m’a donné son lait et son âme en pâture !…
Connaissez-vous la tombe où fleurit un jasmin ?

O mère, prends pitié du mal qui me dévore !
Si dans l’éternité ton amour veille encore,
Et si l’on te permet encore un souvenir,

Ah ! viens me délivrer de cette affreuse vie
Et terminer enfin cette lente agonie !
Ma fatigue est bien grande, et je voudrais dormir !


III


FINI !


Toute joie est une colombe,
Et le vautour plane au-dessus ;
Tous mes amis sont dans la tombe,
Et tous mes espoirs sont déçus.

La mort s’est fait une pâture
De mes félicités ; je crois
Qu’au grand conseil de la nature
Le cœur humain n’a point de voix.

J’ai dit à l’arbre à bout de sève :
« Jette au vent tes dernières fleurs ! »

Et j’ai noyé mon dernier rêve,
Sans trembler, dans mes derniers pleurs.


IV


LA CROIX.


J’aperçois une croix, mais non la grande image !
Il semble que le vent, qui déchaîne sa rage
Et fait tourbillonner les feuilles jusqu’au ciel ;
Ait arraché le Christ de son arbre immortel !

Dois-je prendre l’horreur en ces bois répandue
Et de ses mille traits former une statue ?
O Nature, faut-il concentrer ta douleur
Et la clouer en croix au lieu de mon Sauveur ?

PAUL VRIGNAULT.



RECITS D’UN CHASSEUR, par M. Ivan Tourguenef[1]. — En 1850 parut à Moscou un livre qui produisit en Russie une assez grande sensation. Ce ivre dont une première édition fut rapidement épuisée, dont une seconde, faute d’autorisation, n’a pu encore paraître, n’avait été connu en France jusqu’à’ ce jour que par une trop libre imitation de l’ouvrage russe ; Les Récits, d’un Chasseur de M. Tourguenef nous sont offerts enfin dans leur intégrité par le nouveau traducteur, M. Delaveau, et c’est le moment de reparler d’un ouvrage qui avait déjà été pour un appréciateur compétent, M. Mérimée, l’occasion d’une étude intéressante dans la Revue[2].

L’ouvrage de M. Tourguenef ne se présente pas, on le sait, sous la forme d’un roman compacte animé d’un bout à l’autre par les mêmes personnages ; il se compose, comme le titre l’indique, d’une suite de récits qui se distinguent de la nouvelle par l’absence de l’élément purement spéculatif et romanesque. L’auteur a puisé en pleine réalité. Cependant bien qu’ils se suivent dans une apparente indépendance, la plupart de ces récits tiennent par le fond même les uns aux autres, et forment, après lecture complète, un ensemble harmonieux. Nous sommes introduits d’ailleurs dans un milieu jusqu’à ce jour très peu connu, dont la peinture, tout à la fois fidèle et bien mesurée, ajoute à la curiosité qu’inspirent nécessairement les choses nouvelles la satisfaction plus délicate que réclament les besoins de l’esprit. M. Tourguenef s’est proposé de nous faire connaître ce qu’au XVIIe siècle on eût appelé la province par opposition à la ville. C’est avec dessein que nous rappelons cette expression d’un autre temps, car les récits de l’écrivain russe ne ressemblent point aux études contemporaines qu’on intitula scènes de la vie de province, et dont l’objet se rapporte à la classe moyenne La classe moyenne ou bourgeoisie semble ne point exister hors des grandes villes russes, ou du moins M. Tourguenef la néglige pour ne s’occuper guère que des paysans ou des gentilshommes campagnards.

Le talent du conteur russe est surtout descriptif. Ses personnages réfléchissent peu, ils agissent. Ce procédé du reste convient à l’objet que l’auteur s’était proposé ; d’ailleurs l’époque et le pays lui imposaient bon nombre de restrictions et de sous-entendus. Le tableau du servage en Russie, l’ignorance et la cruauté des petits propriétaires, la servile tyrannie de leurs intendans, la misère et la résignation obtuse des paysans, ont ici toute l’éloquence de faits réels dont l’existence, bien qu’arbitraire, se présente avec un caractère de nécessité qui écarte la discussion. Aussi, bien qu’un tel sujet laisse ample matière à l’indication de quelques réformes pratiques, sinon à l’exposé d’un système complet, l’auteur n’est entré dans aucune discussion de principes : il a cru, et avec raison, qu’en de certaines situations le simple exposé des faits dispense de toute discussion. Seulement la pensée dominante se laisse aisément entrevoir par une exclamation, par une phrase interrompue : « La voilà donc, la vieille Russie ! » s’écrie-t-il quelque part, et ce mot remplace bien des développemens.

Ainsi dépouillés de toute réflexion et tout entiers soumis à une narration concise, les Récits d’un Chasseur sont cependant fort éloignés de la sécheresse d’un simple procès-verbal. Ils sont d’abord animés par le genre d’observation fine et distinguée particulier à M. Tourguenef, et ensuite par un profond patriotisme, dont l’expression, pour ainsi dire latente, est très pénétrante et très sympathique. M. Tourguenef possède encore une autre qualité, qui l’élève immédiatement au-dessus des simples narrateurs : ses personnages ne sont pas des êtres confus, indistincts, abstraits pour ainsi dire, et auxquels l’absence de personnalité fait subir indifféremment l’influence des circonstances et des milieux où ils se trouvent placés ; leur individualité est au contraire parfaitement définie. L’auteur, tout en s’occupant du paysan russe, a su rester toujours humain. L’être moral attire la meilleure part de son attention, et il s’est attaché constamment à la composition des caractères. En ceci surtout, M. Tourguenef s’est montré écrivain : ses caractères sont composés de telle sorte qu’ils peuvent passer pour des types, alors qu’il prend fantaisie au lecteur de les considérer isolément et de faire abstraction des circonstances spéciales qui les entourent.

Les Récits d’un Chasseur comprennent cinq objets principaux qu’on peut classer ainsi : les seigneurs et les petits propriétaires, — les paysans, — les intermédiaires entre ces deux classes, — les femmes, — enfin la nature et le paysage. À chacune de ces divisions correspondent nécessairement plusieurs caractères particuliers. Du seigneur qui possède d’immenses terrés où parquent d’immenses troupeaux de chevaux et de serfs à l’odnodvoretz, gentilhomme presque réduit à la condition de paysan et ne possédant que la maison qu’il habite, il y a naturellement plusieurs échelons, plusieurs variétés, soit dans la situation matérielle, soit dans le caractère moral. Arcadi Pénotchkine est un propriétaire froid, poli, réservé, convenable, cruel. Zverkofr, un hobereau que sa femme appelle Coco, a quelques rapports avec certains types français. Kvalinski, général-major en retraite, « est un vieux grognard, un homme à principes, une conscience incorruptible, à en croire ses voisins. Le procureur du gouvernement est le seul qui se permette de sourire lorsqu’on lui parle des solides qualités du général Kvalinski ; mais la jalousie nous aveugle. » Stégounof au contraire est un petit vieillard chauve, potelé, rebondi, jovial, n’ayant pas l’air de s’occuper de son bien, — égoïste et implacable.

L’état d’abaissement où sont maintenus les paysans les ramène à une sorte de niveau commun. Cependant les individualités qui présentent un certain relief, soit en s’élevant au-dessus de ce niveau, soit par l’excès même de l’anéantissement (l’expression est russe), n’en sont que plus curieuses. Le sentiment poétique ne manque pas au paysan russe : il n’est pas relevé peut-être par la comparaison et le jugement, mais il existe. La passion du serf moscovite pour la musique a fourni à M. Tourguenef le sujet de l’un de ses meilleurs récits, les Chanteurs. On y retrouve cet amour du pays dont nous avons déjà parlé ; « Chacune des notes qu’il nous jetait, dit l’auteur parlant d’un de ces paysans, avait je ne sais quoi de national et de vaste comme les horizons de nos steppes immenses. »

La condition des paysannes russes, souverainement méprisées de leurs maris, est des plus malheureuses. Du reste, comme nous l’enseigne l’histoire de tous les peuples, les femmes subissent en Russie leur sort sans indignation et sans étonnement. Dans une chanson russe, une mère s’écrie : « Quel fils es-tu pour moi ? quel chef de famille seras-tu lorsque tu seras vieux ? Tu ne bats point ta femme… » La femme joue cependant un certain rôle dans l’ouvrage de M. Tourguenef. Nous nous contenterons d’indiquer les amours du propriétaire Karataïef avec la serve Matréna, ceux du noble Tchertapkanof avec Macha, la bohémienne, et la gracieuse nouvelle intitulée le Rendez-vous.

Outre les études relatives à. la société moscovite, les Récits d’un Chasseur contiennent plusieurs études morales et individuelles d’un tel intérêt et d’une si grande sûreté de touche, que nous y voyons l’expression la plus haute du talent de l’auteur. Le récit qui a pour titre le Hamlet du district de Tchigri nous offre entre autres l’étude d’un caractère entièrement humain, entièrement cosmopolite. L’individu qui raconte sa vie a été continuellement possédé du désir d’être original. « Mon verre n’est pas grand,… » dit-il comme Alfred de Musset. Selon lui, les originaux ont seuls le droit de vivre. Il faut avoir sa propre odeur. Il parcourut le monde, il alla à Berlin, il étudia Hegel, il connut Goethe, il revint dans son pays sans posséder cette originalité si ardemment cherchée. Un soir, après rêver, il crut aimer une jeune fille, il l’épousa. Cette jeune fille était elle-même consumée par une souffrance secrète : elle mourut. « Elle semblait, dit-il, mal à l’aise, même dans le cercueil. » Enfin il finit par rechercher les autres pour s’attirer volontairement toutes les petites humiliations qui pouvaient encore l’avilir à ses propres yeux. Notons encore, pour terminer, ce touchant récit où une jeune malade aime un pauvre médecin, et se donne à lui afin d’aimer avant de mourir.

Le titre de l’ouvrage nous ramène à ce qui se rapporte particulièrement à la chasse et au sol, abstraction faite des personnages. L’auteur est peintre, et il possède un sentiment très vif de la nature, une profonde intelligence du paysage. Les lieux, les aspects, les saisons, les heures, lui apportent leurs élémens spéciaux et variés qu’il distingue et qu’il saisit avec un rare bonheur. En un mot, le paysage est précis et homogène. Le conteur part pour chasser la bécasse ou le coq de bruyère ; il traverse les steppes et les bois ; les longues et vertes chenevières se succèdent, la terre élastique tremble sous le pied. La lumière du soleil lui arrive tamisée par les cimes des hauts trembles et par les longues branches pendantes des bouleaux. Tandis qu’il suit la lisière des grands bois et que le brouillard transparent domine la campagne, les oiseaux chantent paisiblement. « Que la voix argentine de la fauvette au joyeux et innocent babil se marie bien au parfum du muguet ! » Le soir arrive, la rosée commence à se répandre ; les arbres, les buissons projettent peu à peu de plus grandes ombres ; les étoiles se montrent une à une dans le bleu gris de l’atmosphère. Il faut regagner le village, l’isba où l’on compte coucher. Là, tandis qu’on remise la téléga sous un vieux hangar, à la lueur vacillante d’une torche de sapin, l’hôte apporte une grande jatte blanche remplie de kvass, des halatch (sorte de petits pains blancs très mous), des concombres salés. Ou bien, si la quantité de verstes parcourues ne permet pas au chasseur de chercher un gîte dans le village voisin, il faut coucher dans la plaine auprès des grands feux allumés par des paysans qui gardent pendant la nuit leurs troupeaux de chevaux. Alors on s’enveloppe dans son manteau, on se couche sous un buisson, et, tandis qu’on respire avec bonheur l’air frais et tout chargé de parfums, — l’air d’une nuit en Russie ! dit l’auteur, — les bergers se racontent entre eux des histoires mystérieuses : c’est le demovoï, l’esprit familier qui se cache dans la maison ; la roussalka, fée malfaisante des forêts et des eaux qui soupire tristement ; l’esprit des bois, le léchi, qui claque de la langue ; l’esprit des eaux, le rodianoï, qui appelle les enfans, les saisit par la main et les entraîne au fond de l’eau.

Soit par une tendance particulière à son esprit, soit par l’influence du milieu où il pose ses personnages, M. Tourguenef termine ordinairement ses petites scènes par quelques traits vagues et mélancoliques qui laissent l’âme rêveuse. En somme, les Récits d’un Chasseur sont un livre utile à la fois au philosophe et au curieux. Un profond caractère de vérité recommande ces études, que nous ne pouvons contrôler, mais dans lesquelles la traduction de M. Delaveau laisse deviner, derrière le moraliste et le conteur, un très habile écrivain.


EUGENE LATAYE.


HISTOIRE DU COMMERCE DE TOUTES LES NATIONS, par H. Scherer, traduite de l’allemand par MM. H. Richelot et Ch. Vogel[3]. — On s’attend d’ordinaire à trouver dans les écrits historiques qui nous viennent de l’Allemagne une connaissance approfondie des faits, un patient exposé des documens, un grand luxe de discussions savantes : en revanche, l’ordre des idées et l’agrément de la forme y font souvent défaut. Dans l’Histoire du Commerce publiée par M. Scherer, on retrouve les qualités sérieuses qui distinguent l’érudition allemande, et l’auteur a su condenser en une œuvre bien ordonnée et d’une lecture facile les nombreux documens qu’il a dû consulter. MM. Richelot et Vogel ont donc rendu à l’économie politique et à l’histoire un véritable service en traduisant cet écrit et en joignant à leur traduction d’excellentes notes qui complètent et parfois rectifient, sur des points de détail, le texte allemand.

Dans tous les temps, même dans l’antiquité, l’histoire du commerce a été intimement liée à l’histoire générale des peuples : les migrations primitives des tribus, les guerres et les conquêtes, les établissemens coloniaux, en un mot, tous les grands mouvemens des nations, alors même qu’ils étaient inspirés par des sentimens tout à fait indépendant de l’intérêt mercantile, ont toujours eu pour effet de développer ou de modifier les relations commerciales, d’ouvrir aux échanges, de tribu à tribu, de peuple à peuple, puis enfin de l’ancien monde au nouveau, des voies nouvelles et plus larges. On comprend ainsi la difficulté que présente au premier abord la composition d’un livre exclusivement consacré à l’histoire du commerce. D’un côté, l’auteur peut être tenté d’agrandir son sujet et d’y introduire des faits et des considérations qui ne relèvent que de l’histoire politique ; d’autre part, pour échapper à ce péril, il risque de commettre de graves omissions et de ne point signaler avec une attention suffisante les événemens généraux qui ont exercé sur les destinées particulières du commerce une action prépondérante. Il faut en outre, dans un travail d’ensemble, où la chronologie veut être respectée, faire marcher de front et pour ainsi dire du même pas l’histoire des différentes nations qui méritent de figurer dans le tableau du commerce universel. Or c’est là un problème difficile à résoudre. Nous possédons d’excellens travaux historiques sur l’industrie et le commerce d’une période, d’une nation déterminée ; mais rarement on a essayé de comprendre dans une vue d’ensemble, assez complète cependant pour que chaque pays y tienne sa place, l’histoire générale du commerce, et plus rarement encore on y a réussi. Il n’est donc pas sans intérêt d’indiquer le plan qui a été adopté par M. Scherer ; voici comment il est exposé par M. Richelot dans la préface de sa traduction : « L’antiquité, le moyen âge, les temps modernes, telles sont les divisions consacrées de l’histoire politique. M. Scherer ne pouvait que les adopter ; il y a apporté toutefois une heureuse modification. Un fait considérable qui a agrandi, régénéré, transformé le commerce, la découverte de l’Amérique, lui a paru avec raison marquer le point de partage d’une histoire commerciale universelle. Les temps antérieurs et les temps postérieurs à cette découverte forment donc ses deux grandes périodes, dont chacune se divise elle-même en deux périodes secondaires. Durant la première, dont les deux divisions obligées sont l’antiquité et le moyen âge, le commerce, renfermé dans les bornes de l’ancien monde, reste avant tout terrestre, continental, et, dans ses plus grandes audaces maritimes, ne s’élève pas au-delà d’un simple cabotage. À partir de la seconde, il embrasse peu à peu le monde entier, devient essentiellement maritime, et parcourt avec intrépidité toutes les mers comme tous les continens. L’événement qui sert à diviser les temps modernes, c’est l’émancipation des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, émancipation qui modifie les relations commerciales entre les deux hémisphères et qui coïncide d’ailleurs avec la rénovation politique de l’Europe en 1789. » Ces divisions étant ainsi établies, M. Scherer a placé en tête de chaque période des aperçus généraux ; puis il a consacré des chapitres séparés aux principaux peuples commerçans ; il met successivement en scène, pour les temps anciens, les Égyptiens, les Phéniciens, les Carthaginois, les Grecs et les Romains ; pour le moyen âge, les Byzantins ou Grecs du Bas-Empire, les Arabes, les Italiens, les Néerlandais, les Allemands ; pour la première partie des temps modernes, les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Anglais, les Français, les Allemands et les peuples du Nord de l’Europe. L’histoire s’arrête au seuil de la période contemporaine ; il est vivement à désirer que M. Scherer complète son œuvre par la prochaine publication du volume consacré à l’histoire du commerce moderne.

Le plan suivi par M. Scherer est assurément le meilleur et le plus simple ; il facilite singulièrement l’étude d’une histoire à la fois très compliquée et très variée, qui comprend tous les temps et tous les peuplés. Les aperçus généraux lui ont fourni l’occasion de résumer à grands traits la physionomie, nous oserions presque dire la philosophie commerciale des grandes époques, et d’indiquer les constantes harmonies qui ont uni les destinées du commerce à celles de la politique et aux grands mouvemens de la civilisation. Dans les chapitres qui se rapportent à chaque pays, il a pu éviter les digressions et se renfermer strictement dans l’examen des faits commerciaux et maritimes. M. Richelot, qui estime avec raison qu’un traducteur conserve à l’égard du livre qu’il a traduit le droit de critique, reconnaît que M. Scherer n’a point suffisamment développé l’histoire du commerce dans l’antiquité, et qu’il s’est montré trop sévère à l’égard de Rome, considérée au point de vue commercial. Peut-être aussi, ajouterons-nous, l’auteur allemand n’a-t-il point toujours apprécié exactement, dans le chapitre consacré à la France, les actes de notre législation économique. Il y aurait enfin quelques réserves à exprimer au sujet de ses théories sur le régime colonial. M. Scherer, qui incline visiblement vers la doctrine du libre-échange, a parfois jugé les lois du passé d’après les idées modernes de l’école à laquelle il appartient : il aura bien jugé suivant les uns, mal jugé selon les autres, car la discussion sur le libre-échange et la protection est toujours ouverte, et plus ardente aujourd’hui que jamais. M. Richelot, qui parmi ses écrits économiques compte une traduction du Système national, de Frédéric List[4], a tenté par des notes d’interpréter dans un sens libéral et non radical les opinions de M. Scherer en matière de législation, et il voudrait le retenir sur la pente du libre-échange ; mais les Allemands sont tenaces, et M. Scherer trouvera dans la suite de son ouvrage, quand il écrira l’histoire commerciale de l’Angleterre et de la France depuis la paix de Versailles, l’occasion de répondre aux observations bienveillantes de son traducteur. Quoi qu’il en soit, et sans intervenir autrement dans ce débat de famille, on peut dire que les parti sans de la protection comme ceux du libre-échange tireront profit du livre de M. Scherer, car la bonne foi de l’auteur égale son érudition, et l’on n’a pas à craindre que l’historien ait dénaturé les faits pour mieux les accommoder à ses opinions personnelles. S’imagine-t-on que, pour une histoire du commerce, on croie devoir accorder une mention honorable à l’impartialité ! Il le faut bien, puisque l’économie politique a élevé ses querelles d’écoles aux proportions d’une guerre de partis.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.

  1. . Un vol. in-18, Dentu, éditeur.
  2. Voyez la Revue du 1er juillet 1854.
  3. 2 vol. in-8, chez Capelle, éditeur, rue Soufflot 18. 1857.
  4. Cette traduction a été publiée en 1851. Une seconde édition a paru en 1857.