Poètes modernes de la France - Victor de Laprade

Poètes modernes de la France - Victor de Laprade
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 721-753).
POETES MODERNES DE LA FRANCE

M. VICTOR DE LAPRADE

Sainte-Beuve a écrit, je ne sais plus où, qu’il y a deux manières de revenir sur un sujet qu’on a déjà traité : se redire, ou se contredire. On sait combien ce rare esprit, aussi mobile que lumineux, a usé discrètement de la première méthode et largement de la seconde. Il y a, ce me semble, une autre manière encore, la meilleure des trois sans nul doute et la seule fructueuse, c’est de changer de point de vue. Sans vous redire, ni vous contredire, laissez telle œuvre dont vous avez parlé se faire une nouvelle place, apparaître dans un nouveau milieu (et ne suffit-il pas pour cela de quelques années de distance ?) vous y découvrirez certainement des aspects que vous ne soupçonniez pas.

C’est précisément ce que nous venons d’éprouver en relisant les poèmes de M. Victor de Laprade, dans la belle édition que publie en ce moment M. Alphonse Lemerre. Il y a déjà plus d’un quart de siècle que Gustave Planche examinait les premières œuvres de M. de Laprade avec une sympathie profonde et d’exigeantes sévérités. Au mois de septembre 1853, dans une étude générale sur la poésie française contemporaine, et trois ans plus tard, en des pages spécialement consacrées à l’auteur de Psyché, des Odes et Poèmes, des Poèmes évangéliques, des Symphonies, l’austère critique indiquait les qualités comme les défauts du poète au nom de sa philosophie de l’art, philosophie très haute, très impartiale, uniquement préoccupée d’une sorte d’enseignement public, mais par cela même tout abstraite et toute raisonneuse. Ce fut l’avant-dernière sentence de ce maître-juge en ce qui concerne la poésie pure ; on se rappelle que la dernière s’appliqua aux Contemplations de Victor Hugo. Onze ans après la mort de Gustave Planche, un autre maître, d’une inspiration bien différente, l’esprit le plus fin, le plus souple, sachant donner à la science la plus sûre la forme la plus exquise, — ai-je besoin de nommer M. Vitet ? — prenait plaisir à présenter aux lecteurs de la Revue la Pernette de M. Victor de Laprade. Nous-même, entre ces deux dates, nous avons apprécié ici des œuvres brillantes et fortes que l’auteur de Psyché venait d’ajouter à son écrin : les Voix du silence, les Idylles héroïques nous ont fourni l’occasion de montrer combien le noble poète, profitant des conseils de Gustave Planche, s’élevait naturellement et de jour en jour jusqu’aux régions du grand art, à ces hautes régions où devait le saluer M. Vitet.

Eh bien ! même après les sympathiques avertissemens de Gustave Planche, même après l’amical hommage de L. Vitet, et tout en nous rappelant nos propres impressions d’autrefois, il nous paraît qu’il y a encore des choses originales à exprimer sur l’ensemble des œuvres de M. Victor de Laprade. Pourquoi cela ? Parce qu’un milieu nouveau nous les rend nouvelles, parce que le temps a marché, parce que le point de vue général n’est plus le même, parce que des rapprochemens inattendus s’offrent de toutes parts à nos méditations. Laissons-nous prendre aux choses, disait Molière. Grâce à ce cours des années qui renouvelle perpétuellement l’aspect du monde moral, j’ai l’espérance de ne pas me redire, et comme il s’agit toujours du même poète, d’un poète qui a su tenir constamment son âme droite et ouverte, je suis bien assuré de ne pas avoir à me contredire.


I

Lorsque M. Victor de Laprade débuta en 1841 par son poème de Psyché, les meilleurs juges furent d’accord pour louer la noblesse de cette composition ; tous avaient été frappés de l’élévation des sentimens et de la beauté sculpturale du style. Seulement quelques-uns d’entre eux, et, Gustave Planche à leur tête, mêlaient à leurs suffrages des objections très sérieuses : ils disaient que le poète avait méconnu les conditions de son sujet, et qu’ayant choisi un des plus purs symboles, du génie grec il n’aurait pas dû l’altérer par un mélange de pensées toutes modernes. Aujourd’hui, bien au contraire » c’est ce mélange des pensées modernes avec la beauté de la faible antique qui fait pour nous le principal intérêt de Psyché. Qu’a voulu M. de Laprade lorsqu’il a dessiné d’abord, avec une piété si douloureuse, la souffrante figure de l’amante d’Éros, et ensuite quand il a déployé son triomphe en des cantiques de joie ? On ne le savait guère en 1841, et de là les objections si justes de la critique ; peut-être même l’auteur, en son poétique instinct, ne se rendait-il pas un compte exact de l’inspiration qui l’avait guidé. Nous le savons aujourd’hui, car il suffit d’embrasser l’ensemble de ses œuvres pour que certaines choses, un peu confuses à l’origine, apparaissent maintenant en pleine lumière. C’était le moment où de nobles esprits, éloignés du christianisme par les apologies superficielles, aspiraient à la sérénité du monde antique. Instinctivement, et sans donner à leurs sentimens une expression précise, ils croyaient pouvoir se passer de ce que les chrétiens appellent la bonne nouvelle.

L’héroïque poésie d’Eschyle, l’humanité profonde de Sophocle, l’idéalisme souriant et sublime de Platon, les conceptions grandioses de la métaphysique d’Aristote, la souveraine beauté des statues de Phidias, tout ce prodigieux concert du beau, du vrai, du grand, n’éveillait-il pas l’idée d’une religion sans pareille ? n’était-ce pas le vrai culte de l’élite du genre humain, le culte des penseurs et des poètes ? On n’avait pas à y craindre l’odieuse rencontre du pharisien, l’approche malsaine du fanatique. Tout y était clair et pur, car on se souciait peu des vieilles théogonies, on ne pensait qu’à l’homme, à la fleur de l’esprit de l’homme, et à tout ce que cette tradition épurée contenait de germes divins et de vérités éternelles.

Précisément dans la même ville où avait grandi le jeune poète, un penseur profond et charmant, Ballanche, avait emprunté à Part grec une de ses plus nobles figures pour lui confier l’expression de sa doctrine. Dans cette Antigone, où le doux rêveur mélangeait si naïvement un paganisme épuré avec un christianisme rajeuni, les esprits dont je parle s’attachaient surtout à la sagesse antique et à l’antique beauté. Un maître éloquent, généreux, encore tout plein des inspirations de Victor Cousin, de ce Victor Cousin qui l’avait transporté d’enthousiasme aux heures confiantes de la jeunesse, Edgar Quinet, nommé professeur de littérature étrangère à la faculté des lettres de Lyon, venait de prendre possession de sa chaire avec un éclat inaccoutumé. Ballanche, dans l’ombre discrète d’un passé tout voisin, Edgar Quinet, dans l’ardente lumière d’un enseignement tout nouveau, voilà les deux influences que M. Victor de Laprade rencontrait au seuil de sa carrière poétique. Il n’y avait rien là qui pût contrarier cette religion de la Grèce idéale dont ce jeune initié d’Eleusis portait en lui l’instinct. Si Ballanche avait donné son Antigone, Edgar Quinet avait déjà publié son Prométhée, Antigone et Prométhée, c’est-à-dire poésie, philosophie, religion, tout l’hellénisme, développé d’âge en âge par la grande tradition humaine, apparaissait de plus en plus à M. Victor de Laprade comme la foi la plus haute.

Une seule chose manquait à cette religion : la tendresse profonde, la piété douloureuse, cette ferveur passionnée dont il est dit que les violens ravissent le ciel. Elle avait la sérénité, la confiance, le sentiment de l’idéal, la beauté philosophique, elle n’avait pas l’amour ! C’est l’amour que le poète voulut découvrir dans le trésor des légendes helléniques, comme le filon le plus précieux, comme la veine la plus cachée de la mine d’or, afin d’en faire une couronne à sa foi. Ces mots d’amour, de piété, de grâces arrachées au ciel, reviennent sans cesse sous sa plume, quand il invoque l’inspiration au début de son poème de Psyché :

Nul ne peut devancer l’heure par vous choisie,
O grâces ! pour verser en lui la poésie.
Mais l’artiste pieux, au cœur pur et sans fiel,
Peut, à force d’amour, vous arracher au ciel.
Venez donc ! Vous savez si l’art m’est chose sainte,
Si j’ai touché jamais à la lyre sans crainte,
Si j’attends rien de moi, si l’orgueil me nourrit,
Et dans quel tremblement j’invoque ici l’esprit…


Ce tremblement en face de l’esprit indique bien un sacerdoce. Le poète de Psyché a quelque chose du prêtre. On dirait un hiérophante s’efforçant de mettre le dernier sceau à sa religion inachevée. Psyché n’est pas autre chose que l’accomplissement de ce culte auquel manquait l’amour divin.

Voyez plutôt. Psyché, c’est-à-dire l’âme immortelle, l’humanité idéale sous la forme d’une vierge rayonnante de grâce, s’éveille parmi les enchantemens d’un monde qui n’attendait que sa venue. Aube délicieuse ! tout lui sourit, tout lui chante les félicités de l’amour. Les oiseaux, les fleurs, la terre et les eaux, la chaude lumière et la brise embaumée, tout lui parle de joies inconnues, tout lui fait pressentir de mystérieuses ivresses. Est-ce donc ce monde qu’elle doit adorer ? ou plutôt quel est le maître, le créateur, quel est le principe et l’âme de cette harmonie incomparable ? où est le roi invisible dont ce monde lui a révélé la puissance ? À cette question de Psyché, le chœur des créatures répond par des cantiques d’enthousiasme : le roi du monde, c’est le dieu devant lequel s’inclinent tous les dieux, c’est Éros, c’est l’amour. Le voici ! L’amour lui-même, Éros, dans les ombres de la nuit, est venu visiter la demeure splendide de la vierge et s’unir à Psyché… Mais pourquoi refaire ici la trame du symbole ? Vous connaissez ce mythe charmant, les tendresses de l’époux et de l’épouse, la défense faite à l’épouse de chercher à voir le visage de l’époux, les ravissemens, le trouble, l’inquiétude de la jeune femme, ce supplice délicieux et douloureux, ces souvenirs de béatitude assombris tout à coup par d’effroyables doutes, tant d’amertumes mêlées à tant de douceurs, le besoin de connaître altérant le besoin d’aimer ; enfin la curiosité ardente bravant toutes les défenses, dédaignant toutes les menaces, Éros furtivement entrevu à la lueur d’une lampe sacrilège, le mystère profané, le dieu courroucé, le dieu prononçant l’arrêt terrible qui condamne la mortelle éperdue ! C’est la chute, c’est la faute originelle qui pèsera sur la destinée entière de Psyché, à moins que le ciel ne consente à lever un jour la malédiction.

Le poème de Psyché est divisé en trois chants : le premier retrace les ivresses du pur amour, les angoisses du doute et les affres de la chute ; le second met en scène l’abandon de la veuve, son exil, sa fuite, ses élans à la poursuite de l’invisible, cette soif de l’infini qui la dévore, ses courses en Orient, son désespoir aux bords de l’Euphrate, sa captivité en Égypte, son arrivée en Grèce, ses nobles entretiens avec Homère, avec Platon, ses remercîmens et ses adieux au divin sage entouré de beaux adolescens qui recueillent avidement ses paroles :

… Je pars, fidèle à l’invisible amant,
J’emporte le flambeau de ton enseignement,
Le plus pur dont un homme illuminant mon doute
Vers l’être que je cherche ait éclairé ma route,
Et m’ait fait voir sans trouble et sans obscurité
Le bien et la sagesse au fond de la beauté.


Elle part donc, elle va toujours, toujours, car du fond de l’abîme où l’a précipitée sa chute, il faut qu’elle remonte vers les hauteurs célestes, et sur chaque degré de l’échelle d’or, que de pleurs, que de lamentations, que d’appels désespérés à celui qu’elle aime ! Au troisième chant sont réservées les grandes mélodies du pardon et les peintures éblouissantes du dieu perdu et retrouvé.

Assurément, il y a là bien des idées chrétiennes sous le voile d’un mythe hellénique. N’est-ce pourtant qu’un rapprochement ingénieux entre la fable grecque et la religion du Christ ? Un examen attentif du poème de M. de Laprade ne permet pas cette interprétation. Voilà bien, revêtus d’autres images, les mystiques symboles du paradis perdu : l’humanité séparée de Dieu et chassée de l’Éden, le tourment séculaire de l’âme, le gémissement perpétuel des générations, l’effort incessant vers l’infini, l’idée d’une condamnation originelle et d’une libération suprême. Oui, mais quelles différences dans le détail ! M. de Laprade à cette date avait des croyances très personnelles où le christianisme n’intervenait que comme un des grands fermens de la vie morale au sein des sociétés humaines. M. Michelet, bien des années plus tard, préoccupé de la bible de l’humanité, cherchera cette bible dans l’Inde ; M. de Laprade, vers 1840, la trouvait dans le monde grec. Il était certes bien loin de la pensée chrétienne lorsqu’il montrait Psyché, au troisième chant du poème, glorifiant sa faute et sa chute, bénissant cet orgueil sacré, cette curiosité sainte, cette volupté fière et libre, première cause des épreuves à la suite desquelles l’audacieuse pécheresse a reconquis son dieu :

J’ai bien maudit ma lampe et ma clarté nouvelle,
Car en moi la douleur s’introduisit par elle.
L’heure où je l’allumai reçut un nom fatal ;
La science passa pour la mère du mal,
Et de l’orgueil sacré la terre fit un crime.
Mais pour le ciel conquis, pour notre hymen sublime,
Pour le flot de splendeur qui m’inonde aujourd’hui,
Je bénis cet orgueil, car tout est né de lui !
Désirs, brûlans désirs de sentir, de connaître,
Par qui Psyché monta vers les sources de l’être ;
Orgueil, ô volupté ! soifs des biens infinis,
Vous, blasphémés jadis, enfin soyez bénis !
Du triste genre humain le malheur vous accuse,
Mais le désir demeure et la souffrance s’use.
Désirs, vous êtes saints, car saint est votre but,
Et l’Olympe après tout vous doit payer tribut.
A travers tous les maux l’homme est né pour vous suivre ;
Avant vous j’existais et vous m’avez fait vivre !
Dans la première nuit je ramperais encor,
Orgueil et volupté, sans vos deux ailes d’or !


Ces beaux vers sont le centre même de l’œuvre. Le poème de Psyché, nourri de sentimens que peut réclamer l’Évangile, est, au fond un symbole antichrétien, ici, aucun sauveur, aucun rédempteur, comme l’entend le christianisme ; l’humanité seule suffit à consommer l’expiation et à remporter la victoire. C’est l’humanité seule qui pousse le cri de délivrance : « O mort, où est ton aiguillon ? » C’est l’humanité seule qui dit aux apparences : Tombez ! Au mal et à la douleur : Evanouissez-vous ! A l’antique opposition du ciel et de la terre : Sois pour jamais détruite !

Il n’est plus qu’un seul monde et ce monde est le ciel.


Ballanche, en ses poèmes grecs et ses mystiques rêveries, Antigone, Orphée, la Palingénésie sociale, se bornait à interpréter philosophiquement le christianisme, à en étendre sans fin les applications terrestres, à montrer l’accroissement continu du bien, l’émancipation générale de l’homme, la salvation universelle ; l’auteur de Psyché, dans la fière exaltation de la jeunesse, a cru et dit un instant que l’humanité pouvait se passer du christianisme. Pour instituer les lois souveraines du cœur et de la raison, pour établir les rapports de l’homme et de Dieu, pour attacher la vie d’ici-bas à nos destinées éternelles, c’était assez du monde grec sans qu’il fût besoin de recourir au monde juif. Est-ce que les grands poètes, les grands sages, les grands artistes de la cité de Périclès, ne répondaient pas aux aspirations de l’âme religieuse ? Est-ce qu’ils ne fournissaient pas du moins le point de départ. Il ne restait plus qu’à suivre leurs exemples, à imiter leurs élans, à continuer leurs conquêtes, à compléter leurs doctrines, par exemple à y ajouter des effusions d’amour au moyen du mythe de Psyché ; on avait alors la religion du beau et du bien, une religion issue du sein même de l’humanité, formée de ce qu’il y a de plus pur dans le cœur et les entrailles de l’homme, la religion de l’homme-Dieu.

Naïves témérités d’une belle âme ! Confiance superbe et ingénue ! Lorsque M. Victor de Laprade rectifia plus tard ses erreurs, il n’eut qu’à s’en détacher le plus simplement du monde et sans le moindre embarras. Il n’y avait qu’un esprit de noble race qui pût se tromper de la sorte. J’ajoute même que de cette théologie trop juvénile M. de Laprade a eu le droit de garder plus tard, en toute sécurité de conscience, une part considérable. Au jugement des docteurs les plus autorisés la religion naturelle est le fondement de la révélation, et vraiment il serait bien maladroit le penseur chrétien qui méconnaîtrait ce que le génie de la Grèce antique fournit d’argumens et d’exemples à la religion naturelle. Ce culte poétique et moral de la Grèce. M. de Laprade n’y a jamais renoncé. Devenu, ou redevenu chrétien, suivant le développement logique de son esprit, il peut répéter en souriant la plupart des vers de sa Psyché, tant ses aspirations nouvelles venaient se rattacher sans effort à ses premières doctrines, pour en être à la fois le commentaire et le correctif. Il ne glorifiait plus l’orgueil et la volupté, même dans le sens mystique ou se complaisait naguère sa pensée enthousiaste ; il chantait toujours l’héroïsme moral, les travaux de la vie intérieure ; les énergies sublimes de l’âme et son invincible espérance.


II

« Avec mon ciseau, j’ai sculpté dans mon rocher de Pentélique les blocs que vous aviez ébauchés de votre main dans l’atelier de l’univers. Si une idée errante, une image, une pensée, était restée par mégarde inachevée sous vos mains, ou sur les flots, ou sur les monts, ou dans l’air qui m’entourait, c’est moi qui finissais de la créer avec mon ciseau… Si vous faites, Seigneur, un nouveau monde, prenez-moi à votre service. Je pétrirai dans mes doigts, avec mon argile de Corinthe, des urnes pour y mettre les larmes du nouveau genre humain. Dans votre cour, je taillerai d’avance des tombeaux de cornaline, pour y verser la cendre des peuples à venir ; et j’élèverai, si vous voulez, une colonne funéraire du beau marbre de mes îles sur le monde qui se meurt. » C’est ainsi qu’à la dernière journée d’Ahasvérus, dans la vallée de Josaphat, Athènes met son génie aux ordres du Père éternel pour la création qui se prépare, mais le Père éternel lui répond : « Tu n’as jamais songé, toi, qu’à ta beauté. La vie n’a été pour toi qu’une grâce de plus, une parure à ton néant, une écharpe luisante qui te voilait mon astre. Encore à présent avec la poussière d’albâtre que tu foules à tes pieds, avec les acanthes de marbre rongé dont tu couronnes ta tête, avec les odeurs de jacinthe que tu sèmes après toi, avec tes dalles qu’ont usées les chevaux des vaïvodes, avec tes colonnes étendues dans les blés comme de blanches moissonneuses qui se reposent à l’ombre, tes charmes sont plus grands que dans tes fêtes païennes… Va ! laisse à tes pieds ta charge de colonnes. Leur fût est trop brisé pour servir à mon œuvre. »

M. Victor de Laprade ne tarda point à s’appliquer ces paroles d’Edgar Quinet. Nous avons déjà dit que, si l’auteur d’Antigone avait été son premier maître, le second était l’auteur de Prométhée. Aussi, malgré sa fidélité ardente au génie hellénique, il sentit bientôt que la Grèce ne pouvait être la seule patrie de son intelligence. Il y avait pour l’artiste d’autres matériaux à mettre en œuvre que les matériaux de l’Attique ; pour le poète et le penseur, il y avait d’autres terres à visiter que la terre même d’Orphée et d’Antigone, d’autres cieux à interroger que le ciel même d’Aristote et de Platon. De ce voyage imaginaire le voilà revenu sur la terre de France. Qu’y trouve-t-il tout d’abord ? Notez, je vous prie, la situation de son âme. Il vient d’admirer en Grèce une sorte d’humanité idéale, l’humanité qui a créé l’art et la science, la poésie et la philosophie, il s’est enivré de cette contemplation délicieuse, il y a découvert une religion si belle, si noble, que le christianisme, avec son cortège de traditions juives, a passé pour lui à un rang inférieur. De cette humanité divine à l’humanité de nos jours, de cet âgé d’or au XIXe siècle, quelle distance, hélas ! et quelle chute ! Lorsque le poète redescend chez ses contemporains, il ne voit partout que misères, bassesses, servilités de tout genre. Où est l’homme libre des premiers âges ? Où est l’abri qui le préservera de la corruption ? C’est la nature, la grande nature, celle-là surtout qui est le plus éloignée de l’ignobile vulgus, la région des hautes terres et des sommets immaculés. Précisément le pays que le poète habite est situé entre les monts de l’Auvergne et les glaciers des Alpes. C’est là que s’envole son imagination, c’est dans l’atmosphère des cimes inaccessibles, au-dessus des chênes, au-dessus des sapins, au-dessus des mélèzes, au bord des torrens et des mers de glace, que se placera la seconde étape de sa carrière poétique. Une doctrine, non pas neuve assurément, mais que nul n’a sentie plus à fond et ne s’est mieux appropriée, lui dit que les trois élémens de la poésie souveraine sont l’humanité, la nature et Dieu. Il a étudié l’humanité dans sa partie la plus haute ; il veut étudier la nature dans ses régions les plus sublimes ; une fois préparé de la sorte, le verbe des hymnes et des alléluia montera plus sûrement vers l’éternel.

Voilà l’origine logique du recueil intitulé Odes et Poèmes. M. Victor de Laprade va se livrer tout entier au culte passionné de la nature alpestre. Autant il a glorifié la race humaine dans son poème de Psyché, autant il célébrera d’un cœur enthousiaste les forces vivifiantes de la nature, de la nature sainte, de la nature confidente et révélatrice de Dieu. Tout se transfigure devant ses pas à la lumière de cette idée. Le parfum des forêts, l’air salubre des cimes, l’azur sans tache, les rayons d’or emplissant l’espace, lui apparaissent comme les puissances du temple, les archanges du tabernacle. Voulez-vous connaître le programme de sa Vita nuova ? Lisez les premières strophes de la pièce intitulée Alma parens :

J’irai boire l’eau vierge aux sources des grands fleures,
Mes pieds se poseront sur l’azur du glacier ;
Je veux baigner mon corps au flot des brises neuves,
L’éther le trempera comme l’onde l’acier.
Dormons sur une cime avec effort gravie ;
Dans la neige éternelle il faut laver nos mains :
L’air fait mouvoir là-haut des principes de vie,
Allons l’y respirer pur des souffles humains.
J’emprunterai ma force aux forces maternelles.
Nature, ouvre tes bras à ton fils épuisé,
Laisse ma bouche atteindre à tes fortes mamelles,
Jamais l’homme à ton sein n’a vainement puisé.
Je veux monter si haut sur les Alpes sublimes,
Que rien ne vienne à moi des miasmes d’en bas.
Un nuage à mes pieds couvrira les abîmes ;
Si le monde rugit, je ne l’entendrai pas !
Votre regard s’arrête au flanc noir de la nue :
Moi, j’en verrai là-haut le côté lumineux,
J’embrasserai de l’âme une sphère inconnue,
Je toucherai des mains ce qui fuit à vos yeux.
Montons ; le vent se meurt au pied du roc immense,
Le doute ne saurait flotter sur ce haut lien.
Montons ; enveloppé de calme et de silence,
Sur ces larges trépieds j’entendrai parler Dieu.
L’air aspiré là-haut vivra dans ma poitrine,
Dans l’ombre de la plaine un rayon me suivra ;
Ceux qui m’ont vu gravir pesamment la colline
Ne reconnaîtront plus l’homme qui descendra.


S’il est repris quelquefois par les influences d’en bas, si les intérêts et les passions de la fourmilière humaine le détournent de son œuvre, il se souvient d’Antée, le bon géant, qui, abattu par Hercule, retrouve toute sa vigueur et se redresse chaque fois qu’en tombant il a touché la terre maternelle. Toi aussi, dit-il à ce héros moral dont la pensée ne le quitte pas, — toi aussi, poète, tu es le bon géant, fils de la terre, élève de la nature. Au moment même où l’hercule vulgaire t’a renversé sur le sol, tu te relèves plus fort :

Rapide, tu brandis tes poings couverts du ceste.
Tes bras sur le vainqueur dans sa gloire troublé.
Frappent comme un fléau sur la gerbe de blé ;
Et le monde, étonné de ta métamorphose,
Voit fléchir sur ses reins le lutteur de la prose.


Fort bien ; voilà des vers superbes et d’héroïques élans, mais cette moelle des choses est-elle toujours aussi salutaire que le poète l’a pensé ? La nature, toute pleine de révélations, est aussi toute pleine d’embûches. Le premier de ces pièges, nommons-le franchement, c’est le panthéisme. A force de chercher Dieu dans la nature on oublie de le chercher dans la conscience. En face de l’arbre gigantesque, on dédaigne « le roseau pensant. » Il est bien beau, cet arbre, dans sa majesté sereine et impassible. Rien ne le trouble, rien ne l’émeut, il ne connaît ni le désir, ni le doute, ni aucun tourment intérieur. O calme ! ô force ! l’être ne vau-il pas mieux que la vie ? La sève qui monte dans ses tissus, toujours pure, toujours tranquille, ne vaut-elle pas mieux que le sang brûlé de nos veines ? Bien plus, sans effort, sans labeur, il sait maintes choses que nous ignorons, cet arbre auguste et souverain ; il n’est pas détaché comme nous du réservoir de la vie universelle, il tient aux flancs de l’éternelle Cybèle, à ces flancs où dorment tous les germes, où se préparent toutes les manifestations de la substance unique ; il touche à Dieu ! C’est trop peu dire encore ! il est lui-même une part de Dieu, une part plus belle que l’humanité, car elle est aussi puissante et bien autrement douce. Que vous en semble ? Voilà l’homme qui abdique devant la divinité du grand arbre !

Ah ! moi, je sens qu’une âme est là sous ton écorce.
Tu n’as pas nos transports et nos désirs de feu,
Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu.
Ton immobilité repose sur ta force.
Salut ! un charme agit et s’échange entre nous.
Arbre, je suis peu fier de l’humaine nature ;
Un esprit revêtu d’écorce et de verdure
Me semble aussi puissant que le nôtre et plus doux.
Verse à flots sur mon front ton ombre qui m’apaise ;
Puisse mon sang dormir et mon corps s’affaisser !
Que j’existe un moment sans vouloir ni penser ;
La volonté me trouble et la raison me pèse.


On dirait presque du Schopenhauer : la volonté me trouble ! C’est aussi la volonté que maudit le pessimiste misanthrope, le sinistre et ridicule athée des tavernes de Francfort. La grande différence pourtant, hâtons-nous de le dire, c’est que, même dans ce délire extraordinaire, l’auteur des Odes et Poèmes n’abandonne jamais la recherche de : Dieu. Le bouddhiste germanique, en condamnant la volonté à mort, prétend détruire l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire de ce dieu absurde qui n’est pour lui qu’une volonté monstrueuse dépourvue d’intelligence ; au contraire, M. Victor de Laprade, en cette phase de sa passion douloureuse, ne se débarrasserait de la volonté que pour se reposer plus doucement dans la conscience de Dieu, du Dieu qui est la raison suprême et la suprême bonté :

Le chêne a le repos, l’homme a la liberté…
Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines !
Obéir, sans penser, à des forces divines,
C’est être dieu soi-même et c’est ta volupté.


Le plus beau, le plus étrange de ces poèmes consacrés à l’ivresse de la nature, c’est celui que l’auteur a intitulé Hermia. Hermia est véritablement la vierge du panthéisme : elle est née au printemps en des conditions toutes mystérieuses. André Chénier a parlé quelque part de cette cavale des légendes populaires qui court par les vallées, agitée d’amoureux aquilons ?

Et, n’ayant d’autre époux que l’air qu’elle respire,
Devient épouse et mère au souffle du zéphire.

La personne inconnue qui a donné le jour à Hermia semble aussi être devenue épouse et mère au souffle des brises de mai. Fille des enchantemens printaniers, Hermia grandit au sein de la nature alpestre, loin des villes et des villages, loin de toutes les communautés humaines. Est-ce une femme ? Est-ce une plante ? On ne saurait le dire. Sa vie se passe dans les bois, dans les prés, au bord des eaux courantes, et se confond avec la vie universelle. Elle se nourrit de fruits sauvages et boit le lait des troupeaux vagabonds, car les bonnes gens de la montagne, la considérant comme une sorte de petite Fadette, lui laissent traire à sa fantaisie les brebis et les chèvres. Tous les animaux lui sourient, comme dans les légendes chrétiennes du moyen âge. Rappelez-vous ces religieux que le vieil Orcagna peignait sur les murs du Campo-Santo et dont Auguste Barbier a si poétiquement parlé, rappelez-vous cette vie paisible des moines, cette familiarité des êtres inférieurs avec les solitaires inoffensifs :

Leur vie est innocente et sans inquiétude,
L’inaltérable paix dort en leur solitude,
Et, sans peur pour leurs jours, en tous lieux menacés,
Les pauvres animaux par les hommes chassés,
Mettant le nez dehors et quittant leurs retraites,
Viennent manger aux mains des blancs anachorètes.
La biche à leur côté saute et se fait du lait,
Et le lapin joyeux broute son serpolet.

Ici, c’est bien mieux, ou du moins c’est tout autre chose. La grâce des vieilles légendes ne suffit pas, voici les rêveries panthéistiques. Tous ces animaux qui l’entourent, ce sont des créatures du même ordre habitant les forêts fraternelles. Les chiens fauves lui lèchent les mains, les taureaux flairent ses cheveux blonds, les hôtes des nids et des tanières se groupent familièrement autour d’elle, car d’un seul regard elle rassure l’oiseau timide et apprivoise la bête féroce. Bref, elle est mêlée à toute la nature et commande l’amour à tous les êtres. Voyez-la s’avancer, muette et pensive, au milieu des daims et des bouvreuils, des aigles et des chamois. L’aigle lui apporte des fleurs des sommets, le chamois défiant vient se coucher à ses pieds.

Qui êtes-vous, Hermia ? lui demande le poète. Avant cette vie d’aujourd’hui, quelle destinée était la vôtre ? À la place de ces blonds cheveux et de ces bras charmans, aviez-vous des plumes et des ailes ? Habitiez-vous un nid sous la feuillée ? Étiez-vous un beau cygne sur un lac aux reflets d’argent ? Étiez-vous une source limpide, un arbre noblement élancé, une fleur gracieusement épanouie ? Oui, vous étiez sans doute un de ces êtres heureux à qui Dieu a donné la douceur de l’existence sans aucun des fardeaux de la vie humaine :

Ou plutôt, tour à tour source, oiseau, chêne ou rose,
Vous avez recueilli l’esprit de toute chose,
Et des êtres divers traversés jusqu’à nous
Gardé ce qu’en chacun Dieu sema de plus doux.
Comme au seuil d’un tombeau, triste au moment de naître,
Devant l’humanité vous hésitiez peut-être ?


Elle hésitait, elle hésite encore, la mystérieuse Hermia, et c’est pour ne pas se mêler à l’humanité qu’elle prolonge sa condition première. Rien de plus charmant que le tableau de cette existence miraculeuse. La nature obéit à la vierge, sans que la vierge ait besoin de commander. Il y a là tout un chapelet de légendes à rendre jaloux les mystiques rêveurs du XIIIe siècle. Les pâtres, témoins de ces merveilles, en parlent longuement dans les veillées du soir. « Avez-vous remarqué l’autre jour les larmes qui coulèrent de ses yeux, quand elle vit ce nid tomber du haut d’un arbre et toute la couvée gisant sur le sol ? Le lendemain, à l’endroit où ses larmes avaient coulé, des rameaux sortaient de terre chargés de fleurs inconnues à nos climats. » Partout où elle va, l’herbe croît plus fine et plus verte ; partout où elle s’assied, les champs se vêtent de roses. Ne semble-t-il pas voir la sainte Elisabeth du panthéisme poétique ?

L’heure a sonné pourtant où l’enfant devient une jeune fille, où la jeune fille peut devenir une femme. Heureux qui possédera un tel trésor ! Plus d’un y aspire, parmi les jeunes pâtres de la montagne, mais je ne sais quel respect tient les amoureux à distance. Une seule fois, Hermia consentit à laisser naître une amitié discrète entre elle et un jeune homme, disciple aussi, disciple enthousiaste et candide de la nature adorée. Doux entretiens ! chastes délices ! études ravissantes dans le livre des fleurs et des arbustes ! Ici, la poétique fée nous apparaît comme sur le seuil de la destinée humaine. Va-t-elle le franchir, ce seuil d’un monde nouveau, et mettre sa main pour toujours dans la main de celui qui l’aime ? Non, à l’heure où un sentiment plus vif que l’amitié fait un instant fléchir son âme, l’âme a peur, l’âme s’enfuit, Hermia s’affaisse et meurt.

Une fois le sujet accepté, c’est une création délicieuse que ce poème d’Hermia. L’auteur y a déployé une légèreté de touche, une délicatesse de sentiment dignes des plus grands éloges. Il fallait un art consommé pour donner le relief de la vie à des pensées aussi subtiles. Cela fait penser pour la féerie de certains détails au Songe d’une nuit d’été du grand Shakspeare, aux Idylles du roi de l’élégant Tennyson ; pour la conduite du récit et l’arrangement des épisodes, cela rappelle l’Éloa d’Alfred de Vigny. J’ajoute que l’œuvre est tout à fait originale et que, par l’étrangeté même de la donnée, elle forme un anneau sans modèle, un anneau d’or et de diamant, dans la chaîne des inspirations philosophiques de M. Victor de Laprade.

Est-ce là pourtant tout ce que les ravissemens de la nature devaient fournir à un penseur de haut vol ? Quoi ! un poète abdiquant les droits et les devoirs de l’homme devant la majestueuse immobilité du chêne ! Une créature mystérieuse hésitant devant la destinée humaine et retournant vers les mondes inférieurs qui lui semblent plus près de Dieu ! M. de Laprade sentit bientôt le vide de cette doctrine ; avant même qu’il eût cherché d’autres voies, un cri de désenchantement s’échappa un jour de ses lèvres, il douta de la nature adorée, il douta de la solitude sainte, et au plus haut de ces hauts sommets qui d’en bas lui apparaissaient comme un temple il vit sa religion s’évanouir :

Plus haut que le sapin, plus haut que le mélèze,
Sur la neige sans tache au soleil j’ai marché ;
Dans l’éther créateur je me baigne à mon aise ;
Le monde où j’aspirais, mes deux pieds l’ont touché.
J’ai dormi sur les fleurs qui viennent sans culture,
Dans les rhododendrons j’ai fait mon sentier vert ;
J’ai vécu seul à seule avec vous, ô nature !
Je me suis enivré des senteurs du désert.
Je me suis garanti de toute voix humaine
Pour écouter l’eau sourdre et la brise voler ;
J’ai fait taire mon cœur et gardé mon haleine,
Pour recevoir l’esprit qui devait me parler ;
Et voilà qu’entouré des cimes argentées,
Cueillant le noir myrtil, buvant un flot sacré,
Goûtant sous les sapins les ombres souhaitées,
Libre dans mes déserts, voilà que j’ai pleuré !
Est-ce donc par orgueil que ton front nous attire ?
Est-ce pour éblouir que ton œil resplendit,
O nature ! et n’as-tu rien de plus à me dire
Que ces mots : Je suis grande et vous êtes petit !
Pourquoi devant mes yeux ta paupière abaissée.
Tout langage entre nous s’est-il déjà perdu ?
Je viens chercher en toi quelque sainte pensée :
Pourquoi, d’un signe au moins, n’as-tu pas répondu ?


Le rêveur se trompait ; la nature avait répondu, puisqu’elle lui mettait au cœur ce nouvel aiguillon. Une telle amertume était plus qu’un signe, c’était l’appel du Dieu que le poète avait si noblement poursuivi. Vainement l’auteur des Odes et Poèmes essaie-t-il de se raidir encore contre le doute qui vient de lui arracher des larmes ; il entend retentir à ses oreilles l’avertissement des saints : Vœ soli ! et son instinct supérieur finit par lui dire que l’âme de la création, c’est l’amour. Cherchez donc cette âme, ô poète ! tout vous en parlera, le brin d’herbe aussi bien que le chêne, et le vallon obscur aussi bien que les cimes resplendissantes. Cherchez-la surtout dans ce qui pense, dans ce qui veut, dans ce qui aime. La volonté féconde que maudit l’impuissant peut-elle être mise en balance avec la sensibilité indécise ? Et quelle fille de bonne mère consentirait à être Hermia, pouvant être sainte Geneviève ou sainte Jeanne d’Arc ? Cherchez dans votre cœur le principe de vie. Les cimes sont en vous, tâchez de les découvrir. C’est le devoir, c’est le sacrifice, c’est le dévoûment à la patrie, et, pour elle, à toutes les grandes causes.

Ces idées, que nous suggère le gémissement du poète sur la montagne, furent pour lui le point de départ d’un travail intérieur qui dura une dizaine d’années. Retraite laborieuse ! Transformation accomplie sans bruit, sans éclat, le plus simplement et le plus naturellement du monde ! Les Odes et Poèmes sont de 1843 ; vers la fin de 1852 parurent les Poèmes évangéliques.


III

Le recueil des poèmes évangéliques est le point central et culminant dans l’œuvre de M. Victor de Laprade. C’est de ce point qu’on embrasse tout le développement de la chaîne. les chants qui ont précédé ce beau livre semblent n’avoir eu d’autre but que d’en mieux préparer l’éclosion ; ceux qui viendront ensuite ne feront qu’en appliquer les principes et en agrandir le domaine. Ni la religion de l’humanité idéale, ni la religion de la nature idéale n’avaient pu satisfaire l’âme du poète ; après ce labeur opiniâtre, il s’en revient libre et fort à la religion du Christ.

Ce travail est chez lui si logique, si régulier, si parfaitement naturel qu’il n’a pas besoin d’une conversion éclatante, il lui suffit de rectifier sa pensée. C’est ainsi qu’en déclarant ses convictions nouvelles il a pu rappeler sans embarras ses ardentes recherches des jours précédens. La Grèce et la Gaule, le culte des héros et le culte des vieilles forêts, ce n’était pour lui en réalité que des étapes successives dans son voyage à la poursuite du divin. Pourquoi renierait-il ces nobles amours ? Il n’a qu’a les compléter par des amours plus hautes, Tel est le sens de ces beaux vers :


……… Docile aux maîtres d’Ionie,
J’ai poursuivi d’amour leur sereine harmonie ;
Sur les pas de la Muse et des Trois Charités
J’ai fréquenté le Pinde et ses bois désertés.
J’appris à marier, dans Athènes ma mère,
Le verbe de Platon et la lyre d’Homère.
L’écho religieux d’Orphée et de Linus
M’a parlé dans la Thrace et les temps inconnus,
Et, prenant les beaux fruits de la sagesse antique,
J’en ai fait sous mes doigts jaillir le vin mystique.

Puis les chênes gaulois m’ont dit tous leurs secrets ;
J’ai traduit aux humains la chanson des forêts.
J’ai sous les noirs sapins, comme un fils des druides,
Écouté les esprits qui leur servaient de guides,
Et, la verveine au front, avec la serpe d’or,
Du gui sacré de chêne invoqué le trésor.
Saignant des coups portés à mes forêts divines,
J’ai maudit notre engeance acharnée aux ruines ;
J’ai noté les accords des derniers sommets verts,
Et l’âme du grand chêne a parlé dans mes vers.

Maintenant j’ose plus et j’attends plus de grâces :
Sur les monts de Juda je vais chercher vos traces,
Ô Christ !


Est-ce à dire qu’il a toujours suivi paisiblement sa route, qu’il a marché de progrès en progrès sans trouble et sans combat ? Non certes ; à cette page harmonieusement sereine, on pourrait en opposer une autre où il parle des rébellions de son esprit, de ses égaremens dans le vide, de l’orgueil qui l’entraînait loin du puits de Jacob et lui promettait une source pour lui seul :


Le doute en ses déserts m’a longtemps égaré.
Loin du puits de Jacob où les âmes vont boire,
Indocile au pasteur, j’ai vécu séparé.


Ces accens, et d’autres encore, éclatant par intervalles avec une poignante amertume, indiquent bien la lutte que le poète a subie ; j’ai voulu indiquer seulement que cette lutte offrait avant tout le caractère d’une évolution philosophique, et qu’au fond du chantre païen ou panthéiste le chantre des idées chrétiennes se préparait silencieusement.

De là, on le pense bien, la largeur et la simplicité de son christianisme. Rien d’étroit ni d’affecté, rien qui sente les exaltations mystiques ou les superstitions puériles. Un savant évêque, nourri de la sève de l’Oratoire, écrivait récemment ces paroles : « Faire de la mysticité sentimentale, c’est chose facile… La littérature pieuse de nos jours abonde en productions qui mériteraient d’être appelées frivoles, n’étaient la gravité des questions dont elles traitent et la bonne foi de leurs auteurs[1]. » L’auteur des Poèmes évangéliques, même dans le premier feu de son retour de conscience, était préservé du péril que signale si bien le sage pasteur. Sa haute idée de la personne humaine, telle qu’il l’avait entrevue au fond de la culture hellénique, l’empêchait de tomber dans les enfantillages et les frivolités. Rien de plus fermé que sa philosophie chrétienne. Il n’a que des sentimens virils et virilement exprimés. Ses élans, ses effusions, ses tendresses les plus intimes attestent toujours le penseur. Sans viser le moins du monde au rôle de théologien, par cela seul qu’il parle en poète moraliste, c’est-à-dire en témoin et en confident de l’âme humaine, il réfute tout naturellement quelques-unes des plus étranges hérésies de nos jours. Suivant l’ancienne tradition chrétienne, c’était une grave erreur de voir seulement l’homme ou seulement le Dieu dans la personne du Christ. Combien de fidèles aujourd’hui pour qui l’homme a disparu dans le Christ et qui suppriment tout lien entre le médiateur et l’humanité ! Combien d’autres au contraire pour qui le Dieu s’est abaissé et qui s’abandonnent, en parlant du Sauveur, à des familiarités de mauvais goût ! C’est la vieille distinction des esprits farouches et des esprits accommodans, des fanatiques et des frivoles, des jansénistes et des jésuites, car ces querelles de théologiens qui tiennent à des conceptions philosophiques erronées se perpétuent de siècle en siècle sous des déguisemens nouveaux, alors même que les circonstances générales semblent y avoir mis fin pour toujours. Il n’y a ni étroitesse janséniste ni mesquinerie jésuitique dans la prédication chrétienne de Victor de Laprade. Tout y est franc, large, ouvert, noblement, et pleinement lumineux. D’abord, point de mysticités équivoques. C’est à peine s’il ose approcher du Verbe :

L’apôtre seul, touché par les langues de feu,
Dira la majesté du Verbe égal à Dieu.


Mais ce Christ a été notre frère, il a vécu de notre vie, il a été pauvre, il a souffert ; l’Évangile, qui l’appelle fils de Dieu, l’appelle aussi le fils de l’homme. Ce fils d’Adam, ce fils relevé qui relève tous les autres, a été tenté comme chacun de nous, comme chacun de nous il a été forcé de combattre l’ennemi invisible, il a connu le doute, il a connu le désespoir ; au jardin des Olives, il a pu se croire abandonné du père, et il a crié par trois fois.

Je puis donc l’exprimer, car c’est l’homme éternel,
Ce Christ qui s’abreuva de vinaigre et de fiel,
Celui dont le travail durcit les mains actives,
Ce Christ, non du Thabor, mais du mont des Olives,
Qui put dire, au milieu des affres de la croix,
Que Dieu l’abandonnait, et qui cria trois fois !
Toutes ses actions nous parlent, nous enseignent,
Et sa chair saigne encor dans nos membres qui saignent.


Voilà le Christ dont la poésie a le droit de parler aux hommes, sans que la théologie vienne gêner ses allures. Grâce à cette conception simple et forte, M. de Laprade a pu composer une œuvre qui est bien à lui, un poème dont le fondement est l’Évangile, et qui est toutefois un poème original, un poème où le drame du jour se mêle constamment au drame du Calvaire. Dès les premières pages, voici trois tableaux : le Royaume du monde, le Baptême au désert, le Précurseur, qui n’ont pu être exécutés de cette façon que par un artiste du XIXe siècle. On y retrouve cette science de l’Orient que la critique moderne nous a révélée et dont s’inspirera plus tard le hardi coloriste Henri Regnault. Ici d’abord c’est le roi, le roi d’Orient, Hérode, recevant les tributs de ses peuples, vêtemens et meubles splendides, robes d’écarlate, coffres de santal, colliers de perles, éblouissemens de l’Inde, trésors de la Lybie, puis les animaux rares, les chevaux du désert, les chameaux au long cou, les lourds éléphans, puis le troupeau des esclaves d’Afrique, cent filles du Niger qui peuvent dire comme la sulamite du Cantique des cantiques : Je suis noire, mais je suis belle ! et tandis que le flot des tributaires vient battre les marches du trône, arrivent du fond de l’Asie des rois, des mages, guidés par une étoile mystérieuse et cherchant le futur souverain d’Israël et du monde.

À ces images resplendissantes que suivent le massacre des nouveau-nés et la fuite en Égypte, le poète à opposé des scènes d’une couleur sauvage. Quel est cet homme accroupi, fauve, sombre, immobile, qui se confond presque avec les rochers dont la pointe perce le sable ? Son œil est d’un voyant, ses habits sont d’un esclave. Il porte des guenilles de peau de chameau, un tissu de cuir et de poils roux. Autour de lui pas une herbe, pas un souffle, pas un murmure d’insectes. Le ciel est rouge, le sable est brûlé ; nul autre que l’homme fauve ne pourrait habiter cette fournaise. C’est trop cependant ; l’esprit qu’il invoque en cette pénitence horrible lui ordonne de se rapprocher des hommes, de se rendre plus accessible, d’aller aux bords du Jourdain pour prêcher et baptiser les Juifs. Il part, il appelle ses frères d’Israël, il prêche le renouvellement du monde, il jette d’effroyables clameurs, il baptise les générations confiantes et accable les pharisiens, les scribes, race de vipères, troupes d’hypocrites qui prétendent ouvrir et fermer le ciel à leur fantaisie, corrupteurs de la religion de Jehova, faux gardiens de la loi, de qui l’esprit s’est retiré. La foule s’accroît pour l’entendre,

Foule étrange de gens incultes on maudits,
Pâtres, bandits, soldats semblables aux bandits ;
Obscènes mendians aux sourires farouches ;
Publicains aux doigts noirs, au front blême, aux yeux louches,
Sur de tels compagnons encor peu rassurés ;
Et, couvertes de fard, de voiles bigarrés,
Sanglotant et joignant leurs mains de pleurs mouillées,
Maintes filles de joie en groupe agenouillées.
Tous attentifs ; les uns sur le sable couchés ;
D’autres, assis plus loin dans les creux des rochers,
Sous les grands aloès et sous les palmiers rares,
Cherchant l’ombre et le frais dont ces lieux sont avares ;
D’autres, pour voir le maître et l’ouïr à leur gré,
Entrent jusqu’aux genoux dans le fleuve sacré.
Tout fait silence au loin, le vent, l’eau jaune et lente,
Et des plaines du Gad l’immensité brûlante.
Seul, l’homme du désert parle à ce peuple et dit…


Tout cela sans doute a son point de départ dans les versets de saint Luc, mais les brèves indications de l’évangéliste sont fécondées ici par une imagination puissante et rendues avec une singulière énergie de couleur. De telles pages devaient frapper les artistes ; il y en a un surtout, écrivain initié à tous les secrets de la forme et attiré par toutes les audaces, qui s’est inspiré manifestement de ces peintures de Victor de Laprade, tout en s’efforçant de n’en rien laisser voir[2]. Le chant intitulé le Précurseur est la digne conclusion de ce hardi prologue. Le drame d’Hérodiade et de saint Jean-Baptiste clôt admirablement la trilogie.

Dès que Jésus paraît, une lumière pénétrante éclaire les tableaux du poète. La Tentation, les Œuvres de la foi, l’Évangile des champs, la Tempête, la Samaritaine, sont des pages sévères et solides qui font penser à Nicolas Poussin. Ce que j’en aime surtout, c’est le sentiment profond des idées et des devoirs de notre âge si intimement associé aux souvenirs, des traditions évangéliques. Poussin et Raphaël nous représentaient leur temps quand ils peignaient les scènes des livres saints ; Victor de Laprade nous rend la vivante image des plus terribles crises du XIXe siècle, lorsqu’il nous montre Jésus sur la barque du pêcheur que secoue la tempête. Ce n’est plus une barque, ce n’est plus un frêle esquif, c’est le navire séculaire, le navire du pays de France qui porte les destinées du monde.

Le navire est immense, un peuple entier l’habite ;
D’après un plan divin sa charpente est construite

.

Et cette tempête qui l’ébranle, oh ! ce n’est pas le coup de vent qui assaillit un jour la barque des pêcheurs sur le lac de Génézareth, c’est la tempête humaine bien autrement redoutable que la fureur des vents et des flots, c’est l’ouragan des passions basses, le déchaînement de la chair et de ses appétits. On voit que le poète, noble amant de la liberté, écrit ces pages vengeresses au lendemain des journées sinistres qui ont pour si longtemps détruit la liberté dans notre France. Ces invectives appartiennent à l’histoire de 1848, comme la Curée d’Auguste Barbier appartient à l’histoire de 1830. Même énergie de convictions nobles, même foi patriotique, même idéal républicain.

Un sentiment pareil éclate, et avec plus de véhémence encore, dans la pièce intitulée : la Colère de Jésus. J’y trouve en même temps une inspiration bien touchante dans les avertissemens que le poète s’adresse à lui-même. Son précédent recueil, les Odes et Poèmes, avait manifesté ça et là certaines tendances misanthropiques. Du haut des cimes alpestres, il avait trop méprisé les villes et la foule qui s’y agite. La colère de Jésus, au moment où il vient de répéter ses paroles et de les tourner contre ses frères, lui inspire tout à coup des scrupules. Est-ce bien à l’homme de s’approprier les anathèmes du vengeur céleste ? Un Dieu seul peut lancer de telles condamnations puisqu’il possède seul les trésors de l’infinie miséricorde. Celui-là seul a le droit de frapper qui a le pouvoir de guérir. Il s’encourage donc à la douceur, à la patience, à l’oubli des fautes, à la sympathie humaine. La haine est une mauvaise conseillère ; arrache de ta lyre, ô poète, cette corde trop prompte à faire vibrer la haine.

Sois doux et patient même à l’heure où nous sommes,
Demande à Dieu pardon d’avoir maudit les hommes.


Que de nobles choses dans cette humanité ! Ne regarde plus les misères d’en bas, ne regarde que les hauteurs. Il y a là une élite qui t’appelle. Reviens aux maîtres, à Sophocle et à Virgile, à Shakspeare et à Dante, inspire-toi de Phidias comme de Raphaël. Unis la profondeur chrétienne à la beauté antique. — Et, se rappelant ses propres fautes, les imperfections de sa poésie, les longueurs de certaines pièces, l’absence de contours arrêtés, la monotonie des teintes, l’emploi trop fréquent des grisailles, il se dit courageusement :

Songe à ton œuvre aussi ; sculpte un vers trop confus,
Émonde tes rameaux aux jets gris et touffus,
Poursuis la couleur nette et la forme finie,
Va dorer ta statue au soleil d’Ionie ;
Apprends des maîtres grecs les secrets du contour,
Sans fermer ton oreille aux maîtres de l’amour.
Fais ton livre émouvant, mais de style sévère,
Beau vase athénien plein de fleurs du Calvaire !


Nobles conseils que le poète met immédiatement à profit. Le voilà, ce vers sculpté, ce vers de marbre et d’or, vase attique empli de fleurs chrétiennes.

Avais-je tort de dire que la rénovation intérieure du poète était l’œuvre d’une évolution toute naturelle et qu’au fond il n’avait pas à répudier ses amours d’autrefois ? Quand il rencontre Jésus dans les campagnes de la Judée, quand il se mêle à la foule et recueille tant de paraboles charmantes, tant d’images empruntées aux scènes de la nature, il résume la prédication du divin maître sous ce titre à la fois aimable et hardi l’Évangile des champs ; et de ce rustique évangile, de cet évangile tout souriant, tout fleuri, tout printanier, il tire la justification de ses juvéniles ardeurs. Il se trompait sans doute, et bien gravement, quand la nature lui apparaissait comme l’être par excellence, mais il n’avait pas tort d’aimer cette nature où Jésus a puisé ses paraboles. La nature n’est donc pas maudite ; puisque Jésus l’a aimée lui aussi, il peut continuer à l’aimer, à la chanter en ses vers, comme l’œuvre de la puissance infinie et de l’infinie bonté. L’esprit chrétien a tout remis en sa vraie place. Le christianisme n’a pas détruit le vieil homme, il l’a relevé ; il n’a pas condamné l’antique nature, il l’a revêtue d’une beauté plus haute.

Cette largeur de sentimens, cette théologie sans nulle prétention, mais si neuve et si originale, n’était pas faite pour obtenir grâce auprès des esprits de ténèbres ; l’auteur des Poèmes évangéliques avait droit aux injures des pharisiens et ces injures ne lui ont pas manqué. M. de Laprade, si j’en juge par ses vers, n’en a été ni affligé ni surpris. Ce n’est pas de ce côté-là qu’il cherchait de nouveaux soutiens. Une des choses les plus touchantes, et, à mon avis, les plus chrétiennes de son livre, c’est la préoccupation qu’il témoigne de rester fidèle à ses anciens maîtres de poésie et d’art. De même qu’il a gardé son amour des bois et des hautes cimes tout en rectifiant son inspiration première, il n’a jamais pensé que ses nouvelles croyances dussent le séparer des compagnons de sa jeunesse. Je pourrais citer tel de ses poèmes où il emmène avec lui tous ceux qu’il suivait naguère, poètes, philosophes, chercheurs passionnés de l’idéal, et les présente avec confiance au Dieu de la croix :

Je vous offre à bénir et voudrais vous nommer,
Ô mon père ! tous ceux que je suis fier d’aimer ;
Tous ceux que, dans la joie ou les destins contraires,
J’appelle dans mon cœur mes maîtres ou mes frères…
Jamais devant un glaive ou devant un linceul,
Pour lutter on souffrir Dieu ne m’a laissé seul.
J’ai pour les opposer au torrent de mes peines
Conquis des amitiés fortes comme des chênes…

Mon Dieu ! ni les plaisirs, ni les ambitions
N’ont de leur vil ciment formé nos unions ;
C’est dans l’amour du bien, des beautés infinies,
Que se sont rencontrés nos cœurs et nos génies.
Vous le savez : tous ceux à qui je tends la main
Marchent tous, devant vous, dans un noble chemin…

Ô Christ ! puisque aujourd’hui, prévoyant et sévère,
C’est moi que tu choisis pour monter au Calvaire,
J’ose, indigne entre tous, te supplier pour eux
De les marquer au front de ton sang généreux ;
Afin qu’en traversant les temps vils où nous sommes
Nul d’entre eux ne se perde en la cité des hommes.
Garde au monde divin, garde leur cœur entier,
Mais fais-leur ici-bas un moins rude sentier,
Allège un peu leur croix sur nos âpres collines
Et mêle quelques fleurs à leur bandeau d’épines,
Que jamais aucun d’eux, gémissant d’être né,
Ne te crie : ô mon Dieu ! tu m’as abandonné.
Au fort de ses combats que chacun d’eux espère ;
Entre tes bras sacrés reçois-les comme un père,
Et que nous allions tous, humble et fidèle essaim,
Retrouver à jamais l’amitié dans ton sein.

Voilà comment ce livre, tout plein des ardeurs de la foi, exprime en même temps toutes les fidélités, livre aimable et profond, livre chrétien que nul philosophe ne lira sans mieux aimer la philosophie, nui artiste sans avoir de l’art une conception plus haute et plus riche.


IV

On a vu les trois cycles qu’a parcourus successivement la marche ascendante de la pensée du poète, l’homme, la nature et Dieu. Dans Psyché l’homme idéal, dans les Odes et Poèmes la nature idéale ; car malgré les critiques que nous avons dû adresser à M. Victor de Laprade, on ne pouvait méconnaître, au milieu même de ses erreurs, la poursuite ardente du divin. Il fallait cependant que ces aspirations confuses vers l’infini revêtissent enfin une expression plus précise. Après avoir demandé aux méditations philosophiques et aux enchantemens des solitudes le dieu dont son âme est avide, l’auteur des Poèmes évangéliques alla le chercher plus simplement dans le récit de la vie et de la mort de Jésus. Il semble qu’il reproduit librement dans les rêves secrets de son intelligence le travail du genre humain lui-même. Des temples de l’antique sagesse, il nous avait conduits sous les vieux chênes celtiques qui abritèrent le berceau des races modernes ; il était temps de faire entendre la bonne nouvelle aux peuples régénérés. Tout vrai poète est plus ou moins comme les divinités d’Homère, il lui suffit de trois pas pour parcourir le monde. Ici, c’était l’univers moral que l’imagination du poète avait embrassé en trois bonds.

À partir de ce moment, le poétique chercheur est assuré de son domaine. Tous les ouvrages qu’il a publiés depuis vingt-cinq ans ne sont que l’application des principes dont il s’est rendu maître en ce consciencieux travail de ses débuts. Il y aura parfois des fautes, il y aura des défaillances ou des emportemens regrettables, suivant les chances de l’inspiration et les vicissitudes de la vie publique ; le poète pourra oublier les conseils qu’il s’est donnés si loyalement à lui-même dans les plus belles pages des Poèmes évangéliques, il oubliera qu’il a dit :

Sois doux et patient même à l’heure où nous sommes,
Demande à Dieu pardon d’avoir maudit les hommes.

Cependant, à ne juger que l’ensemble, ce sont les principes élaborés dans Psyché, dans les Odes et Poèmes, et définitivement fixés dans les Poèmes évangéliques, qui resteront la règle de sa vie.

Le premier des ouvrages auxquels s’applique cette remarque en justifie l’exactitude avec une précision particulière. L’élévation philosophique, l’amour enthousiaste de la nature, la pureté du sentiment religieux, ces trois choses que M. de Laprade avait développées séparément dans les trois grandes œuvres de sa jeunesse, il en fait cette fois un simple et harmonieux accord. Toutes ces inspirations s’unissent, toutes ces voix chantent ensemble. Le poète a donné à son recueil le vrai titre qui lui convient, il les appelle des Symphonies : symphonies pour le fond, car l’homme et la nature, naguère célébrés à part, y apparaissent dans le même chant, sous le même regard de Dieu, — symphonies pour la forme, car il s’agit de compositions toutes nouvelles où une pensée philosophique, religieuse, morale ; se déroule comme une scène dramatique, où plusieurs voix se répondent tour à tour, où l’homme interroge la nature, on la nature a ses échos dans le cœur de l’homme, où Dieu même se fait entendre ! Ainsi Beethoven recueillait les voix du monde extérieur, et, combinant l’andante, l’allegro, le scherzo, formait de tous ces bruits et de tous ces contrastes l’orchestre merveilleux dont M. de Laprade voudrait lui dérober le secret.

La seule critique utile est celle qui fournit ses preuves, pour l’éloge comme pour le blâme. Si je résume mes impressions personnelles sans les justifier, je ne fais pas même la moitié de ma tâche ; les quatre symphonies de M. de Laprade méritent une attention spéciale. Voyez d’abord la Symphonie des saisons ! le poète veut montrer en traits expressifs le néant des choses humaines et les tristesses d’ici-bas ; écrira-t-il une pièce philosophique et abstraite ? recommencera-t-il avec les inspirations qui lui sont propres les admirables novissima verba de Lamartine ? Non, il essaiera de mettre sa pensée en action.

Une jeune fille est assise au sein d’une prairie en fleurs. Son nom est Adah et vous pouvez voir dans cette fiction gracieuse un être réel ou un symbole de l’âme. Le printemps sourit, les fleurs s’entr’ouvrent, la rosée brille au calice des primevères. Quel charme dans cette nature qui revit, mais quel charme enivrant et perfide ! L’abeille qui bourdonne, la marguerite qui s’épanouit, la source qui murmure, tout s’agite, tout s’anime pour séduire l’inexpérience de la vierge et lui verser le filtre des enivrantes paroles. Bientôt voici l’été, voici les heures brûlantes du jour et les tièdes heures de la nuit. Ah ! prenez garde ! l’ivresse de la volupté est partout, dans le parfum des roses, dans le chant du rossignol, dans les vagues de la mer qui frémissent au soleil. « O mon bien-aimé ! s’écrie Adah, viens ! partons ! tu es mon ciel et mon dieu ! Pour toi je suis résolue à tout abandonner ! » Et tandis qu’elle parle ainsi, le chœur des sirènes module ses incantations pour étouffer plus complètement la timide voix de la conscience. Mais tout à coup à ces brûlans tableaux l’auteur fait succéder les tristesses de l’automne : écoutez le vent qui siffle dans les feuilles sèches ; écoutez aussi, comme un scherzo moqueur, l’insolente chanson du merle ! Le temps est gris, la nuit tombe, les feux follets commencent à voltiger lugubrement au-dessus des marais et des cimetières. Que fait Adah ? Trompée par les plaisirs menteurs, qui ne laissent que de la lie au fond de la coupe, elle s’obstine à ne pas entendre la voix de son âme, et, pour se venger de son espérance déçue, elle invoque les deux divinités de l’impie, l’ironie et l’orgueil. Est-ce tout ? Non. L’hiver est arrivé, froid, glacial, ténébreux ; les corbeaux s’abattent sur les corps morts ; l’essaim des noirs esprits, gnomes, dragons, vampires, prend possession de la nature. Sortent-ils des entrailles de la nature, tous ces hideux fantômes, ou du cœur desséché de la jeune femme ?

Les rêves sont rentrés dans leurs lointains royaumes
Et ton foyer désert s’est peuplé de fantômes ;
L’hiver évoque en toi les spectres du passé.
Nous voici, les dragons, les vampires, les gnomes !
En vain ta porte est close ; à ton chevet glacé
L’essaim des noirs esprits dans l’ombre est amassé.
Vois du plafond qui s’ouvre une forme descendre ;
Vois ces nains s’accroupir à tes pieds, sur la cendre ;
Vois ces doigts tout sanglants écarter les rideaux.
Un râle sous ton lit vient de se faire entendre ;
Le livre que tu tiens se déchire en lambeaux,
Et le vent d’un soupir a soufflé tes flambeaux.
Les reconnais-tu bien, sous leurs formes nouvelles,
Ces folles visions que tu trouvas si belles ?
Ta main blanche a serré ces doigts courts et velus.
Les voilà, tes amours, sans que tu les rappelles.
Tu fais pour nous bannir des efforts superflus.
Le remords nous conduit ; nous ne te quittons plus.


Lugubres apparitions ! moins lugubres pourtant que le dernier tableau du poème. La neige tombe sur le cercueil qui va recevoir le corps de la malheureuse. La symphonie des saisons est finie, les voix de la nature se taisent. La neige tombe encore, elle tombe à gros flocons et enveloppe l’univers. Pas un coin de ciel bleu, pas un rayon de soleil, pas un symbole d’espoir. La neige tombe, tombe, tombe toujours. On dirait un linceul immense. Bientôt les brumes du soir s’épaississent, la nuit qui n’aura pas de fin étend partout ses voiles, et le chœur des ténèbres, entonnant un chant de victoire, roule les éternelles ombres sur les neiges éternelles. — Pascal avait dit : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. » Cette sombre pensée, destinée à secouer l’apathie morale de l’homme, le poète l’a traduite en maître sous une forme dramatique et puissante.

Les trois autres symphonies contiennent aussi des inspirations du premier ordre. La Symphonie des morts, étincelante de beaux vers, me semble moins précise et moins claire dans son ensemble ; mais quelle poésie saine et forte dans la Symphonie du torrent, ainsi que dans la Symphonie alpestre ! La première est un magnifique dialogue entre un poète et un pâtre, au bord d’un torrent. Le poète est sombre, inquiet, désolé ; il impute à la nature elle-même la maladie de son âme et s’imagine entendre dans toutes les voix de l’air et des eaux des cris de douleur et de désespoir. Le pâtre est simple, franc et joyeux ; son âme est saine comme son corps ; il ne connaît pas les subtils poisons de la rêverie, et, traduisant à sa manière la mélodie que lui chante le torrent, il donne des leçons au songeur énervé. — Ce songeur, c’est lui peut-être qui se nomme Franz dans la Symphonie alpestre ; mais comme il est guéri de son mail comme il gravit allègrement les Alpes ! Ce qu’il va chercher sur les cimes, le noble Franz, c’est l’oubli du monde et de ses misères. Il va demander aux scènes de la montagne le repos, la force, l’apaisement des troubles intérieurs, l’amour de la liberté, l’horreur du vice et des lâchetés humaines. Tous les chants qu’il entend sur sa route, la voix des sapins, le Ranz des vaches, le chœur des chamois, exaltent en lui l’enthousiasme des hauts lieux ; il monte toujours et va purifier son âme sur les glaciers. Mais quoi ! se détacher ainsi du genre humain ! se complaire en une froide et dédaigneuse vertu ! n’est-ce pas là une tentation de l’orgueil ? Franz a trouvé le remède qui le préservera du péril. La dernière voix qu’il entend sur les cimes, c’est la voix des religieux, le chœur sublime des hospitaliers qui lui enseigne la charité et le dévoûment. Cette éclatante et généreuse peinture méritait bien d’être dédiée à Lamartine.

Il faut citer encore quelques-unes des pièces qui accompagnent ces belles Symphonies : Fausta, souvenir des grandes luttes de l’Italie contre ses oppresseurs tudesques, drame de l’amour et du patriotisme qui se termine par une héroïque fusillade ; les Deux muses, où la poésie hellénique, avec sa sérénité olympienne, s’incline devant la poésie plus profonde des modernes ; le Bûcheron, où le rude paysan, condamné par métier à détruire sa vieille forêt natale, éprouve comme le remords d’un sacrilège, si bien que c’est le poète lui-même qui est obligé de rassurer sa conscience. Comme ce dernier poème nous révèle une pensée devenue chaque jour plus humaine ! Ce n’est pas l’auteur des Odes et Poèmes qui eût consolé ainsi le vieux bûcheron, il eût joint sa plainte à sa plainte et maudit la cognée meurtrière. Plus calme aujourd’hui, plus ouvert aux choses de l’humanité, il lui montre la marche des sociétés sur la terre, la beauté des grands défrichemens, le vallon obscur et humide s’ouvrant aux rayons du soleil, la fourmilière laborieuse s’emparant du sol, les bruns moissonneurs soupant sous les cerisiers, les beaux enfans joufflus rentrant à la ferme aux soirs des vendanges sur les charrettes chargées de raisins. Ce poète alpestre qui, sans perdre de vue les sommets, redescend avec grâce vers les vallons et les villes, voulez-vous le voir encore dans plus d’une page des Symphonies ? lisez les Taureaux, les Conseils des champs, le Baptême de la cloche, et surtout les strophes A une jeune fille poète, ces strophes toutes souriantes, toutes gracieuses, qui se résument en ces deux vers :

Le génie est bien beau !… J’aimerais mieux l’amour,
Si j’étais jeune fille !

Les Idylles héroïques publiées en 1858 sont la continuation des Symphonies. Dans les trois pièces dont se compose le recueil, Franz, Rosa mystica, Herman, on retrouve les mêmes procédés, le même concert des voix de la nature alternant avec les voix intimes du poète ; surtout, et c’est là le principal intérêt du livre, on y aperçoit le même effort que fait le songeur pour se rattacher aux devoirs de l’humanité. M. de Laprade a fini par comprendre que cet éternel commerce avec l’esprit des cimes ressemblait à une orgueilleuse oisiveté. Le vieux bûcheron de la montagne va s’intéresser aux ouvriers de la plaine. C’est l’aïeul lui-même qui, d’une voix ferme et dans le langage le plus net, détourne Franz de ses rêveries altières : — « Fais comme nous, lui dit-il, sois un homme parmi les hommes, travaille, aime, prends femme, bâtis un foyer, élève une famille. Est-ce que nos ancêtres s’exaltaient de la sorte au fond des solitudes ?

Ceux-là n’avilent pas l’envie
De fuir tout le genre humain,
Et, pour traverser la vie,
Ils prenaient le droit chemin.
Par la montagne et la plaine,
Partout où le blé mûrit,
Ils creusaient, sans perdre haleine,
Le sillon qui te nourrit.
Posant leur sceptre de frêne
Sur le seuil de la maison,
Ils rentraient, l’âme sereine,
Sans rêver d’autre horizon.
Fais comme eux ; viens, abandonne
L’oisif orgueil ; il te perd.
La nature qui t’est bonne,
C’est le champ, non le désert !


J’aime à faire prononcer par le poète lui-même la condamnation de ses anciennes fautes. Vraiment, c’est assez de sommets, assez de glaciers et de pics neigeux. En vain Franz le songeur, emporté par le démon qui l’agite, veut-il s’élancer encore vers le désert alpestre ; Berthe la jeune fermière a retenu le vagabond. C’est toute une vita nuova qui commence (en sens inverse de celle du Dante), la vita nuova du labeur familier, la saine existence du laboureur et du vigneron. Oh ! les jaunes moissons ! les rouges vendanges ! et que d’enfans frais et joufflus prenant leurs ébats dans la cour de la ferme ! Il y a dans tout cela un souffle de réalité qui fait grand bien. Décidément le poète se transforme, et si, comme dans Rosa mystica, comme dans Herman, il remonte encore vers ses montagnes, ce ne sera plus sur les glaciers inhabitables qu’on le verra planter sa tente ; les hauteurs sacrées désormais, ce seront pour lui les hauteurs de l’âme, la région qu’habitent les héros, l’idéale patrie de Léonidas et de Caton, de Jeanne d’Arc et de Corneille.

Pendant que M. de Laprade poursuivait ce travail de rénovation intime, si curieux à étudier de près, les circonstances extérieures venaient lui offrir à la fois une aide et un péril : une aide en l’excitant aux devoirs virils de la vie, un péril en l’arrachant à ses pensées de sympathie humaine. C’était l’heure où certains amis du régime de 1852, dans un zèle aussi maladroit que servile, semblaient n’avoir d’autre but que de semer la haine sous les pas du souverain, où un ministre illettré affichait la prétention de créer une littérature d’état et persécutait sottement l’enseignement supérieur, où Sainte-Beuve lui-même, un esprit si libre, si avisé ! répétait ce mot de littérature d’état et le commentait à sa manière, où le nom de clérical, appliqué aujourd’hui à tort et à travers, était inventé par les complaisans pour attaquer les principes libéraux, et le premier de tous, la liberté de conscience ! L’auteur des Poèmes évangéliques se crut personnellement atteint, il riposta. Ce furent d’abord des ripostes générales, des réclamations philosophiques, par exemple telle ou telle page de ses Questions d’art et de morale (1861) ; mais, à propos de ce livre même et de la nouvelle attitude du poète, Sainte-Beuve lui ayant dit un jour dans un article plein de perfidies sournoises (septembre 1861) : « Politique lamartinien, retournez rêver dans vos bois, » M. de Laprade y retourna en effet pour y chercher ses armes. Il s’était rappelé ces vers de la Muse armée, une des belles pièces des Symphonies :

Descends donc aujourd’hui, poète ; il n’est plus l’heure
D’écouter les soupirs des flots ou des rameaux ;
C’est l’âme des humains qui s’agite et qui pleure,
Va retrouver ton peuple et souffrir de ses maux.
Viens faire, au cœur de ceux qui frappent dans l’arène,
Sonner les rythmes fiers appris dans les grands bois.
Tu sais tailler aussi les javelots de frêne ;
C’est le jour d’épuiser ta lyre et ton carquois,
Viens ! la toison de l’ours flotte sur tes épaules,
Emprunte à nos forêts leurs divines terreurs ;
Entraîne sur tes pas le vrai peuple des Gaules,
De la faux implacable arme tes laboureurs.
Abdique enfin ta paix, musc rêveuse et lente,
Avec ce flot vengeur descends de ton glacier ;
Marche, et lève à nos yeux ta hache étincelante,
La neige des sommets en a trempé l’acier.


L’acier de la hache trempée dans la neige, la peau d’ours sur l’épaule, le javelot taillé dans le Irène, ces images exprimaient bien la colère du poète contre le critique d’état. La muse rêveuse et lente était devenue la muse vengeresse. Il y eut là des coups formidablement assénés… Mais pourquoi réveiller ces souvenirs pénibles ? Tout cela est oublié aujourd’hui. Vieilles colères, vieux fantômes, le temps a tout dissipé. Entre cette âme généreuse et ce merveilleux esprit, il n’était pas impossible de rétablir les sentimens des premiers jours. L’amitié s’est chargée de ce soin. Le bon Chantelauze, ami dévoué du critique autant que du poète, s’est employé, non sans succès, à réconcilier les muses irritées[3].

Les colères de l’esprit de parti ne valent pas mieux pour un poète que les colères de l’amour-propre. Si j’ai regretté que M. Victor de Laprade ressentît aussi vivement d’insignifiantes piqûres, je regrette bien plus qu’un talent de cette élévation et de cette vigueur se soit laissé entortiller un instant dans les liens d’un parti étroit. Pourquoi ces invectives contre les Italiens au sujet de la statue élevée à Machiavel ? M. de Laprade est-il encore dupe de l’équivoque renommée du grand patriote italien ? Ignore-t-il son tragique martyre ? Il faut laisser à Frédéric le Grand le soin hypocrite de réfuter l’auteur du Prince. La critique impartiale de notre temps sait que, dans les drames compliqués du XVIe siècle, Machiavel a été le grand Italien, comme Luther a été le grand Allemand, comme L’Hôpital et Henri IV ont été les grands représentans de la France.

De toutes ces pièces terribles ou amères, les Muses d’état, Ce gueux de Tacite, Jeunes et vieux, etc., qui forment une bonne moitié des Poèmes civiques, je ne veux rien dire de plus. Quel que soit l’éclat du talent dans ces œuvres de combat, les autres recueils de M. de Laprade renferment assez de vers superbes, assez d’héroïques inspirations pour qu’on ne lui fasse pas tort en laissant celles-là dans la pénombre. Lui-même en a supprimé plus d’une page que ses amis avaient désapprouvée. J’aime mieux signaler les deux beaux ouvrages qui suivirent cette période de guerre, les Voix du silence et Pernette. Dans l’un comme dans l’autre, bien que le poète libéral ne désarme pas, on retrouve la sérénité, la sympathie, la grâce, l’intrépidité patriotique et chrétienne, sans nul mélange d’irritation personnelle ou de préoccupations étroites. Que d’inspirations toutes neuves, toutes fraîches, dans maintes et maintes pages des Voix du silence ! le poète y continue ce développement intérieur que nous avons suivi plus haut. Il se reproche d’avoir trop maudit les hommes, d’avoir trop méprisé les multitudes. J’aime beaucoup le symbole de la Silva nova opposé au symbole des vieilles forêts druidiques. Là des aspects farouches et de mystérieuses terreurs, ici des clairières, des percées lumineuses, de vastes espaces ouverts au travailleur joyeux et l’abondance des fruits bénissant le labeur opiniâtre. Si le poète chante trop complaisamment la mort du vieux druide qui se frappe lui-même de sa faucille d’or, il chante surtout le jeune forestier, fils des Celtes, mais Français du fond du cœur et chrétien du fond de l’âme. Ce jeune gars, ce sera le fiancé de Pernette, la fille de Jacques, et tous deux seront l’honneur du Forez. Dans ce délicieux poème de Pernette, les conceptions de M. de Laprade, toujours un peu vagues jusque-là, un peu monotones, même sous leur forme rectifiée, prennent décidément un corps. Autrefois, en célébrant ses montagnes chéries, les montagnes d’Hermia par exemple, avec leurs forêts de pins semblables aux piliers des cathédrales gothiques, il ne disait pas où il les plaçait. Etaient-ce les Alpes du Dauphiné, les Alpes de la Savoie ou de la Suisse ? Aucune indication à ce sujet ; une seule fois, il lui arriva de nommer la Jungfrau. Ses amis seuls savaient qu’il avait fait ses premières courses alpestres dans la haute partie de la Savoie, entre Sallenches et Chamounix. Michelet, qui a commencé, lui aussi, par ces contrées grandioses, ses études sur les montagnes, nomme dès la première page de son livre tous ces lieux où il a vécu, Saint-Gervais, Combloux, Notre-Dame-de-la Gorge ; M. de Laprade se gardait bien de citer leurs noms, comme s’il voulait assurera ses Alpes vierges je ne sais quelle grandeur indéterminée. Dans Pernette, au contraire, les montagnes prennent un nom réel, comme les idées prennent une forme humaine. Franz, Henrman, Conrad, tous ces êtres plus ou moins abstraits, disparaissent ; voici Jacques, le rude laboureur, le vaillant soldat de l’an II ; voici sa fille Pernette, le trésor de la ferme ; voici la douce Madeleine et son fils Pierre, voici le vieux curé austère et plein de grâce, voici le bon docteur, le bon conseiller, avec sa malice inoffensive et son joyeux sourire. Les montagnes, naguère encore sans nom, ce sont les montagnes natales du poète, les cimes et les bois du Forez, le plateau de Pierre-sur-Haute, tout couvert de fraises, d’airelles, de noisettes, tout sillonné de limpides ruisseaux. Quant au récit lui-même, il n’y a pas un lettré qui ne le connaisse. La France n’a plus à envier à l’Allemagne son chef-d’œuvre d’Hermann et Dorothée ; grâce, grandeur, poésie familière, réalité charmante, souplesse et solidité du style, nous avons tout cela dans Pernette, nous avons le même chef-d’œuvre et quelque chose de plus.

Quelque chose de plus ? Oui, sans doute, la religion du patriotisme et ses saintes colères. Quand l’invasion commence, en 1814, les réfractaires qui ont résisté à des pressions odieuses prennent les armes pour repousser l’étranger. Ce sont là les grands jours, les jours tragiques de Pierre et de sa fiancée Pernette. Le dernier chant, les Noces, est d’une émotion poignante ; il n’y arien de pareil dans Hermann et Dorothée. Or, ce que l’auteur avait imaginé dans ses fictions poétiques de 1869 devint pour lui l’année suivante la plus cruelle, des réalités. Le livre intitulé : Pendant la guerre, et qui reparut bientôt après dans les Poèmes civiques, semble la continuation des cinquième et sixième chants de Pernette, l’Invasion et les Francs-chasseurs. Je n’y voudrais effacer que les insultes à un régime tombé. Il faut pardonner beaucoup à la passion, mais M. Victor de Laprade est une âme trop généreuse pour que les violences de langage ne sonnent pas comme une note fausse en ses nobles concerts.

Et puis les choses changent si vite en ce mobile pays ! Les crimes d’en bas viennent si vite effacer les injustices d’en haut ! Il est difficile de ne pas éprouver, même au point de vue du poète, une sorte de confusion pénible, quand on parcourt le recueil de comédies aristophanesques écrites par lui en 1862, et publiées en 1875 sous ce titre, devenu faux : Tribuns et Courtisans. C’est la date surtout qui éveille nos scrupules. Que treize années auparavant, au plus fort de sa lutte avec les gouvernans d’alors, frappé d’une façon illégale par un ministre violent et maladroit, il se soit vengé par une vive satire des mœurs politiques du temps, qu’il ait bafoué les dévots intrigans, pharisiens et pharsiennes, les tribuns de la veille transformés en gens de cour, les voltairiens devenus les ennemis de toute liberté, à la bonne heure ! Le poète alpestre rendait coup pour coup, et il pouvait dire avec autant d’esprit que de hardiesse :

Pardonne-moi, lecteur, ce monde où je te mène ;
Nous habitions jadis un tout autre domaine ;
Sur de libres sommets nous prenions nos ébats.
On nous a tant crié : « Plus bas, plus bas, plus bas ! »
Qu’il a fallu se mettre au niveau de l’époque :
Nous y voilà !… tant pis si ce goût est baroque.
Donc, il faut être humain, vrai, réel, actuel,
Quitter enfin la lune et le septième ciel,
Savoir son temps, le voir tel qu’il est et le peindre.
Je l’ai fait cette fois, on ne peut plus se plaindre.
……….
J’ai peint d’après nature, étant fort incapable
De rien imaginer en matière semblable.
Ces fidèles portraits des grands et des petits
Ne sont pas brevetés, mais je les garantis.
Rien n’est là de mon cru, je vous le certifie ;
J’ai fait tout bonnement de la photographie.


Fort bien ; mais ce qui était courageux en 1862 convenait-il en 1875 ? Dès 1863, bien des choses avaient changé. M. Rouland n’avait plus le gouvernement de l’instruction publique. Un ministre honnête homme avait rendu toute sécurité à l’enseignement supérieur. Et bientôt, quelle situation nouvelle ! que d’autres préoccupations ! que d’autres menaces ! Encore une fois, c’est surtout la date de 1875 qui parut singulière et fâcheuse. Quatre années seulement après les forfaits de la commune, publier des comédies aristophanesques contre les tribuns d’avant le déluge, vraiment, même pour un noble rêveur, la distraction était trop forte. Ses meilleurs amis en furent un peu choqués. N’y avait-il pas eu d’autres tribuns en 1871 qui faisaient oublier ceux de la veille ? Je ferme les comédies politiques de M. Victor de Laprade et je relis les courageuses études de M. Maxime Du Camp.

M. Victor de Laprade n’est pas seulement un poète, il a enseigné, il a des doctrines littéraires et une philosophie de l’art. Cette philosophie renferme des parties très hautes ; en tout ce qui concerne les poésies primitives, l’ancien disciple de Ballanche, l’ancien ami d’Edgar Quinet montre toujours un sentiment profond uni à des vues souvent originales. Ce génie de l’art grec qui la si bien inspiré dans Psyché d’abord et trente ans plus tard dans sa belle tragédie d’Harmodius, il l’a expliqué excellemment dans une large étude sur Homère. J’oserai dire pourtant que sa philosophie de l’art, considérée dans son ensemble, aurait eu besoin de ce travail d’évolution, de correction successive, que nous avons pris plaisir à retrouver dans le développement de sa poésie. L’auteur de Pernette est plus complet que l’auteur de Psyché ; le critique chez M. de Laprade n’a pas suivi la même marche et réalisé le même progrès. Le fond de ses doctrines est toujours d’un ordre supérieur ; il lui arrive maintes fois de les appliquer à faux. Il ne voit qu’un aspect des œuvres de l’esprit, celui qui a le plus de rapports avec son propre talent ; il a le culte du grand, du grave, de tout ce qui présente un caractère hiératique et sacré ; quoique la grâce ne lui manque certainement pas, ni l’esprit vif et mordant, ni la familiarité charmante, il est disposé à méconnaître la valeur de ces dons exquis dans notre tradition française. Il semble ne pas se rappeler que cette tradition, en ce qu’elle a de meilleur, est toujours aussi souple que forte, aussi prompte à la joie qu’à l’héroïsme. Montesquieu disait de la France : « Laissez-lui faire sérieusement les choses frivoles et gaîment les choses sérieuses. » M. de Laprade, qui confond trop souvent l’ironie malsaine de l’impiété avec la saine vigueur du génie comique, a trop oublié que Molière, par exemple, faisait très gaîment des choses très sérieuses.

Parmi les écrits en prose de M. Victor de Laprade une place particulière est due à ses ouvrages sur l’éducation. Dans un sujet qui se prête si bien aux déclamations vaines, il a montré un esprit de réforme très net, très efficace, et je ne m’étonne pas qu’une administration réparatrice ait voulu faire du hardi poète un des recteurs de l’université de France. Ses beaux livres, l’Éducation homicide, l’Éducation libérale, le Baccalauréat et les études classiques, sont là pour prouver que l’auteur de Pernette avait en lui l’étoffe d’un Rollin. Ces petits traités des études tracés d’une main si ferme étaient l’œuvre du père autant que du penseur. Ils se rattachent d’une manière étroite à ce dernier ouvrage qui vient de couronner cette longue carrière poétique et qu’il a intitulé simplement : le Livre d’un père. Déjà, dans plusieurs dédicaces singulièrement touchantes, il avait esquissé le livre du fils, du frère, de l’époux ; le livre du père est plus complet encore, jamais le talent de M. de Laprade n’a déployé plus de souplesse et de grâce.

Heureux le poète qui, après une carrière de près de quarante ans, peut regarder derrière lui en toute sécurité de conscience ! On voit trop souvent dans l’histoire de l’art des génies éclatans donner un démenti à leur jeunesse. M. Victor de Laprade a gravi d’échelon en échelon les hauteurs du monde de la pensée, comme il gravissait à vingt ans les Alpes de Savoie. Il a pu défaillir, il n’a jamais dévié. On l’a constamment vu se reprendre, se relever, assurer sa marche, aller toujours plus loin, tendre toujours plus haut. Ses erreurs mêmes, et nous les avons signalées avec franchise, attestaient le généreux élan de son cœur. Penseur, il a complété ses ressources ; poète, il a corrigé ses défauts ; citoyen, il a regretté ses amertumes et n’a jamais désespéré de la patrie. Il mérite enfin qu’après tant d’épreuves vaillamment traversées on applique à l’écrivain devenu un des vétérans du grand art ce que Sainte-Beuve disait de ses débuts : « Laprade, écrivait le fin lettré en ses Chroniques parisiennes de 1845, Laprade a de l’élévation, de l’harmonie, une forme large, brillante et sonore ; les beautés sont nombreuses, incontestables ; la poésie spiritualiste a retrouvé dans Laprade un noble organe. » Mais surtout, — et c’est là ce qui nous frappe le plus dans cette première sentence, — à propos d’une pièce printanière des Odes et Poèmes, Sainte-Beuve ajoute en termes excellens : « Le symbole moral donne à cette poésie gracieuse un sens intime et toute une âme. » Ce jour-là, le pénétrant critique semble avoir pressenti le futur développement du jeune poète. « Un sens intime et toute une âme, » n’est-ce pas là précisément ce que nous venons de montrer chez l’auteur de Psyché, d’Hermia, des Poèmes évangéliques, des Symphonies, des Idylles héroïques, de Pernette, du Livre d’un père ? n’est-ce pas ce que vient de mettre sous nos yeux la marche ascendante de sa vie et de son œuvre ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. L’évêque d’Autun, dans une lettre adressée au père Augustin Largent, de l’Oratoire, à propos de l’ouvrage intitulé : Élévations à saint Joseph. Paris, 1876.
  2. M. Gustave Flaubert, dans les pages les plus énergiques de son dernier volume intitulé Trois Contes.
  3. On peut lire à ce sujet une noble lettre de M. Victor de Laprade dans la Correspondance de Sainte-Beuve, t. II, p. 195.