Poètes modernes de la France – Auguste Brizeux, sa vie et ses œuvres


POÈTES MODERNES
DE LA FRANCE








Il y a trois ans à peine[1], en jugeant avec sa précision accoutumée l’auteur de Marie et des Bretons, Gustave Planche commençait ainsi : « M. Brizeux est à coup sûr une des physionomies les plus intéressantes du temps où nous vivons. » Et il terminait par ces mots : « Sa renommée, si modeste en apparence, me paraît reposer sur de solides fondemens… Je ne loue pas seulement l’élévation, mais aussi la sobriété de ses travaux. Sa vie est bien remplie, puisqu’il n’a jamais parlé sans être écouté. Il n’a pas à redouter le reproche de stérilité, puisque toutes ses pensées, recueillies par des esprits attentifs, ont germé comme une semence déposée dans un sol généreux. » L’austère critique, en traçant ces paroles, faisait preuve d’une rare sagacité ; on dirait que cette page est écrite d’hier. Ces pensées recueillies par des esprits attentifs, et qui ont germé comme une semence dans un sol généreux, c’est bien ce que nous avons vu après la mort du noble poète. Brizeux n’a pas joui de toute sa renommée : discret, farouche, fuyant les routes tumultueuses, il aimait avec passion les secrets sentiers de la Muse, aussi soigneux d’éviter le bruit que d’autres sont ardens à le chercher. Avec cette pudeur de l’esprit, avec cette grâce fière et sauvage, on s’expose à l’oubli dans un temps comme le nôtre. Brizeux semblait un peu oublié, lorsque Gustave Planche lui promettait un succès durable. Ce fut la mort, hélas ! qui justifia la prédiction du critique. Le jour où le poète breton s’éteignit, le jour où l’on apprit que cette voix si mâle et si douce ne se ferait plus entendre, toutes les sympathies cachées éclatèrent. Il était mort loin des siens, loin de la Bretagne et de Paris ; d’un bout de la France à l’autre, partout où il y avait des âmes dignes de ressentir les émotions du beau, ce fut un concert de louanges et de regrets. Depuis les fraîches idylles de Marie jusqu’aux Histoires poétiques, les pensées du doux chantre, on le vit bien alors, avaient été recueillies par des esprits attentifs ; la semence avait germé dans un sol généreux.

Il semble qu’il n’y ait rien de nouveau à dire sur le poète que la France vient de perdre. Les maîtres de la critique, M. Sainte-Beuve à plusieurs reprises, au sujet de Marie d’abord et ensuite des Ternaires, M. Charles Magnin à propos des Bretons[2], Gustave Planche à l’occasion de Primel et Nola et des Histoires poétiques, ont caractérisé le talent de Brizeux et marqué son rang dans la poésie du XIXe siècle. Depuis qu’il nous a quittés, bien des voix ont salué son départ, bien des amis inconnus ont voulu inscrire leur nom sur sa tombe, et, dans cet accord unanime de la presse littéraire et des esprits fidèles à l’idéal, on a vu se dessiner peu à peu l’originale physionomie du poète qui l’inspirait. J’ose croire cependant que tout n’a pas été dit. Un artiste si fin, si scrupuleux, un écrivain qui joignait au sentiment exquis de la langue le souci constant de la pensée, garde encore bien des secrets, trop de secrets peut-être, car il prenait plaisir (et ce fut là son défaut dans les derniers temps de sa vie) à condenser sous des formes elliptiques les trésors de son inspiration. L’homme aussi veut être étudié de près. Comment s’est développée chez lui cette sensibilité pénétrante ? Quelle a été la première éducation du poète ? Que doit-il à l’action de son pays, à ses souvenirs d’enfance et de jeunesse ? Par quelles transitions insensibles le barde des landes et des grèves est-il devenu un maître consommé dans l’art des élégances italiennes ? D’où vient enfin, chez l’auteur de la Fleur d’Or, ce mélange de la nature et de l’art, de la force et de la grâce, de la simplicité rustique et de la subtilité florentine ? Plus on relit les poèmes de Brizeux, plus le tissu serré de son style révèle de finesses cachées et de nuances harmonieuses. La vie du poète expliquera son œuvre. Des notes bien précieuses qu’il m’a confiées en mourant, ses lettres, ses ébauches de prose et de poésie, des communications de sa famille, me permettront de jeter un jour nouveau sur toute une part de sa vie que ses plus intimes amis connaissaient peu. Un de ses condisciples à l’école du curé d’Arzannô, un camarade de Loïc, d’Élô, de Daniel, qui a été au catéchisme avec Marie, s’est fait un pieux devoir de rassembler pour nous ses souvenirs. Je voudrais soulever les voiles de la poésie sans en profaner le doux mystère ; je voudrais suivre, de l’enfance à la virilité, la destinée du poète et l’histoire de son âme.

Julien-Auguste-Pélage Brizeux est né à Lorient le 10 septembre 1803. Sa famille était originaire de l’Irlande, de cette verte Érin, qu’il aimait comme une seconde patrie, et qu’il a tant de fois dans ses chants associée à la Bretagne ;


Car les vierges d’Érin et les vierges d’Arvor
Sont des fruits détachés du même rameau d’or.


Les Brizeux (Brizeuk, breton, de Breiz, Bretagne) seraient venus en France après la révolution de 1688, lorsque Guillaume d’Orange eut détrôné Jacques II. Ils s’établirent aux bords de l’Ellé, à l’extrémité de la Cornouaille, aux confins du pays de Vannes. L’aïeul du poète, notaire et contrôleur des actes, avait une nombreuse famille et une fortune médiocre ; après lui, le raapoir paternel fut vendu, et les enfans se dispersèrent. L’un d’eux, c’est le père de celui qui a écrit Marie, Pélage-Julien Brizeux, servit avec honneur dans la chirurgie de marine pendant les guerres de la révolution. La mer, la Bretagne, les souvenirs lointains de l’Irlande, ce furent là pour l’enfant les premières sources d’impressions, de ces impressions qu’une âme naïve recueille sans les comprendre, qui s’y endorment et paraissent s’y éteindre, puis un jour, longtemps après, se réveillent tout à coup, pleines de fraîcheur et d’énergie. Il était encore bien jeune quand il eut le malheur de perdre son père. Il lui restait une mère dont l’influence fut singulièrement vive sur son éducation morale. On a remarqué chez plus d’un grand poète moderne l’action de l’âme maternelle. Il y a là-dessus des pages bien senties de M. Sainte-Beuve. Virgile a eu raison de le dire : Cui non risere parentes… Celui à qui sa mère n’a pas souri, ni les dieux ni les déesses ne l’aimeront. La poésie est une de ces déesses qui ne protègent pas l’homme à qui a manqué le sourire de sa mère. Les génies les plus différens ont dû maintes richesses cachées à ces mystérieuses communications des âmes, Victor Hugo comme Lamartine, et Goethe aussi bien que Novalis. « C’est ma mère, dit Goethe, qui m’a donné, avec sa gaieté vive et franche, le goût d’écrire, le goût et la joie de l’invention poétique. » Brizeux dut à la sienne la simplicité du cœur et une sensibilité exquise. On se rappelle les pièces touchantes où il a exprimé ce que nous indiquons ici. Quand il compose son poème de Marie, avec quelle grâce, avec quelle piété joyeuse il associe sa mère à l’œuvre qui s’élève sous ses mains :


Si ton doigt y souligne un mot frais, un mot tendre,
De ta bouche riante, enfant, j’ai dû l’entendre.


Son miel avec ton lait dans mon âme a coulé.
Ta bouche à mon berceau me l’avait révélé.


Brizeux a souvent chanté sa mère, et jamais une idée banale ne lui est échappée, jamais non plus une parole ambitieuse n’a défiguré l’expression de sa tendresse. D’autres poètes, en célébrant leurs foyers, ont oublié toute mesure ; ils ont glorifié une image abstraite, l’idéal de la mère, un type unique et incomparable, si bien que chacun en les lisant se sent blessé et réclame au fond de sa conscience. Rien de pareil chez Brizeux ; il n’absorbe pas toutes les mères dans la sienne, il dessine un portrait, il peint une figure distincte et sait la faire aimer. Ce sentiment de la mesure uni à une sensibilité ardente, ce goût si vif de la réalité chez un artiste si épris de l’idéal, ce sont là des traits à noter dans la physionomie du poète. Ils sont visibles dès le premier jour, et chaque progrès de la vie ne fera que les marquer davantage.

Le jeune Breton avait huit ans quand il fut envoyé à l’école du curé d’Arzannô. Allons-y avec lui. Nous voilà désormais en pleine Bretagne. Lorient est une ville moderne avec ses rues alignées et ses services publics ; ce n’est pas là qu’il faut chercher les traditions de la terre des Celtes. À deux lieues de Kemperlé, entre Lorient et le Faouet, c’est-à-dire sur la limite du pays de Vannes et de la Gornouaille, est le petit village d’Arzannô, qui appartient aujourd’hui au département du Finistère. C’est un chef-lieu de canton composé de quelques maisons de paysans. Là, tout est celtique, la langue, les mœurs, les costumes. La terre aussi a bien sa physionomie distincte ; nulle part on ne voit la lande plus sauvage, les genêts plus verts, le blé noir plus vivace, les chênes plus solidement fixés dans un sol de granit. Les deux fleuves chers aux Bretons, le Scorf et l’Ellé, coulent à quelque distance, le Scorf à l’est, l’Ellé à l’ouest. Ce qui est bien breton surtout, c’est le presbytère et la vie du recteur au milieu de ses paysans. M. Sainte-Beuve, à propos de Jocelyn, mettant en scène cette famille de pasteurs et de vicaires chantés par les poètes ou poêles eux-mêmes, comme il y en a de si gracieux exemples en Angleterre et en Allemagne, ajoute ces mots : « La vie de nos curés de campagne en France n’a rien qui favorise un genre pareil d’inspiration et de poésie. S’il avait pu naître quelque part, c’eût été en Bretagne, où les pauvres clercs, après quelques années de séminaire dans les Côtes-du-Nord, retombent d’ordinaire à quelque hameau voisin du lieu natal. M. Brizeux nous a introduits parmi ce joyeux essaim d’écoliers qui bourdonnait et gazouillait autour des haies du presbytère chez son curé d’Arzannô. » Arzannô, comme on voit, est déjà un lieu consacré dans l’histoire de la poésie ; on le citait, il y a vingt ans, à côté du délicieux Auburn de Goldsmith et de ce village de Grünau, où Voss, l’auteur de Louise, a placé son vénérable pasteur. Le poète qui fera la célébrité d’Arzannô y arrive aujourd’hui tout enfant ; il va vivre comme un clerc auprès du curé, il portera l’aube blanche, il chantera la messe dans le chœur, et c’est là, entre le presbytère et les champs de blé noir, entre l’église et le pont Kerlô, que naîtra sa poésie, vraie poésie du sol, naïve, rustique, chrétienne et merveilleusement encadrée dans un paysage d’Armorique.

Les amis de Brizeux l’ont bien souvent interrogé sur ces années de son enfance ; il éludait toujours les questions, laissant aux idylles de Marie le soin de se traduire elles-mêmes. Il parlait quelquefois, les yeux pleins de larmes, des leçons de son vénéré maître, lorsque le curé d’Arzannô leur expliquait la messe, et qu’entonnant le récitatif, il leur détaillait toutes les nuances et toutes les beautés du plain-chant. Le plus souvent il s’en tenait à une réponse générale et qui empêchait d’insister ; il savait bien qu’on en serait vite arrivé aux questions inévitables : « Marie a-t-elle existé ? Vit-elle encore ? L’avez-vous revue ? » Ces secrets de son cœur étaient aussi ses secrets d’artiste ; tant qu’il vivrait, pensait-il, on ne devait pas y toucher. Depuis sa mort, j’ai cherché, j’ai découvert un de ses amis d’enfance, le condisciple


                                       … Du petit Pierre Élô
Qui chante en écorchant son bâton de bouleau.


Le condisciple de Brizeux, de Loïc et de Joseph Daniel m’a introduit au presbytère.

Le curé d’Arzannô, M. Lenir, était un homme rare, un vrai type du vieux clergé breton. Sous des dehors rustiques, on sentait en lui un esprit vif, plein de sève, plein de richesses naturelles, une âme simple et fortement trempée. Après avoir fait ses humanités en Bretagne, M. Lenir était allé étudier la théologie à Saint-Sulpice. Il était libre de tout vœu au moment où la révolution éclata ; ce fut l’heure qu’il choisit pour entrer dans les ordres. Il revint en Bretagne à la veille de la terreur, et l’on devine à quels dangers sans cesse renaissans il fut obligé de disputer sa vie. Traqué de ville en ville, contraint de se cacher dans les bourgs de Cornouaille, il devint paysan avec les paysans, et, ne pouvant sans péril exercer le saint ministère, il se consolait en donnant des leçons aux enfans de ses hôtes. C’est là qu’il prit le goût de ces écoles populaires où il devait plus tard enfermer si humblement l’activité d’un cœur d’apôtre. Quand le premier consul eut rouvert les églises, l’abbé Lenir fut placé à la tête d’un collège que son évêque venait d’établir à Kemperlé. Il ne put y rester longtemps ; la période révolutionnaire avait éclairci les rangs du clergé, et l’on manquait de prêtres dans les campagnes ; le directeur du collège de Kemperlé fut nommé à la cure d’Arzannô. Un certain nombre de ses élèves l’y suivirent ; telle fut l’origine de cette école où les enfans des villes étaient mêlés aux jeunes paysans du bourg, et qui a fourni, me dit-on, des sujets d’élite aux carrières les plus différentes.

Le digne curé, par le charme de son esprit comme par la bonté de son cœur, avait le don de s’attacher ses écoliers pour la vie, et aujourd’hui encore, après tant d’années, ceux qui l’ont connu ne peuvent en parler sans larmes. « Il devait savoir maintes choses par intuition, m’écrit celui que j’ai appelé en témoignage, ou bien il avait prodigieusement travaillé dans sa jeunesse, car, à l’époque où je l’ai connu, il ne lisait plus guère que Bourdaloue, César, Virgile, et cependant il parlait de tout d’une manière intéressante. Il disait admirablement les vers, et il savait des poèmes entiers par cœur ; je l’ai vu amoureux de Virgile et de l’Enéide. Enthousiaste et spirituel dans la conversation, il était brave en tout, brave d’esprit et de corps. Bien qu’il se livrât sans cesse avec une familiarité expansive, jamais on ne surprenait en lui quelque chose de commun ; dans ses moindres actes, comme dans ses sentimens et ses paroles, il y avait toujours une dignité naturelle. Joignez à cela des allures élégantes, faciles, et vous jugerez quelle influence un tel homme devait avoir sur des enfans qu’il ne quittait presque jamais. Dieu et ses écoliers, c’étaient là toutes ses pensées. La vie matérielle lui était complètement indifférente ; il n’y pensait qu’à l’occasion des pauvres, car il était charitable à tout donner. Si on lui adressait quelque observation à ce sujet : « Je n’ai connu personne, disait-il, qui se soit ruiné à faire l’aumône. »

« Il avait, — je laisse encore la parole à l’élève du curé d’Arzannô, — il avait la passion de l’enseignement. Que de fois pendant la terreur il sortait des granges, des meules de foin où il avait été obligé de se blottir, et s’en allait retrouver ses élèves dans les fermes et les châteaux ! Chargé de la cure d’Arzannô, les devoirs de son ministère, qu’il remplissait scrupuleusement, ne l’empêchaient pas d’être tout à son école. Plus tard, épuisé par l’âge, privé de la vue, le corps paralysé, il s’était retiré chez sa belle-sœur ; une de ses nièces lui faisait la lecture ; elle lui lisait son bréviaire d’abord, puis de longs passages des Géorgiques ou de l’Enéide, et le bon vieillard prenait encore plaisir à traduire, à expliquer son cher poète à ceux qui l’entouraient. »

Ne surprend-on pas ici quelques-unes des inspirations familières à Brizeux ? Ce vieux prêtre breton qui toute sa vie a lu son Virgile aussi fidèlement que son bréviaire, n’est-ce pas le digne maître de l’auteur de Marie ? Lui aussi, plus tard, il se composera un bréviaire où Virgile aura sa place. Qu’on se rappelle cette pièce de la Fleur d’or, où trois frères, trois envoyés de l’amour éternel, sont si harmonieusement associés. Le premier est saint Jean, le disciple bien-aimé, celui qui a prononcé les plus tendres, les plus chrétiennes paroles de la loi du Christ :


Tous ces mots de géhenne et de peuple maudit,
Sur ses lèvres de miel nul ne les entendit ;
Mais ces mots : « aimez-vous, enfans, les uns les autres, »
Voilà ce que disait le plus doux des apôtres.


Le second est Raphaël ; il a reçu le don de la beauté, il a trouvé des formes célestes pour peindre les vierges, les enfans et les anges, il a créé tout un peuple d’idéales figures pour charmer les regards et purifier l’esprit de l’homme. Le curé d’Arzannô eût été sans doute un peu scandalisé de voir le peintre d’Urbin placé de la sorte auprès de saint Jean ; mais qu’eùt-il dit en voyant apparaître tout à coup, transfiguré sous un rayon du christianisme, le troisième personnage de cette glorieuse famille ? Le théologien eût protesté tout haut, le bon maître aurait souri tout bas. Troublé et séduit tour à tour, après avoir grondé son élève, il aurait répété avec délices ces vers si purs, se rappelant qu’au moyen âge une tradition populaire avait fait de Virgile un chrétien :


L’évangéliste Jean, le peintre Raphaël,
Ces deux beaux envoyés de l’amour éternel.
Ont un frère en Jésus, digne que Jésus l’aime.
Bien qu’il soit né païen et soit mort sans baptême.
Virgile est celui-là : tant l’aimable douceur
Au vrai Dieu nous élève et fait toute âme sœur !
Donc, comme une couronne autour de l’Évangile,
Inscrivez ces trois noms : Jean, Baphaël, Virgile ;
Le disciple fervent, le peintre au pur contour.
Le poète inspiré qui devina l’amour.


Les notes qui me sont communiquées sur l’école du curé d’Arzannô confirment de tout point les peintures que le poète en a faites. L’emploi de la journée, les pieux exercices entremêlés à l’étude, les offices chantés à pleine tête et les leçons apprises dans les champs, le presbytère et la lande en fleurs, la règle et la liberté, je retrouve là tout ce que Brizeux a décrit. J’y vois de plus que, sans annoncer encore une vocation poétique, il était vif, ardent, toujours prêt à questionner, à provoquer le maître, qui ne demandait pas mieux que de sentir ainsi l’aiguillon ; de là des entretiens, des sympathies particulières entre l’excellent prêtre et l’enfant qui devait le glorifier un jour. Je trouve aussi des notes fort curieuses sur l’enseignement de l’abbé Lenir, sur sa manière d’apprendre le latin à ses élèves, sur les différentes périodes de cette école si originale, la période titanique et la période homérique. La première se rapporte aux années révolutionnaires et aux guerres de la Vendée ; la seconde, celle que Brizeux a vue, offrait rheureuse liberté des mœurs patriarcales. Mais c’est assez de détails ; j’entends la question que le lecteur m’adresse, et qui touche à des points plus importans. À côté de la figure de l’abbé Lenir, il y en a une autre dans les premiers vers de Brizeux. Ce maître si doux n’a pas été son seul maître. Où est Marie ? où est la fleur de blé noir ? Cette jeune fille du Scorf, destinée à une célébrité si pure, ne paraît-elle pas enfin dans ces confidences sans apprêt ?


« À une certaine époque de l’année, m’écrit le condisciple du poète, nous avions le catéchisme que le curé nous faisait lui-même en langue bretonne. Tous les enfans de la paroisse y assistaient, c’est-à-dire, avec les enfans d’Arzannô, ceux des hameaux voisins. On y venait des fermes et des métairies d’alentour, quelquefois même d’une assez grande distance. Nous remplissions l’église, d’un côté les garçons, les filles de l’autre. À la sortie, tant qu’on était dans le bourg, il fallait bien se contenir, et les filles en profitaient pour prendre les devans ; mais, à un certain angle du chemin, dès que nous étions assurés de n’être pas vus, nous prenions notre volée et courions après elles. C’est ainsi que Brizeux a connu Marie… »


Toutes ces choses, qui sont un peu trop simples dans un récit en prose, Brizeux les a dites en vers, avec cet accent de la poésie, avec cet art délicat et savant qui en fait des chefs-d’œuvre. Il nous suffit de recueillir ce témoignage sur la réalité de l’idylle. Le témoin que j’invoque n’est pas un ami complaisant : loin de là, il est exact, précis ; il discute les tableaux du paysagiste, il croit savoir où la réalité finit et où la poésie commence. « J’ai vu Marie, dit-il ; elle n’était pas précisément jolie, mais il y avait chez elle une grâce singulière. » Le portrait tracé ici de souvenir et sans prétention littéraire me représente bien la fleur de blé noir, comme l’a nommée Brizeux ; seulement le condisciple du poète ne craint pas de contester presque tous les détails des idylles où Marie joue un rôle. Ces entretiens de la jeune Bretonne avec l’amoureux de son âge, ces rencontres sur la lande, le tableau si pur de cette journée passée au pont Kerlô, tout cela lui paraît inexact et impossible. L’écolier de l’abbé Lenir a aimé Marie avec son cœur et son imagination d’enfant ; qui pourrait en douter ? Quant à Marie, mon correspondant l’affirme, jamais elle n’a distingué parmi ses camarades celui qu’elle allait rendre poète. J’ose contester à mon tour ces renseignemens, qui veulent être trop exacts. À coup sûr, il importe assez peu que le poète ait décrit des scènes réelles dans le sens vulgaire du mot. Si ces conversations au seuil de l’église, ces paroles échangées en traversant la lande, ces longues heures passées au bord du Scorf, expriment seulement les désirs de son CŒ’ur et les rêves de son imagination enivrée, il y a là une réalité idéale qui suffit bien au poète. N’y a-t-il que cela pourtant ? Le camarade de celui qui aimait Marie a-t-il surveillé tous ses pas ? Pendant qu’il jouait avec Albin, Elô, Daniel (il les connaissait bien, il me raconte leur histoire, il me parle de ceux qui sont morts et me dit ce que les vivans sont devenus), pendant qu’il jouait avec eux autour des meules de foin, sait-il ce qui se passait du côté du moustoir ? Cette liberté même qu’il a si exactement décrite, cette vie en plein air ne justifie-t-elle pas tous les épisodes de l’idylle[3] ? Je m’arrête ; c’est assez d’avoir indiqué les deux opinions. Boccace explique à sa manière l’amour subit de Dante, âgé de neuf ans, pour la petite Béatrice Portinari, et bien qu’il soit presque contemporain de l’auteur de la Divina Comedia, la plupart des critiques modernes ont dû rectifier sa narration. La Marie de Brizeux n’est pas la Béatrice de Dante ; mais dans sa simplicité, dans sa grâce élégamment rustique, la douce fille du moustoir, avec son corset rouge et ses jupons rayés, a déjà ses admirateurs, j’allais dire ses dévots. Si quelque jour on discutait, au point de vue de la vérité, l’idylle du pont Kerlô, je donne d’avance mes documens et mes notes.

Il fallut quitter cependant cette libre vie d’Arzannô. L’écolier de l’abbé Lenir allait avoir douze ans ; c’était l’heure de commencer des études, non pas plus fécondes peut-être, mais plus régulièrement suivies. Adieu le presbytère, et la lande embaumée, et les rives du Scorf, et les sentiers connus qui conduisent au moustoir ! Adieu les leçons sur Virgile au milieu des foins et des genêts ! Brizeux entra au collège de Vannes en 1816. L’année précédente, lorsque Napoléon, revenu de l’île d’Elbe, avait recommencé la lutte contre l’Europe, les écoliers de Vannes s’étaient armés pour que les Bretons restassent les maîtres chez eux. « Assez de guerres ! criaient des milliers de voix, assez de sang versé pour l’ambition d’un homme ! Nos pères et nos frères sont morts sur tous les champs de bataille ! nous, s’il faut mourir, nous mourrons en Armorique. » Et ils avaient pris les armes contre les soldats de l’empereur. C’était la guerre des chouans, la guerre des géans, comme l’appelait Napoléon, recommencée par d’héroïques écoliers. Pendant trois mois, ils tinrent la campagne, harcelant l’ennemi, l’obligeant à diviser ses forces ; enfin la bataille eut lieu le 10 juin 1815, et ce fut une mêlée terrible où blancs et bleus, enfans d’un même pays, tombèrent sous des balles fratricides. Ces luttes impies, purifiées toutefois par tant d’épisodes héroïques et touchans, ne furent pas inutiles à l’éducation du poète. Un esprit bien fait mûrit vite à ce feu des guerres civiles. En arrivant à Vannes, l’élève du curé d’Arzannô trouvait plus que les souvenirs de ce tragique épisode ; la tradition était vivante et présente. Cet enfant qui joue dans la cour, ce grave jeune homme qui passe avec son livre, ils faisaient partie de la bande du meunier Gam-Berr. Celui-ci était auprès du barde populaire surnommé le Cygne-Blanc, lorsque le vaillant chanteur fut frappé d’un coup de sabre à la gorge. Que d’émotions pour une âme si vive et si prompte ! L’écolier de Vannes admirait ses aînés, il sentait bouillonner en lui le sang breton, et cependant, avec son instinct du vrai, il comprenait bien qu’un intérêt plus élevé, l’intérêt de la grande patrie, était en jeu dans ce déplorable conflit. Huit jours après cette bataille de Vannes, le 18 juin. Napoléon était vaincu à Waterloo ; les écoliers bretons avaient-ils donc fait cause commune avec les Anglais de Wellington et les Prussiens de Blücher ? Brizeux sentait tout cela, des émotions contradictoires agitaient son âme, et plus tard, dans un chant de conciliation et de paix, il éprouvait le besoin d’expliquer cette levée d’armes de ses camarades, en la dégageant de toute complicité avec les ennemis de la France :


Ô reine des Bretons, liberté douce et fière,
As-tu donc sous le ciel une double bannière ?
En ces temps orageux j’aurais suivi tes pas
Où Cambronne mourait et ne se rendait pas :
Dans ces clercs, cependant, ton image est vivante,
Et chantant leurs combats, liberté, je te chante !
Ils n’avaient plus qu’un choix, ces fils de paysans :
Ou prêtres ou soldats ; — ils se sont faits chouans,
Et leur pays les voit tombant sur les bruyères
Sans grades, tous égaux, tous chrétiens et tous frères…
Hymnes médiateurs, éclatez, nobles chants !
Vanne aussi m’a nourri ; mon nom est sur ses bancs :
J’ai nagé dans son port et chassé dans ses îles,
J’ai vu les vieux débris de ses guerres civiles,
Puis je connais le cloître où le moine Abélard
Vers la libre pensée élevait son regard.
Planez sur les deux camps, ô voix médiatrices !
Baume des vers, couvrez toutes les cicatrices !
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ainsi, de l’avenir devançant l’équité.
Quand l’atroce clairon n’est plus seul écouté,
Pour nos fils j’expliquais ta dernière querelle.
Au joug des conquérans race toujours rebelle.
Qui portes dans tes yeux, ton cœur et ton esprit.
Le nom de liberté par Dieu lui-même écrit.
Et cependant, pleurez, fiers partisans de Vanne !
Celle que nous suivions depuis la duchesse Anne
Dans le sang se noya ! Les noirs oiseaux du Nord
Volèrent par milliers autour de l’aigle mort :
Les corbeaux insultaient à cette grande proie
Et dépeçaient sa chair avec des cris de joie.


On a dit que Brizeux, après les vives impressions de son enfance, avait traversé une période toute différente, que le sentiment breton s’était effacé chez lui pour ne reparaître que bien plus tard, au moment où il prit la plume et se mit à chanter ses landes natales. C’est beaucoup trop dire assurément ; surtout cette façon de présenter les choses serait absolument inexacte, si on voulait donner à entendre que son inspiration bretonne n’a été pour lui qu’un thème bien choisi, une ingénieuse combinaison d’artiste. Brizeux lui-même, dans les vers que je viens de citer, indique avec autant de précision que de franchise l’état de son âme pendant cette période. Les événemens de 1815 avaient ouvert l’esprit de l’enfant. Cette France, qui est la patrie des Bretons depuis le mariage de la duchesse Anne avec Louis XII, était exposée à de suprêmes périls. Brizeux n’est pas de ceux à qui la petite patrie fait oublier la grande. Au lieu de se battre dans les champs de Vannes, c’est lui qui nous le déclare, il serait allé à la frontière. Amour de la Bretagne, attachement à la France, ces deux sentimens, bien loin de se contredire, se soutiennent l’un l’autre. Je me défie du patriotisme qui exclurait l’amour du foyer, comme je me défie du sentiment de l’humanité chez ceux qui condamneraient le patriotisme. De même l’homme le plus dévoué à la petite patrie (que ce soit une province entière ou simplement le foyer paternel, peu importe) sera aussi le plus dévoué à la grande. La France avait été cruellement éprouvée à la suite des guerres de l’empire ; comment s’étonner qu’une âme ardente et généreuse ait été entraînée de ce côté ? Il y a en effet toute une période où l’élève du curé d’Arzannô paraît s’occuper beaucoup plus de la France que de la Bretagne. Ajoutez aux motifs que j’ai signalés des voyages hors du pays, un séjour prolongé dans les villes du nord, sans compter l’inquiétude d’un esprit de vingt ans qui cherche encore sa voie, et vous comprendrez que cette espèce d’interruption dans les sentimens bretons de toute sa vie ait été simplement apparente. En 1819, Brizeux, âgé de seize ans, va terminer ses études au collège d’Arras, dirigé alors par un de ses parens, son grand-oncle, M. Sallentin. Trois ans après, il revient à Lorient, entre dans une étude d’avoué, y passe deux années environ, et part ensuite pour Paris, afin d’y faire son droit.

C’était le moment où une littérature nouvelle venait de naître. Que de prestigieux horizons ouverts à l’esprit de la jeunesse dans cette année 1824 ! Déjà les Méditations de Lamartine avaient paru en 1820, Victor Hugo avait donné (juin 1822 et février 1824) les deux premiers volumes de ses Odes et Ballades, et au mois de septembre de cette même année paraissait enfin le journal qui allait prendre la direction du mouvement et fonder une critique intelligente et libre. Les tentatives de la jeune école, les unes vraiment belles, les autres bizarres et puériles, offraient un spectacle incohérent ; le Globe voulut donner à la révolution poétique la philosophie de l’art, dont elle ne se doutait pas. Brizeux arrivait à Paris au moment même où les premiers numéros du Globe agitaient le monde littéraire. Ce fut alors, il l’a dit souvent, qu’il entendit les appels de la Muse. Il fallait les vives excitations de Paris pour dégager et faire épanouir dans son intelligence tout ce qu’il apportait de la Bretagne. Sans parler des trésors de poésie qu’il avait ramassés aux bords du Scorf et de l’Ellé, il avait fait d’excellentes études aux collèges de Vannes et d’Arras ; l’écolier de l’abbé Lenir était peut-être mieux préparé que personne à s’inspirer de la critique nouvelle sans rien perdre de son indépendance. Ce ne fut pas une inspiration artificielle qu’il reçut ; la lecture du Globe lui révéla ce qu’il était. Cette élévation de vues unie à la justesse, tant d’audace et de mesure, une liberté si fervente, un spiritualisme si pur, toutes ces choses le ravirent. Il passa plusieurs années à Paris, fort peu assidu aux cours de l’École de droit, mais visitant les musées, étudiant dans les bibliothèques, goûtant les fines lectures d’Andrieux et s’exaltant aux leçons de M. Cousin.

Il avait décidément renoncé à l’étude du droit pour courir les chances de la vie littéraire. Son coup d’essai fut une petite comédie en vers, intitulée Racine, et représentée au Théâtre-Français le 27 septembre 1827. On connaît l’histoire de la troisième représentation des Plaideurs. M. de Valincour, ami de Racine et son successeur à l’Académie, la raconte agréablement dans sa lettre à l’abbé d’Olivet. Cette piquante anecdote est le sujet de la comédie de Brizeux[4]. La pièce avait été reçue dès le commencement de l’année 1826, au moment où M. Charles Magnin donnait à l’Odéon une comédie en prose sur la même aventure, Racine ou la troisième représentation des Plaideurs[5]. M. Magnin, avant de devenir une des lumières de la critique et de l’érudition française, avait donné cette jolie pièce, « voulant, — dit M. Sainte-Beuve[6], — marquer son goût pour les ouvrages de nos grands poètes, sa familiarité dans leur commerce, et témoigner agréablement qu’il avait qualité comme critique des choses de théâtre. » M. Magnin allait enrichir le Globe d’excellens articles sur les représentations théâtrales, et personne n’ignore avec quelle hauteur de vues, avec quelle finesse et quelle largeur d’érudition il suit dans tous les sens les vicissitudes de la scène depuis ses origines. On chercherait vainement un rapport analogue entre la comédie de Brizeux et les poèmes qui ont illustré son nom. Il en parlait rarement et semblait l’avoir rayée de la liste de ses œuvres. Ceux qui en retrouveront le texte, devenu rare aujourd’hui, y verront de la grâce, de la gaieté, une familiarité charmante avec les maîtres, des passages bien faibles souvent, souvent aussi des vers négligemment faciles, comme il sied au dialogue comique ; en un mot, un certain reflet de la poésie d’Andrieux. Il y a même une allusion expresse à ce joli tableau du Souper d’Auteuil que la critique a signalé avec raison comme le chef-d’œuvre des pièces-anecdotes[7]. Brizeux se cherchait encore lui-même. Il se trouvera bientôt. Chaque année, aux vacances, il allait revoir sa mère et son pays ; il revit aussi Marie et le curé d’Arzannô. Ces souvenirs si doux, interrompus un instant par la fièvre inquiète de la première jeunesse, refleurirent naturellement dans son âme. Heureux celui qui n’a qu’à interroger ses souvenirs pour avoir sous la main les élémens d’un chef-d’œuvre ! Ce fut le bonheur de Brizeux.

Un jeune homme, né en Bretagne, a été élevé dans un village du Finistère. Il a eu pour maître un vieux curé, pour condisciples de jeunes paysans. Il a grandi au sein d’une nature à la fois douce et sauvage, courant à travers les bois, connaissant tous les sentiers des landes, ou passant de longues heures au bord des fraîches rivières de sa vallée natale. La piété de son éducation sous la discipline du prêtre s’associait librement à toutes les joies naïves d’une existence agreste. Une jeune paysanne, enfant comme lui, ornait d’une grâce plus douce encore cette nature tant aimée. Plus tard, le jeune homme a quitté son pays, il est entré dans une vie toute différente. Le voilà dans sa chambre solitaire, à Paris, triste, inquiet de l’avenir, occupé de philosophie et d’art, comparant les voix discordantes d’un siècle troublé à l’harmonie que sa première enfance recueillit sans la comprendre. Ce contraste, mieux senti de jour en jour, devient un poème au fond de son cœur. Il fixe tous ses souvenirs dans une langue souple et harmonieuse, et il écrit ce livre, ce recueil d’élégies, d’idylles agrestes, décoré du nom de l’humble paysanne. Rien de plus frais ni de plus original : à la suave douceur des sentimens s’unit la franchise des peintures ; des scènes pleines de réalité et de vie servent de cadre à ce qu’il y a de plus pur, le poème de l’enfance et de la première jeunesse. Tantôt le poète est enfantin, mais avec une grâce supérieure, comme dans l’idylle du pont Kerlô ; tantôt il jette un cri de douleur qui retentit dans notre âme :


Oh ! ne quittez jamais le seuil de votre porte !
Mourez dans la maison où votre mère est morte !


tantôt enfin, ce passé qu’il chante en détail et dont chaque incident lui fournit un tableau, il le recompose tout entier, il en concentre, pour ainsi dire, tous les rayons. La religion, quand il portait l’aube blanche et balançait l’encensoir dans le chœur ; la nature, quand il courait par les prés et les bois ; l’amour, quand il voyait passer Marie et qu’il causait avec elle au pont Kerlo : religion, nature, amour, voilà ce qui remplissait son cœur dans sa chère Bretagne ; puis, réunissant tous ses souvenirs dans un même chant, il en fait une symphonie où tous les accords viennent se fondre.

Quelquefois, au milieu de ses idylles bretonnes, le poète abandonne son sujet ; aux fleurs de son pays s’entremêlent des fleurs d’une autre zone. Ce sont, par exemple, des pensées philosophiques qu’on dirait détachées et traduites de Platon, des maximes graves, spiritualistes, des hymnes à la liberté, à la beauté idéale que l’artiste doit réaliser dans ses œuvres. Ces nobles pièces donnent un ton plus élevé à la peinture des gracieux souvenirs. Il ne convient pas en effet que le regret des joies de l’enfance envahisse l’âme entière et paraisse l’efféminer. En même temps qu’il trace le tableau des jeunes années, il nous fait entrevoir le monde nouveau qui s’ouvre à l’intelligence virile. D’un côté ce sont des sentimens, de l’autre des pensées. Ici, c’est l’enfance avec ses émotions charmantes, fugitives ; là, c’est la jeunesse, bientôt la virilité, avec les mâles voluptés de l’esprit. Tel est le sens de ces belles poésies platoniciennes. Remarquez bien que les études de l’artiste marchent de front dans ce livre avec les souvenirs de l’homme. Il aime Marie comme une image pure qui a enchanté son enfance, il l’aime aussi comme un type de grâce naturelle et rustique, à l’aide duquel il espère introduire dans la poésie française une fraîcheur inconnue. L’art, il l’a dit en poète, est trop orgueilleux de sa beauté artificielle et savante ; Marie, ô brune enfant, qui m’as appris la simplicité, montre-toi telle que je t’ai vue au bord de l’étang du Rorh !


Ne crains pas si tu n’as ni parure ni voile !
Viens sous ta coiffe blanche et ta robe de toile,
Jeune fille du Scorf !


C’est l’artiste qui parle ici autant que le jeune Breton enivré de ses souvenirs. Ce sentiment de l’artiste reparaît sans cesse chez l’auteur de Marie, et certainement il pensait à son œuvre, lorsque, dans cet hymne dédié à M. Ingres, il exprime si bien le doux tourment du beau, le bonheur de sentir une jeune figure s’élever sous nos mains, belle, harmonieuse, toujours plus pure et plus voisine de l’idéal. Oui, la figure s’élève, l’œuvre grandit et se transforme ; l’auteur, qui ne voulait chanter d’abord que des souvenirs enfantins, a trouvé dans ces souvenirs un poème d’un ordre supérieur. Maintes pièces d’un sentiment profond, Jésus, le Doute, la Chaîne d’or, nous révèlent des aspects nouveaux ; derrière le Breton et l’artiste, j’aperçois le philosophe qui passera sa vie à interroger l’âme humaine. Ce qu’il chante, c’est la beauté morale, et le cadre où il la place, c’est la Bretagne poétiquement glorifiée. La Bretagne ! elle nous apparaît dans les derniers chants comme la gardienne de la pureté primitive, comme le roc solide, inébranlable, battu de tous côtés par l’Océan, mais immobile et défendant à jamais les anciennes mœurs. Cette idée éclate avec un mélange extraordinaire de douceur et de passion, de grâce et d’enthousiasme, dans la pièce qui clôt le recueil. Rappelez-vous le chant du poète, après la messe de minuit, sur les rochers qui dominent Ker-Rohel, et voyez avec quelle grandeur se termine ce poème, commencé d’une façon si naïve. Des songes de l’enfance, nous sommes arrivés aux plus mâles inspirations de la virilité. Ce n’est plus l’enfant qui rêve, c’est l’homme qui pense. Ce n’est plus l’amoureux du pont Kerlô, c’est l’artiste fortifié par la réflexion et l’étude, qui glorifie dans la Bretagne la terre de la simplicité primitive et de la fidélité opiniâtre, la terre qui nourrit des chênes dans ses flancs de granit.

Brizeux n’avait pas atteint du premier coup à cet idéal. La troisième édition de Marie (M. Sainte-Beuve a dit que c’est la perfection même) est bien supérieure à la première. La première, publiée en 1831[8] sans nom d’auteur, portait le titre de roman, que Brizeux devait effacer plus tard avec colère. Cette erreur de titre prouve que l’auteur de Marie ne possédait pas encore cette philosophie de l’art devenue chez lui bientôt si précise et si originale ; il n’a jamais pu pardonner à ceux que nous avons vus, dans leur insouciance superbe, confondre le roman et la poésie. La troisième édition, Marie par Brizeux, est de 1840. Pendant ces neuf années, le poète avait perfectionné son éducation d’artiste. Quelques semaines après la publication de son œuvre, dans les derniers jours de novembre 1831, il partait pour l’Italie avec M. Auguste Barbier. L’auteur des ïambes en rapporta le poème du Pianto, dont une des plus belles pages, le Campo Santo, est dédiée à son ami ; si Brizeux ne fut pas aussi prompt à chanter son voyage[9], il y recueillit des leçons bien précieuses qu’il devait mûrir encore dans des séjours prolongés à Florence et à Naples. Il revint de cette première excursion au mois d’août 1832 ; deux ans plus tard, il repartait pour Rome, après s’être arrêté quelques mois à Marseille. Il y a là un épisode de sa vie qui ne doit pas être oublié. M. Ampère, qui avait préludé devant l’athénée de Marseille à ses succès du Collège de France, invité à se choisir un successeur, avait désigné l’auteur de Marie. Il s’agissait d’un cours de poésie française, Brizeux accepta cette mission avec joie ; il se rendit à Marseille dès les premiers jours de 1834, et ouvrit ses leçons le 20 janvier. Le sujet de ce cours était une théorie générale de la poésie éclairée par maints exemples de l’école nouvelle. L’autorité de son nom déjà connu, la protection des vers de Marie, la délicatesse des aperçus littéraires assurèrent bientôt à Brizeux un auditoire d’élite. Il a consacré lui-même ce souvenir à propos de la rencontre qu’il fit d’un marin breton et de sa femme sur les côtes de Marseille. Il voulut que les murs grecs de Massilie, les troupeaux de chèvres des bassins de Meilhan et ses leçons platoniciennes sur l’art fussent associés aux paysages d’Arzannô. Son cours fini, au mois de mai 1834, il s’embarquait pour Civita-Vecchia. L’Italie était devenue la seconde patrie de son âme. La Bretagne lui avait donné l’inspiration première, l’amour des choses simples, le goût des mœurs primitives, le pressentiment d’une merveilleuse harmonie ; l’Italie lui donna la science exquise de l’art. Cette pièce, la Nuit de Noël, qui termine l’idylle bretonne avec tant de grandeur, d’autres qui en complètent les détails, comme les Batelières de l’Odet, furent publiées par lui, à cette place même où je les cite, après ses voyages de Rome et de Florence. Le premier fruit des leçons qu’il reçut de l’art italien, ce fut donc la troisième édition de Marie ; le second fut le recueil lyrique intitulé les Ternaires (1841).

Ce recueil des Ternaires fut très apprécié des poètes et des artistes ; mais le public le goûta peu. La foule, routinière en toute chose, l’est surtout en poésie ; elle ne permet guère que l’imagination se renouvelle. Si vous avez réussi à l’engager sur vos pas, n’espérez pas l’attirer sans résistance dans les chemins nouveaux où l’art vous conduit. Les jugemens tout faits lui conviennent ; à chaque ouvrage qui paraît, il faut qu’elle puisse appliquer de vieilles formules. Le livre des Ternaires dépaysait un grand nombre des lecteurs de Marie. Ce qui avait charmé dans Marie, c’étaient la simplicité et la fraîcheur ; les Ternaires nous montraient l’élève d’Arzannô initié à toutes les finesses de l’art italien. De même qu’après 1830 il avait opposé au tumulte des esprits et des lettres ces doux paysages du Léta, dont rien ne troublait l’harmonie, il opposait dix ans plus tard au matérialisme littéraire, très visible déjà, les délicatesses les plus fines du style et de la pensée. On déclamait en vers ; il fut sobre et poétiquement contenu. On faisait de grosses peintures à la brosse ; il rechercha les symboles, et prit plaisir à cacher maints trésors sous le voile léger de la Muse. Cette inspiration inattendue, avouons-le, déconcerta plus d’un lecteur. Tandis que les esprits fins savouraient ces élégances, subtiles parfois, et dont la subtilité même est un charme, bien des admirateurs de Marie redemandaient leur poète d’autrefois. La transition était décidément trop brusque entre l’élève du curé d’Arzannô et l’artiste qui buvait la liqueur toscane dans son beau vase étrusque. Brizeux lui-même le comprit ; le recueil des Ternaires reparut sous le titre de la Fleur d’or, habilement renouvelé par diverses additions, par maints arrangemens de détail, surtout par une distribution aussi claire qu’ingénieuse. La fleur d’or, c’est la fleur de l’esprit et de l’art que le barde breton va cueillir aux pays du soleil. Toutes les périodes du voyage se déroulent dans un ordre harmonieux, et la pensée du lecteur, conduite par un rayon de lumière, est initiée à la charmante éducation du poète. Lisez ce livre, vous qui ne l’avez pas lu ; lisez-le surtout, si vous ne connaissez que les Ternaires. Ces pièces si originales et si vives, l’Aleatico, les Cornemuses, en revenant du Lido, Lettre à Loïc, Lettre à un chanteur de Tréguier, les Chants alternés, vous souriront mieux dans ce brillant cadre. Quelle heureuse alliance de la Bretagne et de l’Italie ! Comme le son de la piva fait éclater là-bas les échos du corn-boud armoricain ! Sonne encore, ô piva !… Et à côté de ces poèmes où les fleurs des landes natales sont si bien entremêlées aux fleurs des sillons de Mantoue, quelle science de la vie dans le Livre des Conseils ! Ce recueil de la Fleur d’or était une des œuvres chéries de Brizeux ; bien des secrets de son esprit sont là, et ceux qui n’ont pas médité ces fines pages ne connaissent qu’une partie du poète. Philosophe, chrétien, artiste, il a semé ses meilleurs trésors sur la route qui mène des bourgs de Bretagne aux villes d’Italie.


Des villes d’Italie où j’osai, jeune et svelte,
Parmi ces hommes bruns montrer l’œil bleu d’un Celte,
J’arrivais, plein des feux de leur volcan sacré,

Mûri par leur soleil, de leurs arts enivré ;
Mais dès que je sentis, ô ma terre natale,
L’odeur qui des genêts et des landes s’exhale,
Lorsque je vis le flux, le reflux de la mer,
Et les tristes sapins se balancer dans l’air,
Adieu les orangers, les marbres de Carrare !
Mon instinct l’emporta, je redevins barbare.
Et j’oubliai les noms des antiques hiros.
Pour chanter les combats des loups et des taureaux !


Ces beaux vers peignent bien l’émotion que ressentit le poète, lorsqu’il revit l’Armorique après les musées de Rome et les enchantemens d’Ischia. Sa douce patrie avait gagné à ce contraste une physionomie nouvelle ; les landes, les grèves, les men-hîr, les mœurs celtiques, prenaient à ses yeux un caractère sauvage et grandiose que nul poète encore n’avait chanté. Le poète de la Bretagne et des Bretons, ce sera lui. Nous n’avons plus affaire ici au rêveur adolescent dont l’idylle demi-grecque, demi-celtique, rappelait, on l’a dit, un Moschus breton ; ce n’est pas davantage l’artiste philosophe qui poursuivait librement la fleur d’or au pays de Virgile et de Raphaël ; une seconde transformation s’est faite dans son esprit. La Bretagne populaire et rustique lui est apparue dans sa beauté barbare ; pour la reproduire telle qu’il la voit, pour étudier ces antiques mœurs, ces traditions druidiques et chrétiennes restées là depuis des milliers d’années, il prendra lui-même le costume du paysan. Un de ses amis d’enfance, et l’un de ceux qui l’ont le mieux connu, M. Guieysse, à qui est dédiée une des jolies pièces de Marie, interrogé par moi sur la vie de Brizeux en Cornouaille, m’écrivait dernièrement : « Vous savez avec quel plaisir il revenait en Bretagne. Après avoir consacré quelques semaines aux joies de la famille, il se retirait dans un bourg, loin des villes, le plus ordinairement dans une mauvaise auberge, seul gîte qu’il pût se procurer ; qu’importe ? il y trouvait les longues causeries du soir dans la langue du pays, au coin de la vaste cheminée, avec des paysans à qui il chantait ses vers bretons, et parmi lesquels il a rencontré plus d’une fois des appréciateurs intelligens. » Je le vois d’ici dans l’auberge du bourg, heureux de causer breton avec les gens de Cornouaille et de Léon, de noter leurs impressions naïves, et de passer ainsi les heures de la veillée en pleine poésie rustique. Dans le pays de Vannes comme dans le pays de Tréguier, à Carnac et dans les îles, il allait rassemblant ces merveilleux traits de poésie dont son œuvre a si bien profité. Un juge très autorisé[10] a exprimé le regret qu’un poème intitulé les Bretons ne fût pas consacré surtout à la Bretagne héroïque, à la Bretagne des Du Guesclin et des Beaumanoir, des Montfort et des Clisson. Brizeux réservait une composition de ce genre pour une période ultérieure ; il croyait faire une œuvre plus opportune, et à laquelle il était appelé mieux que personne, en recueillant les fragmens épars de l’épopée populaire. La Bretagne héroïque, on la retrouvera toujours dans l’histoire ; les mœurs du laboureur et du marin, les traditions druidiques mêlées d’une manière si originale aux cérémonies chrétiennes, est-on sûr de les retrouver ? Il y en a déjà qui s’effacent ; il faut les recueillir au plus vite, il faut les chanter et les défendre. Voilà ce que Brizeux cherchait dans les chaumières de la Bretagne. Il consacra bien des années à ce travail, et il en fut récompensé par les plus vives émotions du cœur comme par les plus belles inspirations poétiques. Que de jouissances pour l’ami des lutteurs de Scaer ! que de transports inattendus pour l’artiste !

De ce poème des Bretons, qui laisse dans l’esprit du lecteur tant d’impressions fraîches et vigoureuses, nous ne citerons qu’un chant, trop peu remarqué peut-être, qui montre bien avec quel art ferme et souple, et aussi avec quelle piété nationale, Brizeux résumait en quelques pages les recherches de l’érudit et les observations du voyageur. Nous sommes à Carnac, auprès des mystérieux men-hîr ; c’est la fête du saint évêque Cornéli, un des saints bretons les plus chers au poète, un saint que irgile aurait invoqué avec amour, saint Cornéli, patron des bœufs :


Aujourd’hui, Cornéli, c’est votre jour de fête ;
Votre crosse à la main et votre mitre en tête,
Des hommes de Carnac vous écoutez les vœux.
Majestueusement debout entre deux bœufs,
Bon patron des bestiaux !


Mais si les hommes de Carnac lui adressent leurs vœux, les bestiaux ne viennent plus défiler devant lui comme autrefois ; c’est un vieillard du pays qui en fait la remarque. Dans son enfance encore, il a vu cette coutume antique fidèlement observée ; maintenant tout s’en va, les usages se perdent, les prêtres eux-mêmes sont d’accord avec les cœurs sans foi pour abolir les traditions du pays. Il faut l’entendre, le vieux Celte, lorsqu’il accuse ainsi et les prêtres et les générations qu’ils ont formées, « Dans l’ancien temps, les animaux avaient leurs saints, leurs protecteurs : saint Cornéli aimait les bœufs, saint Éloi protégeait les chevaux, saint Hervé les défendait contre les loups ; hommes et bêtes, tous étaient meilleurs et plus forts, car tous vivaient confians, et si le jour de fête de saint Cornéli un paysan du canton n’eût pas amené son bœuf devant l’autel de Carnac, le bœuf y serait venu seul. Aujourd’hui nous avons appris l’ingratitude à nos bestiaux. Ce n’était pas un ingrat, lui. Savez-vous son histoire ? Poursuivi par des soldats païens, il fut soustrait à leurs coups par ses deux bœufs, qui l’emportèrent au galop dans sa charrette. Ils couraient toujours, quand soudain les voilà au bord de l’Océan. Que faire ? Cornéli se retourne, et d’un geste il pétrifie les païens : ce sont les men-hîr de Carnac. Quant à ses bœufs, il les emmena au paradis. » Lorsque le vieillard a terminé sa plainte, il y a là un étranger qui prend la parole ; c’est un homme instruit, et qui sait par les livres bien des choses effacées de la tradition. Il ose demander au vieillard et à ceux qui l’écoutent comment leurs pères eux-mêmes ont oublié leurs ancêtres. Cette histoire des bœufs de saint Cornéli est manifestement la transformation chrétienne d’une légende bien plus vieille encore, de la légende druidique des grands bœufs blancs de Hu-Cadarn, fils de Dieu, qui sauvèrent le monde, près d’être submergé dans l’abîme. L’étranger ne signale pas cette transformation, qui pourrait affaiblir chez ces cœurs naïfs la croyance aux bœufs de saint Cornéli ; le lien est indiqué seulement, et tandis que les paysans étonnés s’écrient : « Parlez-nous encore, parlez-nous de nos pères ! » on voit la chaîne se renouer des traditions chrétiennes aux traditions celtiques. Le soir, quand les prêtres furent rentrés au presbytère, de longs troupeaux, bœufs, vaches, taureaux, génisses, sous la conduite des pâtres, défilaient dans l’ombre autour de la fontaine de Carnac et devant l’autel de saint Cornéli.

N’est-ce point là un tableau de maître ? La Bretagne d’aujourd’hui, celle du moyen âge et celle des druides, la lutte naïve des prêtres catholiques et des paysans celtes sur le terrain des traditions, cette harmonie des contraires qui recouvre une fidélité obstinée aux instincts primitifs de la race, tout cela n’est-il pas indiqué en quelques traits dans une parfaite mesure ? Lorsque je relis ces curieuses pages, je comprends mieux le rôle si original que les bœufs joueront dans ce tableau de la Bretagne. Le taureau qui venge son frère en éventrant le loup, les bœufs de Kemper qui brisent leurs attaches pendant l’émeute pour aller au secours des conscrits.


Renversant les bouviers, lançant contre les bornes
Gendarmes et soldats enfourchés par leurs cornes,


ces épisodes, et d’autres encore, montrent que saint Cornéli a bien inspiré son poète. Je comprends mieux aussi le caractère des hommes, tant de douceur et de fermeté, tant de patience et de force, l’accord d’une philosophie si vraie et de superstitions si poétiques. J’arrive presque à cette conclusion que Brizeux lui-même, si modeste pourtant, n’a pas craint d’exprimer avec confiance : « Ramené à son principe, ce poème des Bretons pourrait s’appeler Harmonie. »

La première édition des Bretons avait paru en 1845 ; l’année suivante, sur l’initiative de M. Alfred de Vigny et grâce au chaleureux concours de M. Victor Hugo, ce beau poème fut couronné par l’Académie française. Cependant Brizeux continuait ses études de penseur et d’artiste, tantôt retouchant ses œuvres déjà publiées, changeant un mot, ajoutant un vers, tourmenté des plus délicats scrupules de l’artiste, tantôt méditant sur toutes choses avec une extrême sensibilité d’intelligence et faisant pour l’avenir maintes provisions de poésie. Il aimait avec passion ce souffle littéraire qu’on respire à Paris, les visites aux musées, les théories à outrance sur la philosophie et l’art, théories parfois subtiles, téméraires, qui eussent ébouriffé les sots, charmantes et salutaires entre gens qui se comprennent, et pourtant au bout de quelques mois il avait toujours besoin de se retremper dans une autre atmosphère. Il partait alors pour le midi de la France, et de là pour l’Italie. Il y passa l’hiver de 1847 ; c’était, je crois, le cinquième séjour qu’il y faisait, ce fut aussi le dernier. La révolution de 1848 le surprit à Rome. Âme généreuse, il avait noblement chanté après 1830 la liberté idéale, la belle déesse athénienne qui conduit le cortège des arts et sanctifie le travail; les désordres de 1848 le remplirent de tristesse. Très lié avec un homme d’élite qui joua un noble rôle dans les premiers temps de la révolution italienne, il ne se fit pas longtemps illusion sur les espérances de son ami : dans toutes les villes, Venise seule exceptée, le mouvement d’une régénération nationale était arrêté par les violences démagogiques. Ce spectacle, nous le voyons par ses lettres, l’affligea profondément. Il resta pourtant en Italie pendant toute l’année 1848, habitant tour à tour Rome, Naples, Florence, cherchant partout le pays de la fleur d’or et ne le trouvant plus. Ce dernier voyage avait duré plus de deux ans ; il revint en France au mois d’avril 1849, passa quelque temps à Paris, donna une seconde édition des Bretons, et repartit pour la Cornouaille. Il avait besoin de calme, il voulait revoir la vie humaine dans son harmonie et sa sérénité ; ce qu’il avait cherché vainement en Italie, ce que Paris ne lui aurait pas donné non plus, il le trouva aux bords de l’Ellé.

Les deux derniers recueils de Brizeux, Primel et Nola et les Histoires poétiques, relèvent de la même inspiration. On a remarqué dans la Fleur d’or la pièce si dramatique et si touchante intitulée Jacques. Un pauvre maçon, nommé Jacques, travaille avec son compagnon sur un échafaudage qui s’écroule ; la planche qui les retient encore est trop faible pour les supporter tous les deux, il faut que l’un périsse afin que l’autre soit sauvé, (c Jacques, dit le compagnon, j’ai une femme et trois enfans. — C’est vrai, » dit Jacques, et il se précipite dans la rue. Ces traits de dévouement, d’héroïsme naturel et simple ne passaient jamais inaperçus pour Brizeux. Il en remplissait sa mémoire, il les racontait à ses amis. Je l’entends encore s’écrier : « Est ce beau ! est-ce beau ! » Et les larmes lui venaient aux yeux. En Bretagne, à Paris, partout, il avait recueilli de ces fleurs du bien, car c’était là un de ses principes :


La fleur de poésie éclôt sous tous nos pas,
Mais la divine fleur, plus d’un ne la voit pas.


Lui, il la voyait toujours. Il avait donc toute une collection d’histoires de ce genre. Quelques-unes d’entre elles étaient comme les notes des Bretons ; il s’en était servi pour son poème, et ne comptait pas en faire un autre usage. Il y eut même un instant dans sa vie où il crut avoir accompli son œuvre ; Marie, la Fleur d’or et les Bretons composaient tout un cycle parfaitement clos, et désormais, disait-il, il ne pouvait plus que se répéter. Un peu découragé peut-être, ou plutôt trop résigné à des pensées modestes, il eût sans doute prolongé son silence, si ses amis ne lui eussent révélé à lui-même quelle veine de poésie circulait dans sa conversation enthousiaste, abondante, toute pleine de sentimens et d’idées. Brizeux reprit donc sa plume pour célébrer l’héroïsme des cœurs simples, les dévouemens inconnus, la secrète noblesse de cette humanité trop portée à se calomnier elle-même. Tel est le sujet des Histoires poétiques, et on peut se demander si l’inspiration que traduit ce nouveau recueil, déjà ancienne chez Brizeux, ne fut pas ranimée par la situation des choses publiques. Au milieu des agitations de la France, en face des passions et des intrigues, des convoitises et des trahisons de toute espèce, il était heureux de chanter les sentimens naturels de l’âme, la simplicité, la bonté du cœur, la dignité qui se respecte, surtout le dévouement sous toutes ses formes. Ici c’est un jeune homme, le journalier Primel, aimé d’une jeune veuve belle et riche, et qui, par fierté, n’osant devenir son époux, veut du moins travailler encore pour gagner ses habits de noces. Là c’est la vieille Mona, dont le rebouteux du canton, le bonhomme Robin, a guéri la vache à demi morte ; aussi, quand Robin tombe malade, voyez comme la pauvre vieille associe l’animal à sa reconnaissance ! La paysanne et la vache s’en vont trouver le bon rebouteux, la vache avec son lait, qui le réconfortera peut-être, la paysanne avec maintes paroles d’affection, avec maints propos joyeux qui charmeront du moins sa dernière heure. Plus loin, nous sommes à Paris ; Lamennais est en prison au milieu de l’hiver, il allume le feu de la cheminée quand un cri de désespoir retentit dans le tuyau ; une hirondelle s’était blottie là pour y passer la dure saison. Le vieillard, ce Celte à l’esprit superbe et au cœur plein de tendresse, le vieillard est ému, et vite il jette de l’eau sur le bois qui flambe :


En vain gronda la bise, en vain depuis novembre
Jusqu’en mars pluie et vent assiégèrent la chambre,
Le tison resta mort : blotti sous son manteau.

Le sage tendrement souffrit pour un oiseau,
Mais au moindre rayon, pour son ami fidèle,
Gaîment au bord du toit gazouillait l’hirondelle.


Que d’inspirations de ce genre dans les Histoires poétiques ! la Traversée, les Écoliers de Vannes, le Missionnaire, les Pécheurs, l’Artisane, attestent à la fois et la sensibilité du poète et la savante variété de son style. Cette science du style, devenue chez lui une préoccupation de toutes les heures, il la déployait quelquefois aux dépens du naturel. En cherchant la concision, il a rencontré trop souvent l’obscurité. La veine courante et facile de Marie, le large souffle des Bretons, avaient fait place, dans maintes pièces, à une forme écourtée, condensée, pleine d’ellipses et de sous-entendus. Pour ceux qui n’ont lu que ses derniers vers, ce chantre si doux a pu sembler un peu dur ; cette imagination si prompte a pu être accusée de sécheresse : pur défaut de forme et qui tenait aux scrupules exagérés de l’artiste. Il y a une classe d’écrivains qu’on pourrait appeler, comme le personnage de Térence, les hommes qui se tourmentent eux-mêmes ; Brizeux avait ainsi maints accès de dévotion poétique où il devenait un heautontimoroumenos. Combien il eût mieux réussi à moins de frais ! Peut-être aussi les défauts de ses derniers recueils sont-ils la rançon des trésors qu’il y a semés. Si l’auteur de Primel et Nola ne s’était pas appliqué à concentrer sa pensée sous la formule la plus brève, s’il n’avait pas demandé ce secret à La Fontaine, à Horace, aux proverbes populaires, et surtout à ceux de ses cantons, eût-il écrit ce journal poétique où sont dessinés en quelques traits tant de petits tableaux vifs, nets et merveilleusement éclairés par la pensée ? Le Colporteur, le Tisserand, la Procession, la Génisse, Comme on bâtissait la Maison d’école, la Fête des Morts, Dernière Demeure, toutes ces petites pièces sont des chefs-d’œuvre d’art. La force et la souplesse, le réel et l’idéal, tous les tons s’y trouvent réunis, et à travers cette variété d’images le poète nous ramène toujours au Dieu de la Bretagne et du monde.

Brizeux complétait sans cesse ce recueil d’histoires poétiques, et il ne les empruntait pas seulement à son pays. Ceux qui lui ont reproché de s’être trop cantonné dans sa Bretagne n’ont pas tenu compte de ses excursions si variées dans le domaine général de l’homme. Les tableaux les plus opposés sollicitaient sa verve de conteur. De la boutique de l’épicier, si vivement décrite dans l’Artisane, il passait au salon du roi Louis XV ou au tombeau de la fille de Cicéron. Sa Poétique nouvelle, malgré les objections légitimes que le plan a provoquées, ne renferme-t-elle pas des pages du plus grand style et de l’inspiration la plus large ? Le discours de Molière aux auteurs comiques de ce temps-ci, le tableau de la révolution, de la mort de Louis XVI, des victoires de la république, la glorification des chambres de Raphaël, sont-ils d’un poète obstinément enfermé dans sa province ? Il avait combiné une meilleure distribution de ces tableaux ; tout le recueil de Primel et Nola devait s’y fondre ; des pièces non réunies encore en volume, d’autres tout à fait inédites, les Celtes, la Dame de la Grève, les Dépositaires, y auraient trouvé place, et de même que la Fleur d’or a montré sous un jour nouveau les poésies des Ternaires, cette seconde édition des Histoires poétiques aurait révélé l’abondante inspiration de l’auteur dans la dernière période de sa vie. S’il n’a pas eu le temps d’accomplir lui-même son œuvre, il en a laissé le plan très net, très précis, et le rêve du scrupuleux artiste sera réalisé.

Les derniers vers que Brizeux ait imprimés sont intitulés l’élégie de la Bretagne. C’est le cri suprême du barde. On dirait qu’il désespère de l’œuvre à laquelle il a consacré sa vie. Dans cette lutte pour la défense des vieilles mœurs, il se sent vaincu et il pousse un gémissement à faire tressaillir les os des ancêtres. Ah ! le grand destructeur arrive, c’est la machine en feu qui roule sur la voie de fer :


Le dernier de nos jours penche vers son déclin :
Voici le dragon rouge annoncé par Merlin !
Il vient, il a franchi les marches de Bretagne,
Traversant le vallon, éventrant la montagne,
Passant fleuves, étangs, comme un simple ruisseau,
Plus rapide nageur que la couleuvre d’eau :
Il a ses sifflemens ! Parfois le monstre aveugle
Est le taureau voilé dans l’arène et qui beugle :
Quand s’apaise la mer, écoutez longuement
Venir sur le vent d’est le hideux beuglement !

Bientôt ils descendront dans les places des villes,
Ceux qui sur les coteaux chantaient, gais chevriers,
Vendant leurs libres mains à des travaux serviles,
Villageois enlaidis vêtus en ouvriers.

Ô Dieu qui nous créas ou guerriers ou poètes,
Sur la côte marins et pâtres dans les champs.
Sous les vils intérêts ne courbe pas nos têtes.
Ne fais pas des Bretons un peuple de marchands !

Nature, ô bonne mère, éloigne l’industrie !
Sur ton sein laisse encor nos enfans s’appuyer !
En fabrique on voudrait changer la métairie :
Restez, sylphes des bois, gais lutins du foyer !

La science a le front tout rayonnant de flammes,
Plus d’un fruit savoureux est tombé de ses mains :
Éclaire les esprits sans dessécher les âmes,
Ô bienfaitrice ! alors viens tracer nos chemins.

Pourtant ne vante plus tes campagnes de France !
J’ai vu par l’avarice ennuyés et vieillis
Des barbares sans foi, sans cœur, sans espérance,
Et, l’amour m’inspirant, j’ai chanté mon pays.

Vingt ans je l’ai chanté… Mais si mon œuvre est vaine,
Si chez nous vient le mal que je fuyais ailleurs,
Mon âme montera, triste encor, mais sans haine.
Vers une autre Bretagne, en des mondes meilleurs !


Ainsi le poète était toujours ramené à sa patrie ; qu’on ne croie pas cependant que dans ces beaux vers il s’agisse seulement de la Bretagne. La Bretagne ici, c’est la patrie de l’âme, c’est le domaine de la religion, de la philosophie et de l’art ; le dragon rouge, c’est la toute-puissance de l’industrie et le matérialisme destructeur. Ceux qui voient avec effroi grossir comme un torrent la servile démocratie de notre époque, tous ceux qui combattent pour la défense de l’idéal, pour la cause des idées philosophiques et religieuses, tous ceux qui mettent encore l’esprit au-dessus des sens et l’homme libre au-dessus de l’esclave ont le droit de répéter en leur nom la noble clameur du poète !

J’ai oublié de mentionner deux ouvrages de Brizeux qui complètent sa physionomie, deux ouvrages celtiques et français à la fois, la Harpe d’Armorique (Télen Arvor)[11] et Sagesse de Bretagne (Fumez Breiz)[12]. La Harpe d’Armorique est le recueil des vers qu’il a composés dans sa langue natale pour les paysans de Léon et de Cornouaille. La plupart de ces chants sont bien connus aujourd’hui de Vannes à Kemper et de Kemper à Tréguier. Les bardes rustiques les débitent aux fêtes patronales avec accompagnement de biniou, les métayers les répètent au coin de l’âtre pendant les soirées d’hiver. L’auteur nous en donne ici le texte breton avec une traduction littérale ; il les a traduits ailleurs en beaux vers et les a insérés dans ses poèmes, unissant ainsi ses inspirations populaires à ses inspirations d’artiste, car l’unité est partout dans la vie et les œuvres de Brizeux. Le livre intitulé Sagesse de Bretagne est un petit trésor de proverbes armoricains, « Nous l’avons recueilli, dit le poète, de la bouche même des marins et des laboureurs. » On y sent en effet la saveur du sol et de la mer. Fruits variés de l’expérience, bon sens pratique, finesse joyeuse, profondeur naïve, voilà ce que renferment d’ordinaire les recueils de cette nature ; il y a dans celui-ci des accens imprévus où se révèle une race originale. L’ingénieuse distribution de ces devises en augmente l’intérêt ; vous reconnaissez encore le poète à la manière dont il a lié sa gerbe. L’ouvrage est terminé par une touchante et instructive notice sur M. Legonidec ; le portrait de ce savant homme est à sa place au milieu de ces études celtiques dont il a été le promoteur. Ajoutons à ces curieuses recherches un Dictionnaire de Topographie bretonne, auquel Brizeux a consacré de longues années, et que ses compatriotes, sans doute, ne laisseront pas inédit. Si les Histoires poétiques sont les notes morales du poème des Bretons, ces deux livres en sont les notes philologiques, géographiques, et ils montrent avec quel soin religieux l’écrivain accomplissait sa tâche.

Voilà le poète ; l’homme n’est pas moins intéressant à étudier de près. Il y a plus d’un maître, et parmi les premiers, qui n’est poète qu’à ses heures ; Brizeux l’était sans cesse. L’inspiration le possédait toujours ; sa sensibilité était si vive, si exquise, que toute chose se transformait pour lui en sujet de joie ou de douleur. Joie et douleur, tristesse ou enthousiasme, chez ces natures de choix, n’est-ce pas l’inspiration même ? Il se révoltait quelquefois contre cette sensibilité ardente ; la douleur, à laquelle il offrait tant de prise, était son ennemi personnel, et il déployait une verve philosophique singulièrement hardie chaque fois qu’il attaquait l’insoluble question : pourquoi le mal ? Ce problème était le tourment de son esprit ; il ne voulait pas cependant que sa poésie en conservât la trace. S’il écrivait des vers où éclataient ses doutes, ses révoltes, ses interrogations adressées au Créateur, ce n’était que pour lui seul. J’en ai trouvé dans ses notes, et de bien beaux, avec ces mots tracés d’une main ferme : à brûler. Son extrême facilité d’émotions était corrigée en effet par une vigueur de méditation peu commune. Sentir vivement, méditer avec force sur les sentimens de son âme, c’était, on peut le dire, la constante occupation de Brizeux. Le résultat de ce double travail intérieur fut la sérénité, l’harmonie, où il voyait avec raison le but suprême de l’art. Aux heures où il souffrait le plus, il voulait que sa poésie ne parlât aux hommes que de consolations, il voulait faire aimer la vie, et il y découvrait maints trésors ; il voulait charmer et fortifier les âmes, les arracher à l’ennemi, à la douleur maudite. La religion, la famille, la patrie, les plus saines émotions de la vie humaine, les meilleures joies du cœur et de l’esprit, voilà ce que chantait Brizeux, et cela, je le répète, à l’heure même où ses souffrances morales semblaient le vaincre, où ses larmes parfois mouillaient le papier. Il est bien de lui, ce vers si tendre :


Tous entendront ma voix, nul ne verra mes pleurs.


Ces méditations, curieuses, ardentes, sur la vie philosophique et morale, Brizeux les appliquait aussi aux questions de littérature et de style. Il appartenait certes au mouvement de la poésie nouvelle éclose chez nous de 1820 à 1830 ; il avait assez marqué sa place dans cette rénovation de l’art, lui qui avait créé en France l’idylle vraie, l’idylle à la fois réelle et idéale ; libre cependant, sans préjugés d’école, il étudiait les maîtres classiques avec une pénétration merveilleuse. Son admiration, très fine et très indépendante, n’admettait pas de jugemens convenus. Il louait ou blâmait, pièces en mains, avec des raisons personnelles, très senties, qui eussent bien surpris parfois les commentateurs attitrés. Son La Fontaine, son Boileau étaient chargés de notes à la fois respectueuses et hardies. Dans son ardeur à renouveler chez nous le récit poétique, il étudiait les secrets de La Fontaine, et ce style le jetait en extase, bien qu’il ait poétiquement déchiré la page où le fabuliste médit de Kemper-Corentin. On eût dit qu’il conversait de plain-pied avec ces hommes d’un autre âge, et cela sans présomption aucune, sans ombre d’arrogance, comme un disciple de l’idéal qui cause librement avec un maître enchanté lui-même de l’ardeur et de la liberté du disciple. Il reprenait maintes choses, hasardait un conseil, soulignait un vers et le refaisait parfois[13]. Il avait beaucoup lu, sans trop de méthode, un peu à la façon de La Fontaine. Il possédait comme lui les poètes du Nord et du Midi, ceux du Midi surtout. Bien qu’il ait ardemment aimé Shakspeare, Byron, les lakistes, et qu’il ait goûté avec finesse les complications savantes de Goethe, il revenait toujours cependant à la tradition grecque et latine, aux chantres des pays du soleil, et avec la libre allure de sa critique il leur associait les poètes orientaux, les sages persans, les mystiques hindous, se rappelant, il l’a dit plus d’une fois, que sa race celtique était fille de l’Asie. Il aimait la Sàvitrî du Mahâbhârata autant que la Nausicaa de l’Odyssée.

Son invention était ardente aussi et beaucoup plus variée qu’on ne l’a cru. S’il achevait ses moindres œuvres avec lenteur, les retouchant sans cesse, amoureux de l’ensemble et de chaque contour, sa conversation était pleine d’idées, de plans qu’il traçait tout à coup et avec fougue. Plus d’un écrivain lui a dû des inspirations fécondes. Le théâtre, où il avait débuté avant de se connaître lui-même, le tentait de nouveau dans sa maturité. Le roman ne l’attirait pas moins, et s’il n’avait été dévoué à la poésie pure, on devine tout ce qu’il y aurait mis de finesse, d’élévation morale, de délicates études psychologiques. Je trouve dans ses papiers des notes très curieuses, très nombreuses, pour un roman intitulé Valentin, qui aurait été le résumé de son expérience et de sa philosophie. Les vers du Livre des Conseils, où il recommande si bien l’harmonie de nos facultés, l’alliance des contraires, l’équilibre en toute chose, car la vie est un art, eussent servi d’épigraphe à cette histoire. « Je veux, dit-il, conduire mon héros jusqu’à cet état de sérénité et de force où l’âme est suî compos. Il n’y arrivera qu’après de dures épreuves. Avant qu’il se résigne en sage, on entendra ses cris… Que ce soit un livre fortifiant et sain, le contraire de René, d’Adolphe, etc., sans que cette prétention soit affichée. Suî compos, voilà le but de ce livre. » Au milieu des détails, des indications de caractères, il y a çà et là des jugemens très fins sur les principaux romans psychologiques de notre siècle. Citons encore une ligne qui explique l’intérêt de ces notes : « Il faut que cette étude contienne mon esthétique, ma philosophie, ma politique, ma religion. » La pensée première de ce roman avait tant de prix pour Brizeux, que je la retrouve sous la forme d’une comédie intitulée l’Équilibre. Le plan est fait, les actes et les scènes sont distribués ; chaque personnage est annoncé avec les nuances de son caractère : il s’agit de corriger (Brizeux souligne le mot en souriant), il s’agit de corriger, ni plus ni moins, le Misanthrope de Molière. Entre Alceste et Philinte, il faudrait un Ariste, c’est-à-dire Molière lui-même, et Molière fa oublié. Brizeux réparera l’omission. Il met en scène une âme franche, impétueuse, dont l’âpreté a besoin d’être contenue par la science de la vie ; en face de ce nouvel Alceste, il place trois ou quatre Philintes (la race a pullulé), une véritable légion de complaisans qui excusent tout, parce qu’ils ne croient à rien. Voilà bien des occasions d’emportemens pour l’Alceste du XIXe siècle ; où est Ariste pour régler cette passion qui s’égare ? Ariste est représenté par une femme. Cette harmonie que cherche le poète, cette mesure dans l’ardeur généreuse et la patience, cette science de la vie enfin, c’est une mère qui est chargée de l’enseigner à l’homme.

Je ne rendrai pas à Brizeux le mauvais service de louer des œuvres qui n’existent qu’en projet ; en telle matière, l’exécution est tout. Je signale seulement ces ébauches de romans, de comédies (il y en a d’autres encore), afin de marquer avec plus de précision la physionomie de l’écrivain. Pourquoi ne les a-t-il pas terminées ? Parce que la poésie pure le rappelait toujours. Lévite consacré à l’art des vers, il se laissait entraîner à sa fougue, à fabondance de ses idées, il jetait sur le papier maintes ébauches, puis, au moment de commencer sa comédie ou son roman : « Non, disait-il, je resterai fidèle à l’unité de ma vie, à l’harmonie de mon œuvre. » Sur ce terrain, sa verve, si concentrée qu’elle fût, était intarissable. Entre cent autres projets, il méditait depuis longtemps un grand poème sur l’époque héroïque de son pays. Ce devaient être trois récits, Tristan, Merlin, Arthur, poétiques et touchantes histoires, distinctes l’une de l’autre et unies cependant par un lien commun sous ce même titre : la Chute de la Bretagne. Brizeux répondait ainsi à la critique de M. Magnin, critique intelligente et féconde, puisqu’elle provoquait une telle ardeur. L’ouvrage, d’après le plan de l’auteur, n’aurait pas eu moins de trois mille vers ; c’eût été le pendant du poème des Bretons. On aurait vu en face la Bretagne fabuleuse et la Bretagne réelle, les pères et les enfans, les druides et les prêtres, les héros et les pâtres[14].

On a parlé de ses vivacités, de ses brusques humeurs, de ses enthousiasmes et de ses antipathies également passionnés ; pourquoi omettrais-je ce trait de physionomie qui achève de le peindre ? Il s’en est accusé lui-même, et plus d’une fois, dans ses vers. N’oublions pas d’ajouter que la passion chez lui cédait bien vite à la raison ; nul n’était plus prompt à revenir. La générosité du cœur réparait les emportemens de l’esprit. Je n’en citerai qu’un exemple, et si je choisis celui-là, c’est qu’il se rattache à une œuvre du poète. Un jour, au début de la guerre de Crimée, quand il écrivait ses appels à l’Allemagne, il avait composé une autre pièce, une invective furieuse contre la race germanique. L’Allemagne était la Chine de l’Europe, le pays des conseillers titrés, des mandarins pédans ; il raillait tout, le philosophe, le philologue, l’étudiant alourdi par la bière.


L’éternel professeur avec sa fiancée
Éternelle ;


bref, la satire et l’insulte y étaient prodiguées à pleines mains en des vers merveilleusement frappés. J’écoutai en souriant, puis je pris la défense de l’Allemagne ; je lui peignis en quelques mots ce noble peuple dévoué à la science, aux lettres, à la pensée ; je lui rappelai en quelle estime y étaient tenus les poètes, comme les maîtres de l’art y étaient populaires. Bien des choses qu’il aimait en Bretagne se retrouvaient, lui disais-je, dans les vallées du Neckar ; l’Allemagne aussi est la terre des chênes. Le pays de Pelage, d’Abélard, de Descartes, avait-il le droit de maudire ainsi le pays de Leibnitz et de Kant ? Cette aversion que les Schlegel et autres avaient témoignée à la France avait son origine en 1813, c’était le réveil du sentiment national ; je le réfutai avec ses principes mêmes, avec ses vers, je lui rappelai la pièce aux Prêtres de Bretagne. Je vis ses yeux s’emplir de larmes ; il prit le papier où était tracée son invective et le déchira en morceaux.

On a parlé aussi de son existence trop peu assise et de son médiocre souci des conventions mondaines. Brizeux, si élégant dans sa jeunesse (c’est ainsi que le peint ce condisciple dont je citais plus haut les souvenirs), avait contracté en voyageant des allures toutes nomades. À coup sûr, il tenait plus à l’élégance morale qu’à la correction extérieure. Pendant ses longs séjours au milieu des paysans de la vallée du Scorf, étudiant les mœurs et le langage rustiques, passant les soirs au coin de l’âtre, dans la métairie ou l’auberge du bourg, il y avait pris des habitudes qu’il n’oubliait pas assez en revenant à la ville. Sa vie errante, cette manière de travailler dans les rues, cette parfaite ingénuité qui ne se défie ni des sots ni des pédans, tout cela pouvait lui nuire. Quelquefois même ce n’étaient pas les pédans et les sots qui le blâmaient ; ses amis ne lui ménageaient pas les conseils, et quel vrai poète n’a pas eu besoin dans sa vie d’être guidé parfois comme un enfant ? Quant à ceux qui ont envenimé ces reproches pour fermer à l’auteur de Marie et des Bretons les portes de l’Académie française, je leur souhaite de n’avoir jamais sur la conscience de plus graves péchés que les siens. Ses torts, s’il en eut, n’ont nui qu’à lui seul ; ses vertus ont profité à plus d’un. Il a honoré les lettres autant qu’aucun écrivain de ce temps-ci. Quand je me représente l’indépendance de son caractère, la pureté de sa vie, son amour de la France, sa fidélité à l’art et à l’amitié, son sentiment de sa dignité poétique, à la fois si modeste et si fier, je voudrais inscrire sur son monument ces vers qu’il a composés pour le tombeau d’un ami :


C’était un diamant. La perle la plus rare
Se dissout dans l’acide et finit lentement.
L’acier lance en éclats le marbre de Carrare.
Rien n’entamait son cœur. C’était un diamant.


Tous ceux qui connaissaient Brizeux ont pleuré en lui plus que le poète. La Bretagne a bien senti la perte qu’elle vient de faire. Parmi tant de pièces de vers inspirées par la mort du barde, qu’on me permette d’en citer au moins une ; elle est écrite dans sa langue natale, et on y entend comme un gémissement de ces bruyères au milieu, desquelles il demandait à être enseveli avec Albin, Daniel, et tous ceux du canton.

mort du barde de la petite-bretagne.
Mourir pour revivre.

« Douleur, douleur à toi, Petite-Bretagne ! — Gémissez et répandez des larmes, — rochers aux bords de la mer profonde, — et vous, chênes, au sein des forêts ! —

« La mort impitoyable, comme un loup sorti des bois au milieu de l’hiver, — fauche sans merci dans notre Bretagne ; — sa faux est toute rouge de sang. —

« Mais ce sang-là a bonne odeur ; — il sent la rose et l’aubépine blanche ; — car c’est le sang d’un barde, un vrai Breton, — qui partout chantait son pays.

« Brizeux est mort, le barde d’Arvor ! — Il est mort pour revivre en un monde meilleur. — Chantez le chant d’adieu, ô vous, forêts et mer ! — Rossignol de nuit, pleure son trépas. —

« Et vous, ô Marie, sur sa tombe priez Dieu et la Vierge, — et mettez une rose nouvelle à l’endroit du cœur du doux chanteur. —

« Mais où faudra-t-il enterrer le corps du barde qui chanta si bien le pays que nous aimons tous, — mer tout autour, bois au milieu ? —

« Mettez-le à la pointe du Raz, près de la mer profonde, où il entendra dans le vent le chant des blanches prêtresses de l’île de Sein.

« Ou bien encore mettez-le dans la plaine de Carnac, sous le plus grand des men-hîr, et près de là plantez un jeune chêne.

« Sur le men-hîr fruste et sans ornement vous graverez un petit livre doré, — et aux branches du chêne vous suspendrez une harpe. —

« Et le vent de mer, en passant, chantera des sônes et des gwerz, et sur les branches du chêne le rossignol pleurera toute la nuit.

« Ô Français, dans votre Académie vous n’avez pas voulu du barde de Bretagne, qui chanta toujours la patrie et la foi[15].

« — Et vous avez bien fait, — car dans un autre monde il est avec Gwenclan et Aneuzin (une académie qui n’est pas mauvaise), — avec Taliésin et Merlin.

« — Mais en Bretagne il y a des bardes encore ; — or chantez tous ses louanges en des gwerz qui vivront à jamais dans le pays.

« — Et moi, je voudrais avoir deux ailes et de grandes plumes pour m’envoler au loin par-delà la mer bleue, afin de dire à nos frères des contrées lointaines : — « Pleurez et portez le deuil ! »

« Il est mort, le barde de la Petite-Bretagne ! Bois de chênes, et vous, mer, pleurez ! » — « S’il est mort, c’est pour revivre d’une vie meilleure ! » répond une voix venue de loin[16]. »

On connaît les détails de sa mort. Atteint d’une maladie de poitrine, il était allé dans le midi de la France, à Montpellier, chercher le soleil qu’il aimait tant. Ni le soleil d’avril, ni les soins de l’amitié, ni les secours de l’art, ne purent le sauver. Il garda jusqu’au dernier jour la sérénité de son intelligence, l’exquise sensibilité de son âme. Du cœur et des lèvres il envoyait un souvenir à chacun de ses amis. Ses dernières pensées ont été pour sa mère et la Bretagne. « Quand je serai mort, disait-il à celui qui l’assistait, insérez quelques mots très simples, très modestes, dans un journal de Montpellier ; dites que la Bretagne devrait bien ouvrir une souscription pour faire transporter mon corps dans ma patrie. J’ai fait cela moi-même pour Legonidec[17]. » L’inspiration religieuse ayant été l’âme de sa vie et de ses chants, on me demandera sans doute dans quels sentimens il est mort. Je dois être discret sur ce point ; Brizeux a voulu mourir caché comme il avait vécu. Je le dirai seulement, car il ne me l’a pas défendu, et cette révélation contiendra peut-être un avertissement salutaire : le parti qui se prétend religieux, et qui éloigne du christianisme un grand nombre des plus nobles âmes de ce temps-ci, lui était devenu, dans ces dernières années, plus odieux que jamais. Il craignait d’être confondu avec ces pharisiens, et cette crainte le préoccupait beaucoup trop assurément : quel rapport entre l’artiste chrétien et de judaïques docteurs ? Il est mort (le 3 mai 1858, à cinq heures du matin) plein de foi et d’espérance, plein de foi en la bonté de Dieu et d’espérance dans une vie meilleure. Il s’accusait de ses fautes avec l’humilité d’un cœur pur : « J’étais si faible ! » disait-il. Le jour où son corps fut porté à l’église et de là au cimetière dans un caveau d’attente, l’ami qui ne l’avait pas quitté jusqu’à la dernière heure, se rappelant qu’à la mort de Klopstock on avait récité sur sa tombe les plus touchans épisodes de la Messiade, crut aussi pouvoir lire sur le cercueil de Brizeux quelques-uns des plus beaux chants sortis de son âme. Le lendemain, il écrivait à un ami ces paroles, assez peu orthodoxes, je le confesse, mais qui résument avec fidélité le christianisme confiant et les suprêmes aspirations de Brizeux : « Le cercueil va partir pour Lorient. Ce pauvre corps que j’ai vu tant souffrir reposera sous la terre de Marie ; l’âme est dans une autre Bretagne, en des mondes meilleurs, avec Platon, Virgile, saint Jean, Raphaël, saint Corentin, patron de Kemper, et saint Cornéli, patron des bœufs. »


Saint-René Taillandier.
  1. Voyez la Revue du 15 février 1855.
  2. Voyez la Revue du 15 février 1841 et du 1er août 1845.
  3. Le correspondant si distingué dont j’ai résumé les notes, et que je me permets de contredire ici, est M. Lenir, naguère chef du personnel à l’administration des domaines, aujourd’hui directeur de l’enregistrement à Quimper.
  4. Elle a été écrite en collaboration avec M. Philippe Busoni.
  5. Jouée à l’Odéon le 16 mars 1826.
  6. Voyez l’article sur M. Magnin dans la Revue du 15 octobre 1843.
  7. Je ne citerai que ce passage ; il suffit pour donner le ton des vers et de la pièce :


    RACINE.

    Tu boiras donc toujours !

    CHAPELLE.

    Tu boiras donc toujours ! Oui, parbleu ! mon enfant,
    Dans le vin les bons vers. Je conviens que pourtant
    Tu ne les fais pas mal, non plus que ce Molière.

    RACINE.

    Ah ! sans lui tu serais au fond de la rivière.

    CHAPELLE.

    Chut ! ne me parle plus de cet affreux repas.
    J’en tremble encor. D’ailleurs tu ne t’y trouvais pas.
    J’en suis fâché, mon fils, cela manque à ta gloire.
    Souper fameux auquel à peine on pourra croire,
    Que peut-être un auteur doit illustrer un jour,
    Sûr d’illustrer aussi sa mémoire à son tour !

    RACINE.

    Tu ne feras point là le plus beau personnage.

    CHAPELLE.

    Je ferai le plus gai, c’est assez mon usage. (Scène XII.)

  8. Marie a paru au mois de novembre 1831, bien que le livre porte la date de 1832.
  9. Le Pianto a été publié dans la Revue le 15 janvier 1833.
  10. M. Charles Magnin ; voyez la Revue du 1er août 1815.
  11. 1 volume, Lorient 1844.
  12. 1 volume, Lorient 1855.
  13. Parmi des remarques très précises sur Corneille et Racine, sur Molière et La Fontaine, les deux grands, comme il les appelle, je trouve cette rectification d’une petite pièce de Malherbe. Il commence par transcrire les vers sur la pucelle d’Orléans brûlée par les Anglais :


    L’ennemi, tous droits violant,
    Belle amazone, en vous brûlant
    Témoigna son âme perfide ;
    Mais le destin n’eut point de tort :
    Celle qui vivait comme Alcide
    Devait mourir comme il est mort.


    Puis il ajoute : « les quatre premiers vers sentent un peu le Normand et la procédure. On pouvait dire plus vivement :


    Monte au bûcher, fille intrépide,
    Et laisse à l’Anglais son remord :
    Celle qui vivait comme Alcide
    Devait mourir comme il est mort. »

  14. On ne lira pas sans intérêt le programme du poète : « L’histoire et les noms de Gauvain, Lancelot, Ivain, Perceval, Érec, se mêleront à cette trilogie. Artliur pourra paraître dans le poème de Tristan, de Merlin, et chacun réciproquement dans les trois poèmes, de manière à faire un tout de ces trois histoires séparées. Le bénéfice de ce plan est de conserver isolé chacun de ces poétiques récits, et cependant de former un tout nommé la Table-Ronde ou la Chute de la Bretagne. Le défaut du poème de l’Arioste, œuvre admirable, c’est que, le lien étant naturellement rompu et le nombre des acteurs immense, l’intérêt ne s’arrête sur personne,… mais il ne voulait qu’amuser. Il faut que ce poème intéresse et touche. Mœurs héroïques, sans emphase, mais prises au sérieux. »
  15. Ce reproche n’est pas tout à fait juste. Quelques jours après la mort de Brizeux, un membre éminent de l’Académie française m’écrivait ces mots : « Hier, à notre réunion du jeudi, on savait la triste nouvelle, et l’on s’en est fort entretenu, avec tous les regrets et les éloges dus à un poète qui appartenait par bien des côtés à l’Académie, et qui était fait pour lui appartenir de plus en plus. »
  16. L’auteur de ces vers est M. F.-M. Luzel.
  17. M. le ministre de l’instruction publique s’est empressé de contribuer à cette œuvre pieuse. Des souscriptions ont été ouvertes en Bretagne et à Paris. Brizeux aura sa tombe dans sa ville natale et un monument dans la vallée du Scorf. Un statuaire qui savait apprécier le poète, M. Etex, s’est offert généreusement pour sculpter ce monument funéraire.