Poètes italiens
La Revue bleueSérie 4 Tome 11 (p. 33-36).
POÈTES ITALIENS

L’éclatant succès que M. Fogazzaro et M. d’Annunzio ont obtenu en France a attiré l’attention sur le mouvement littéraire en Italie, et c’est tout à fait à une préoccupation du public français que répond Jean Dornis par le livre qu’il a publié récemment : la Poésie italienne contemporaine.

Jean Dornis, avec une modestie que tous les critiques devraient avoir, s’efface le plus qu’il peut, en son livre, derrière les auteurs dont il s’occupe. Citer beaucoup, traduire exactement, mettre les textes en note pour que l’on puisse lire dans l’original, qui peut, et contrôler la traduction ; se borner, comme critique, à classer les poètes selon les écoles, les nationalités et les affinités, à donner une courte biographie et à relier les fragments cités par quelques lignes de transition : tel est le procédé continuel de J. Dornis, procédé non seulement modeste, mais extrêmement utile, puisqu’il s’agit de faire connaître des poètes dont la réputation, pour la plupart, n’a point passé les Alpes et de mettre en goût de les lire en entier ; et puisqu’il s’agit aussi de montrer qu’ils sont nombreux.

Il fallait donc faire entrer beaucoup de figures dans cet album, y faire entrer beaucoup de textes, et réduire à son quasi minimum la part et l’office de l’historien littéraire et du critique.

Et, certes, Jean Dornis est un assez agréable écrivain et un assez fin critique pour que de temps en temps on ne laisse pas de regretter le sacrifice qu’il a fait ainsi ; mais on sent qu’il était nécessaire et l’on sait gré à l’auteur d’avoir, avec tant de désintéressement, porté tous ses soins à nous donner surtout une anthologie bien ordonnée.

Ce n’est déjà pas si facile. J. Dornis sera récompensé et de son travail, et de sa réserve ; car, évidemment, ce que le public demande en ce moment-ci, en pareille matière, c’est de pouvoir lire beaucoup de textes italiens. Il y en a un très grand nombre ici, et qui semblent très bien choisis, sans esprit de système, avec goût et avec un extrême souci d’être complet. Voilà qui est bien ; c’est-à-dire, voilà un livre consciencieux et un guide sûr. Toute notre gratitude à Jean Dornis.

Ce qui frappe, à passer ainsi en revue les poètes italiens contemporains, c’est d’abord leur nombre, et ils me semblent, dans une nation de trente millions d’habitants, être plus nombreux que les poètes français et beaucoup plus nombreux que les poètes allemands ; mais ces statistiques ne peuvent jamais être très sûres ; et puis la question de qualité opposée à la quantité dent toujours se jeter à la traverse ; et donc il n’y a pas lieu d’insister.

Cependant, le fait est à relever. Les poètes lisibles et qui ont quelque chose à dire, ou à peu près, et qui savent leur métier, sont plus que légion en Italie ; ils sont une armée. Ils sont, comme nombre, ce qu’Us étaient en France au xviiie siècle, ou de 1825 à 1845. Cela ne laisse pas d’être à considérer ; parce que cela prouve qu’on les lit. Il y a toujours plus de livres imprimés que de livres lus ; mais il n’y en a pas beaucoup plus. Ces choses sont encore en rapport. Ainsi, par exemple, après le roman, ce qui abonde chez nous, comme livre imprimé, c’est la critique. Cela veut dire que le public, sans lire tout cela, cependant en lit une bonne partie, est très curieux de théories et de commentaires, devient un public de vieux étudiants, et, par parenthèse, je n’en suis pas autrement ravi.

Le public italien, lui, évidemment sourit aux poètes, les invite par ses airs engageants, et, en lisant une centaine, en fait éclore mille. C’est la proportion ordinaire. Je voudrais que le public français eût quelque chose des goûts du public italien. Un peu moins de romans, un peu moins de critiques, un peu plus de vers, cela me paraîtrait plutôt un progrès.

Mais quoi ? Ce qui manque le plus aux poètes, en France, depuis un demi-siècle environ, c’est le public féminin. Les femmes étaient férues de poésie dans la première moitié de ce siècle. En immense majorité, elles y sont absolument insensibles à l’heure actuelle. J’en ignore complètement les raisons, nais je suis sûr du fait. Or les hommes lisent, pour eux, des livres spéciaux, et ne fréquentent guère théâtre, romanciers et poètes, que pour en causer avec les femmes ; et vous voyez tout de suite les conséquences. Du moment que les femmes ne les lisent point, les poètes en sont réduits à se lire les uns les autres. Mauvais public. Cultivez-vous les uns les autres revient un peu à dire : bêchez-vous mutuellement.

Donc, poètes estimables très nombreux en Italie, ce qui suppose publie amateur de vers très considérable en Italie, c’est au moins un premier fait d’histoire littéraire très intéressant à relever.

Ce dont on s’avise ensuite, c’est que tous ces poètes ont entre eux étroit parentage et ne sont pas extrêmement différents les uns des autres. Je sais bien que cette impression vient surtout de ce que nous les lisons en français, ou de ce que nous les lisons en italien avec une insuffisante connaissance de la langue italienne. Ce sont conditions excellentes pour trouver les poètes sensiblement pareils les uns aux autres ; car les poètes diffèrent surtout par le style, c’est-à-dire par la manière, c’est-à-dire par le tempérament ; et si nous voyons les étrangers, parfois, faire peu de différence entre Parny et Lamartine, entre Hugo et Vacquerie, entre Molière et Destouches, entre Champfleury et Flaubert, entre Ronsard et du Bartas, c’est que des uns et des autres l’essentiel leur échappe, à savoir le style et le ton, et, autrement dit, leur démarche même et leur physionomie, et autrement dit, ce qu’ils ont de plus personnel, et autrement dit, en dernière analyse, leur personne.

Et par conséquent, nous pouvons et nous devons faire la même erreur sur les poètes italiens que nous lisons en français ou que nous lisons mal en italien.

Cependant, à tout le moins, puis-je me hasarder à dire que les poètes italiens contemporains tournent dans un cercle relativement assez circonscrit, et sinon par leur physionomie, dont je suis mauvais juge, du moins par l’objet où ils s’appliquent, ne laissent pas d’être assez voisins les uns des autres. Tous romantiques, c’est le mot qui vient assez naturellement et presque d’une façon continue en les lisant.

J’entends par romantiques des hommes en qui dominent la sensibilité et l’imagination et qui ont accoutumé de n’employer la poésie qu’à nous faire des confidences sur leur état d’âme. J’entends par romantiques des élégiaques lyriques, pour parler en pédant, à dessein de parler clair ; et tous les poètes italiens contemporains sont des élégiaques lyriques, ou autrement dit des élégiaques qui ont de l’imagination ou qui font effort pour en avoir.

Il y aurait môme une petite classification à risquer à cet égard. Tout romantique est un élégiaque lyrique. Seulement, il y en a chez qui l’imagination domine, et d’autres chez qui c’est la sensibilité. Et quand c’est la sensibilité, tant mieux pour celui-ci : il est grand poète, tout uniment, sans sortir de chez lui, ni de lui, et il s’en va vers la postérité sans déchet ni déchéance, contenant plus de « vérité générale » que quiconque, salué « plus humain » que n’importe quel, parce que la sensibilité ne change pas.

Et quand c’est l’imagination, don plus rare, cependant, à mon avis, tant pis un peu pour celui-ci, nonobstant ; parce que le tour d’imagination change de génération en génération et que ce qui était franche et pure imagination dans le demi-siècle qui précède, paraît rhétorique au demi-siècle qui suit…

Mais je m’égare. Encore est-il que le romantique est celui qui est un élégiaque lyrique, et qu’élégiaques lyriques sont tous les poètes italiens contemporains.

Je sais bien ; car vous n’ignorez pas que j’aime à ne point abonder dans mon sens ; qu’il y a en Italie toute une école vériste, réaliste, naturaliste, à moins qu’il n’y ait trois écoles, l’une vériste, l’autre réaliste, l’autre naturaliste, ce qui encore est possible. Mais, d’une part, cette école, ou ces écoles, n’est pas, ne sont pas très considérables ; d’autre part, vous voyez le lyrisme y poindre tout d’abord, très vite, et avant même que le programme vériste, réaliste ou naturaliste soit à moitié rempli. Certains poètes en Italie jettent les yeux plus loin que leur cœur et s’inquiètent de regarder les petits bourgeois, les hommes du peuple, les petits, les humbles, etc. Fort bien, et voilà des poètes qui ne sont pas des élégiaques lyriques. Lisez-les. Très vite, vous les voyez éclater en imprécations ou se répandre en lamentations à propos de ce qu’ils viennent de voir et de ce qu’ils tiennent de peindre à peine. Le génie lyrique et élégiaque les reprend, si tant est qu’ils n’aient pas jeté le coup d’œil rapide sur la réalité, seulement pour y puiser un motif de développement lyrique ou élégiaque. Ils ne sont pas si différents de leurs confrères ou de leurs rivaux que, peut-être, ils se l’imaginent.

Et surtout ils sont très rares. L’immense majorité des poètes italiens ne fait que des élégies et des odes. L’immense majorité des poètes italiens nous raconte mélodieusement ses peines de cœur. L’Italie est en plein romantisme.

Ce romantisme est quelquefois très savoureux. Sans parler de Fogazzaro et de son Livre de Miranda qui est un chef-d’œuvre de sensibilité vraie et profonde, la vraie « confession d’une jeune fille », le bréviaire même des âmes aimantes et douloureuses, et qui est certainement la plus belle œuvre poétique de cette seconde moitié de siècle, mais qui, Dieu merci, est assez connu ; — sans parler de Gabriel d’Annunzio… mais pourquoi non ? Ses vers ne sont pas si familiers aux Français que ses romans, et je ne puis pas me tenir de citer quelques fragments de ces élégies passionnées où revit toute l’âme d’un Tibulle, avec, en outre, cette âpreté suppliciante de mélancolie et ce grand sentiment de la nature, redoublant cette mélancolie même, qui sont choses modernes, pour notre malheur, hélas ! et aussi pour la grandeur de l’art.

Connaissez-vous ceci ? C’est admirable, même en français. Je ne sais pas si jamais plainte plus navrante est sortie d’un cœur humain ; et en même temps c’est composé comme un poème de Victor Hugo, peut-être avec une maîtrise plus sûre encore :

Toujours j’aurai dans les yeux ce paysage, ô silencieuse forêt nue, jamais oubliée !

Nous descendions doucement un escalier étroit où l’ombre paraissait de glace… Nous étions seuls. Une source rauque gémissait au pied d’une terrasse. Haut dans le ciel, l’antique château féodal montait. Des fumées étaient éparses dans le ciel comme de blancs flocons. Dedans courait un rire d’or ténu et les cimes nues de la forêt paraissaient s’évaporer dans cet or. Les fougères, sur les sommets, étaient de minces flammes d’or.

Elle se taisait, regardant. Mais son âme lourde, douloureuse, toute montée dans ses yeux, disait : « Je comprendrai, dans le doux silence, que nous aimions la vérité cruelle. Donc, c’est pour cela, ô mon unique ami, pour cela que tu m’as amenée aux chers lieux, où, un jour, je crus sentir en moi s’ouvrir le printemps ? »

Elle se taisait, les yeux au loin. J’entendais, moi, sa voix intérieure ; mais je ne répondis point. Je me tus. Je ne répondis jamais. Un sceau me fermait la bouche. Invinciblement, contre elle, du fond de mes entrailles je ne sais quelle haine montait…

A présent qui nous poussait dans le chemin ? Peut-être un souvenir. Et pourquoi franchîmes-nous la hauteur désolée ? Il y avait, sur cette hauteur, un bois taillis. Toutes les tiges dénudées, grises, grêles, surgissaient, égales, comme une armée de lances rangées en bataille. Ou plutôt, ô mon âme ! comme une longue solennelle rangée de cierges éteints dans l’air muet. Certes ils lui parurent tels tandis qu’elle passait. Elle songea à la mort. Je lus dans ses yeux : « Veux-tu donc que je meure ? Pourtant je ne t’ai jamais fait de mal. »

Toujours j’aurai dans les yeux ce paysage, ô silencieuse forêt nue, jamais oubliée.

Le ciel s’était obscurci. Quelque haleine rare éveillait un frisson dans les feuilles caduques. Des tas de charbons, çà et là, dans les clairières, pareils à de hauts bûchers dont les cadavres seraient déjà en cendres, lentement fumaient dans l’air ; les lentes spirales montaient en ondoyant ; lentes, elles se dissolvaient. Et sur le sol de feuilles mortes, sur cette tombe des automnes, les ombres marchaient. Cendres, fumées et ombres paraissaient ici suivre la grande loi. Comme les corps, comme les feuilles, comme tout, les choses pures de l’âme doivent se défaire et pourrir ; les rêves doivent se dissoudre en putréfaction. Homme, tu devras toujours éprouver la nausée de ce qui t’a donné l’ivresse…

Et tous les deux nous tressaillîmes en entendant frapper une cognée. Apre, dans le grand silence, l’invisible hache blessait ; on n’entendait pas gémir le tronc blessé. Elle, soudain, comme blessée, éclata en sanglots… Elle fondit en larmes désespérées… Elle pleurait. Au loin la hache frappait. Les hauts bûchers, tout alentour, fumaient lentement.

Et vous trouverez dans le livre de Jean Dornis trois ou quatre élégies lyriques de M. d’Annunzio qui valent celle-là.

Mais la gloire de MM. Fogazzaro et d’Annunzio est faite. Songeons aux poètes très distingués que compte l’Italie contemporaine et que nous ne connaissons pas. Il en est de charmants ; il en est d’émouvants, il en est de tragiques. Ils ont tous une imagination toute frémissante et qui vibre au moindre choc.

Il en est de charmants. Voyez cette rêverie familiale de Guido Mazzoni, sur un Trousseau de clefs :

Vrai symbole de la famille, la tremblante aïeule l’a confié à sa fille. La bonne mère le donna à sa bru à sa dernière heure. Sonnantes sur le tablier, de chambres en escaliers, elles vont, elles courent, du matin au soir par la maison. Joyeuses et nettes, elles haïssent la rouille ; elles méprisent l’ennui des heures perdues. La nuit seulement, lorsque la maison se tait, bien en ordre, elles ont la paix. Jamais elles ne tremblèrent sous des doigts fébriles pour cacher de vils secrets. Jamais elles ne se fourvoyèrent, complices louches de troubles menées. Leurs voix grêles sonnent : « Paresseux, éveillez-vous, déjà je vous attends. » Accorte et joyeuse, légère et gaie la ménagère est en marche.

N’est-ce pas du meilleur goût antique, et cet épigramma pour un trousseau de clefs n’est-il pas comme une réplique à l’épigramma charmant de Théocrite « pour une quenouille » ?

Il en est d’émouvants et de délicieusement tendres comme ce Ugo Fleres, qui sait si bien faire tenir toute une vie humble, douce et triste dans le cadre étroit et frêle de cinq petits couplets précis et nets. Comme ces hommes-là sont bien toujours les héritiers d’Horace, et comme l’odelette, au contour gracieux comme celui d’un vase étrusque, est bien toujours leur fait !

La petite vieille blanche accroupie sur le mur bas de la demeure rustique, non pas rassasiée, mais lasse de vivre, regarde ; et à toutes les fleurs qui embaument la grande plaine, aux tendres oiseaux qui chantent aux alentours, elle, hochant sa tête blanche toujours tremblante, toujours semble dire : Oui.

Te souviens-tu des beaux jours lointains de tes printemps ? Et la petite vieille : « Oui. »

Te souviens-tu des soirs d’avril et des doux accords à la lueur de la lune, des bals, du premier amour, alors que ton cœur commença de fleurir ?

Et la petite vieille : « Oui. »

Te souviens-tu des prières près du premier berceau que ta grand’mère faufila ?

Et la petite vieille : « Oui. »

Te souviens-tu du jour où ta fille, belle comme une rose, devenue grande, avec ton gendre partit ?

Et la petite vieille : « Oui. »

Te souviens-tu de tous tes morts, de ton vieux, des chères amies, de tes belles années ? Oh ! comme tu es seule ! Veux-tu mourir avec le jour qui meurt ?

Et la petite vieille : « Oui. »

Il en est de tragiques, comme ce Arturo Graf, qui, fils d’une mère italienne et d’un père allemand, réunit en lui les tendances philosophiques, la mélancolie infinie et la sensibilité frémissante et frissonnante, homme merveilleusement doué pour sentir la douleur, merveilleusement doué pour la transformer en pensée, et partant pour rendre la douleur plus douloureuse. Ce poète du désespoir et de la mort, qui appelle sa muse « Méduse », et qui l’invoque sans cesse comme la reine des épouvantements, est admirable pour renfermer une terreur immense dans quelques vers froids et rigides comme des lames de glaive :

Quand tu seras enseveli, espères-tu avoir la paix éternelle ? Espères-tu la mort, espères-tu le néant ? Insensé insensé !

Quand tu seras délivré de ton corps, espères-tu que ces chaînes si lourdes seront brisées ? Insensé ! O insensé !

Prête attention à mes paroles. Cette servitude ne finira jamais. Tu ne mourras point ; tu ne mourras point ; tu ne te reposeras jamais.

Mourir, reposer, t’est interdit. En différents lieux, de forme en forme, d’une vie dans une autre vie, éternellement tu erreras dans une tourmente.

Et l’ardente et désespérée comtesse Lara, cette Louise Labbé italienne ; et la pitoyable, attendrie et farouche Ada Negri, magnifique d’éloquence et de fougue lyrique dans ses peintures des souffrances des humbles et des meurtris ; et l’aimable poète de l’amour romanesque Luigi Gualdo ! Et que d’autres !

Mais je n’ai voulu que mettre en goût. Il me semble que le poème de la sensibilité éloquente, quelquefois trop éloquente et un peu fastueuse en ses épanchements complaisants, c’est nous qui l’avons écrit de 1820 à 1840 ; ce sont les Anglais qui l’ont continué de 1840 à 1870 ; et ce sont les Italiens qui le poursuivent en ce moment « et le continueront sans pouvoir le finir ». — C’est un avis à donner et au public français et aux poètes français, qui croient trop volontiers qu’il est inutile, s’il n’est pas inélégant, de sentir. Cet avis au lecteur et aux auteurs le livre de J. Dornis le donne avec pièces à l’appui. Et c’est pourquoi j’en aurais voulu pouvoir parler plus longuement, et c’est pourquoi il faut le lire.

Émile Faguet.