Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne/01
I.
Le premier livre de M. Bulwer, publié en 1827, a passé presque inaperçu. Peu de personnes, à Londres même, se souviennent de Falkland. Il paraît d’ailleurs que l’auteur y attache peu d’importance, puisque, sur le titre de ses derniers ouvrages qu’il n’a jamais signés expressément, il ne rappelle jamais son début littéraire. C’est aussi le seul de ses romans qui n’ait pas été traduit à Paris, bien qu’à coup sûr il en vaille la peine.
L’année suivante, en 1828, parut Pelham, et le lendemain de cette publication, M. Bulwer était décidément un auteur à la mode. Le succès de ce livre se propagea avec une rapidité merveilleuse. Quoiqu’il ne soit guère connu en France que par un travestissement assez médiocre, Paris se trouva cette fois du même avis que Londres. C’est qu’en effet, outre le mérite réel du roman en lui-même, nous vivions alors à une époque de répit pour les haines et les controverses politiques. M. de Villèle était tombé sous les attaques multipliées de la tribune et de la presse ; son successeur, M. de Martignac, avait essayé, avec une rare et louable adresse, la réconciliation des deux principes qui, depuis treize ans, se faisaient une guerre acharnée, et dont le duel implacable devait se terminer par la chute et l’exil d’une dynastie. Il avait pris et remplissait avec assez d’habileté le rôle d’entremetteur entre la cour et la nation. Il déguisait à chacune des parties l’étendue et l’inflexibilité de leurs mutuelles exigences ; et grâce à ce manège, plus convenable, il est vrai, aux soubrettes de théâtre, qui veulent raccommoder deux amans brouillés, et spéculer sur une bouderie et un serrement de main, qu’au ministre d’un roi, il avait obtenu une trêve de quelques mois. L’émigration, malgré son aveuglement, n’avait pas pris le change. Son entêtement qui avait tenu bon contre la Convention, le Directoire, le Consulat, l’Empire et les Cent jours, ne pouvait pas se rendre aux promesses et aux espérances du ministre. Mais l’animosité populaire, fatiguée, malgré la franchise de ses vœux, de toutes les luttes qu’elle avait soutenues depuis trente-neuf ans, presque blasée sur les victoires qu’elle avait remportées, et que deux ou trois roués avaient toujours su escamoter à leur profit, avait posé les armes, et sans quitter la partie, se contentait d’escarmouches inoffensives.
Et ainsi, il ne faut pas une grande pénétration pour comprendre que cet interim était singulièrement favorable aux lectures, aux discussions, et au succès littéraires. Pelham, quoique mutilé avec une liberté plus que cavalière, fut cité partout à Paris, dans les cafés et les salons comme le manuel du dandysme le plus parfait et le plus pur. Pour moi, qui jusqu’ici n’ai pas pu voir de près et par mes yeux le modèle que M. Bulwer a voulu peindre, j’avais lu son livre comme distraction et comme étude, pour compléter mes renseignemens sur l’état présent de la littérature anglaise, mais sans y attacher aucune importance sociale. D’ailleurs, à vrai dire, je ne crois pas que l’auteur lui-même ait jugé son livre autrement que moi. Mais un de mes amis, sectateur passionné des belles manières, observateur assidu de toutes les formes du dandysme, qu’on aurait désespéré en critiquant la couleur de ses gants ou le nœud de sa cravate, et qui, depuis deux ans, pour achever son éducation, pour approfondir plus à loisir l’art de saluer et de donner la main, de s’endormir et de se réveiller à propos au milieu d’un récit ou d’une conversation, s’est fait nommer secrétaire d’ambassade, essaya le premier de dessiller mes yeux. Il tombait d’accord avec moi sur la valeur et la durée probable de Pelham : mais pour lui, la question littéraire ne méritait pas dix minutes d’attention. Il prétendait y trouver un traité complet, un enseignement ex professo sur l’élégance et l’aristocratie anglaises. Comme à l’appui de son jugement mon interlocuteur apportait un grand nombre d’explications très fines et très spirituelles, auxquelles je ne savais que répondre ; comme il possédait son Pelham aussi bien que le muphti possède le Coran, ou que le pape l’Évangile ; comme il déroutait toute ma controverse par des citations textuelles qui ne lui manquaient jamais, force me fut de m’engager, malgré moi, dans la voie nouvelle qu’il m’indiquait. Je relus Pelham une seconde fois, en essayant d’y découvrir l’intention aristocratique que je n’avais pas d’abord saisie, et je dois à la vérité de déclarer qu’une seconde lecture n’a pas altéré ma première opinion.
Le héros de M. Bulwer, Henri Pelham, est un dandy achevé, qui peut servir de modèle et d’étude à tous ceux qui, n’ayant rien à faire en ce monde, incapables de haine et d’amitié, ennemis des livres qui les ennuient, des voyages qui les fatiguent, méprisant la vie de famille comme un engagement importun, et la vie politique comme un tracas soucieux, reportent volontairement toute leur activité sur la manière de prononcer un mot, d’écarter les épaules, de lorgner à bout portant une femme qui passe, ou même à qui l’on parle, et préfèrent le mérite d’un jockey à celui de George Canning. À la bonne heure, j’en conviens. Envisagé sous ce point de vue, Pelham serait encore un livre inestimable ; car il est tel chapitre dont la lecture attentive et répétée peut former un jeune homme à l’impertinence, au vice et à l’oisiveté, mieux et plus sûrement que trois duels et six procès de criminal conversation. On y apprend l’art si difficile et si rarement impuni d’éloigner d’une femme à laquelle on veut adresser sans témoins, au milieu de quatre-vingts personnes, des paroles qu’elle ne peut accueillir que par la rougeur ou la moquerie, tous ceux qui l’environnent, en imaginant pour elle, pour sa grâce et sa beauté, pour son esprit et sa jeunesse, des complimens multipliés qui sont autant d’insultes détournées, mais sensibles, pour ses interlocuteurs.
Mais pour peu qu’on poursuive et qu’on soutienne la lecture entière, sans permettre à ses yeux et à son cerveau de broncher un seul instant, si l’on veut bien gouverner sa pensée comme un cheval ombrageux et rétif, je défie qu’on puisse, en dernière analyse, attribuer à M. Bulwer une autre intention que la satire et la comédie.
Oui l’aristocratie forme le fond de Pelham, mais l’aristocratie prise par le côté qu’aurait pu choisir Juvénal ou Molière.
Or, comment est-il arrivé que ce livre excite en Angleterre une si réelle et si vive sympathie, tandis que le même sujet, traité avec le même talent, si la scène et le héros étaient placés à Paris, n’aurait aucune chance de succès ?
C’est que l’aristocratie anglaise, malgré le rude assaut qu’elle soutient maintenant, et qui menace de l’abattre et de joncher la terre de ses débris, a des racines profondes dans l’histoire et la constitution du pays ; c’est que malgré le péril de mort où l’a jetée sa récente conduite, elle a su depuis l’avènement de la maison de Hanovre, dans la plupart des questions et des accidens qui l’intéressaient personnellement, associer le pays à ses intérêts, ou rattacher à sa cause l’indépendance et la gloire nationales ; c’est que, sans vouloir remonter bien haut, nous pouvons suivre sa destinée depuis cent soixante-quatre ans, compter ses batailles et ses victoires, et nous la verrons toujours active, empressée à la guerre, soit qu’il s’agisse de défendre le sol contre l’invasion étrangère, soit qu’il faille protéger les franchises publiques contre les empiètemens d’une royauté jalouse.
Mais en France, à la même époque, tandis que l’aristocratie anglaise chassait Jacques ii et donnait le trône à Guillaume iii, que faisait notre noblesse ? Elle s’humiliait sous Louis xiv. Le demi-dieu de Versailles n’avait plus besoin, comme à son entrée au parlement, de son fouet et de ses éperons pour imposer silence aux murmures ; sa parole, un pli de ses lèvres, un mouvement de sa paupière suffisait à sa volonté souveraine. Il continuait paisiblement, sans résistance et presque sans péril, l’œuvre commencée par Louis xi et si habilement reprise par le génie de Richelieu.
Et depuis, qu’a-t-elle fait pour se concilier l’estime et la confiance ? qu’a-t-elle opposé à l’impatience populaire ? quel rôle a-t-elle choisi, quand la royauté eut conquis le mépris par la débauche ? le jour où le mépris appela l’insulte, a-t-elle embrassé d’autre parti que la fuite ? Peut-elle revendiquer l’honneur d’un hardi conseil ou d’une vengeance courageuse ? Depuis 1715 jusqu’en 1789, elle n’a rien fait pour éloigner la mort qui l’envahissait.
Aussi, voyez quels fruits a portés sa lâcheté ! voyez la moisson qu’elle recueille pour avoir semé l’aveuglement et l’indifférence ! Elle est morte : il n’y a plus aujourd’hui ni courage, ni pénétration à le dire. Elle a signé elle-même son acte de décès dans la dernière session ; son existence politique n’est plus qu’une fiction, un thème qui suffit aux sophismes ingénieux de quelques publicistes. Si les noms historiques de la France conservent encore quelque crédit dans les chancelleries étrangères ; si pour complaire aux cours de Russie ou d’Autriche, on daigne encore nommer aux ambassades les ducs et les marquis, ce ressouvenir de l’ancien régime ne peut durer long-temps ; le recensement des emplois diplomatiques en fait foi. Le maréchal Mortier, le maréchal Maison, M. de Barante, n’ont qu’un blason d’hier. Dans quelques années, le roi donnera le titre de duc avec les lettres de créance.
Il faut donc chercher dans l’histoire comparée des deux pays l’explication du succès de Pelham ; car l’importance d’une classe de la société dans la vie civile ne va jamais sans une importance d’une autre nature. Pour qu’un nom, quel qu’il soit, ne se puisse prononcer dans un salon sans produire une sensation marquée, il faut à coup sûr que la personne qui le porte, joue dans le monde un rôle spécial, qu’elle puisse disposer d’une influence déterminée, qu’elle soit enfin un objet d’admiration ou d’envie.
C’est pourquoi la noblesse de France prise en elle-même, étudiée par un poète qui voudrait surprendre et copier les moindres secrets de sa vie ordinaire et quotidienne, ne suffirait pas à défrayer les mille pages d’un roman. On la verrait faire anti-chambre chez un banquier, solliciter dans les bureaux d’un avocat ministre. Toute sa vie n’est qu’une perpétuelle abdication, mais une abdication sans intérêt et sans majesté, qui ne rappelle en rien celles de Sylla, de Charles-Quint, de Christine ou de Napoléon.
Si M. Bulwer eût cherché à Paris l’équivalent de Henry Pelham, malgré la sagacité particulière qui le distingue, il eût bientôt renoncé à son projet. Pour se convaincre en peu de jours de l’inutilité de ses recherches, il n’aurait eu qu’à prendre les journaux de la semaine ; au lieu d’y lire, comme dans le Court Journal, le récit détaillé d’un bal donné à Windsor ou dans les salons d’Almack, il n’aurait trouvé que deux lignes sèches et inanimées sur le bal des Tuileries ou de l’ambassade anglaise.
Pelham est un livre unique, car l’élégance exclusive qu’il représente n’est pas seulement impossible chez nous. Je ne crois pas que les autres capitales de l’Europe fussent moins embarrassées que Paris pour en fournir le modèle : à Madrid, à Vienne ou à Berlin, l’aristocratie se mêle trop rarement à la classe moyenne pour lui inspirer un intérêt bien vif.
Mais, outre le bonheur et la spécialité du sujet, Pelham est un livre prodigieusement spirituel. Si les comédies de Congreve ne peuvent pas soutenir la comparaison avec les Femmes savantes, il faut reconnaître dans M. Bulwer une finesse et une vivacité dignes d’être opposées, dans quelques pages, à Lesage ou à Beaumarchais. Le héros donne sur sa famille et en particulier sur sa mère des détails curieux, et qu’il faut méditer pour bien comprendre sa destinée et son rôle. Il raconte à merveille comment lady Pelham, ayant lu tous les romans historiques publiés depuis dix ans, commence l’éducation de son fils, seule et sans conseil, ou daigne tout au plus prendre quelquefois l’avis d’un oncle du héros, qui a écrit un Traité de cuisine française, ce qui donne à la famille un caractère tout-à-fait littéraire. Toutes les lettres de lady Pelham adressées à son fils pendant son séjour à l’université, et son voyage en France, sont des chefs-d’œuvre d’ironie et d’exclusion. Les soins qu’il faut apporter dans le choix de ses amitiés, l’art d’utiliser à son profit les relations les plus indifférentes en apparence, de se lier publiquement avec une femme de ton, pour se ménager l’entrée des meilleures maisons, la tendre mère n’oublie rien. Absente, elle veut encore servir de guide et de Mentor à son enfant ; et pour atteindre ce but honorable, elle ne regrette ni son temps ni son éloquence.
Le voyage de Pelham en France n’est pas la partie la moins intéressante du livre. M. Bulwer retrouve, pour la satire et la caricature de nos salons, la verve et l’entraînement de ses premiers chapitres sur la vie de Cambridge. Mais en admettant la vérité du premier tableau dont je ne suis pas juge, je me crois le droit de contester la fidélité du second. À coup sûr, je ne prétends pas révoquer en doute la vertu des dames anglaises : la solidité de leur première éducation, la gravité habituelle de leur vie de famille, l’amour qu’on leur inspire de bonne heure pour leurs devoirs d’épouse et de mère, les goûts austères et recueillis qu’on leur enseigne, avant de les mener dans le monde, garantissent, au-delà de toutes les prévisions humaines, la pureté irréprochable de leur conduite à venir. Mais tous ces motifs réunis ne justifient pas la grotesque mésaventure du maître de Pelham. Pour qu’une caricature soit bonne et plaisante, elle ne doit être que l’exagération logique d’un trait naturel et saisissable. Sans ce mérite indispensable, Gallot, Cruikshank et Granville n’auraient pas obtenu le succès et la durée qu’ils ont eus. Or, nous ne sommes plus au temps où il pouvait être de bon ton à Londres et à Édimbourg de considérer toute la France comme un peuple de danseurs et de cuisiniers. Autant vaudrait aujourd’hui imiter ce touriste, qui ayant vu dans une auberge de Calais une servante rousse, écrivit sur son album : « Toutes les françaises sont rousses. » Depuis quinze ans, nos mœurs ont pris un caractère nouveau. Nous ne sommes plus avantageux et vantards comme sous la régence. Il n’y a plus guère de marquis de Moncade. La fatuité, bannie des premiers rangs de la société, ne s’est pas réfugiée chez les maîtres de langue. L’aventure d’un homme qui, à son premier rendez-vous, pour complaire aux caprices de sa maîtresse, consent à se placer dans un panier, et va par la fenêtre chercher un gant tombé dans la rue, n’est pas même vraisemblable. C’est tout bonnement un hors-d’œuvre, qui a le tort très grave de rappeler un des plus joyeux chapitres de Cervantes, celui de don Quixote et de Maritorne.
J’aime l’apologie du duel, présentée par Pelham au lecteur, lorsqu’il raconte sa querelle au Palais-Royal ; il fournit pour sa défense d’excellentes raisons. Il comprend très bien la différence des devoirs que le séjour des différens pays impose au voyageur. Mais ici encore, il me semble que M. Bulwer a pris ailleurs que dans la nature les traits de son tableau. Le duel s’efface tous les jours de nos habitudes. Mais une fois qu’il est accepté, d’ordinaire il ne se termine pas par des complimens. J’admets l’opportunité du conseil donné à Pelham par son compatriote. Mais je doute qu’en pareille occasion un homme de rien se conduise autrement qu’un homme de qualité.
Je regrette sincèrement que Pelham ne se compose pas tout entier de satire et de comédie. Sans doute il eût été possible de jeter dans la fable, qui, à vrai dire, n’est pas très solidement nouée, un intérêt dramatique ; mais alors cet intérêt aurait dû planer sur les principaux acteurs. Il aurait dû, au lieu d’être épisodique, pénétrer dans les entrailles mêmes du sujet. Mais, puisque M. Bulwer, comme tout porte à le croire, composait son livre à mesure qu’il l’écrivait, puisqu’il suivait la méthode de Swift et de Smollett, il eût mieux fait de renoncer à la terreur, aux moyens pathétiques, qui gâtent la satire quand ils ne la dominent pas.
Quant au reproche adressé à Pelham par les critiques anglais pour la sympathie personnelle qu’il nous inspire, je suis loin de l’adopter. Je conçois très bien que pour se faire le biographe d’un héros, quel qu’il soit, on éprouve le besoin de s’identifier avec lui, et par cela même de le doter de quelques-unes des vertus qu’on possède ou qu’on révère. Si l’on écrit l’histoire de Pierre-le-Grand ou de Charles xii, involontairement on excuse les cruautés du premier et l’inconcevable étourderie du second. Bien que M. Bulwer ait eu le dessein avoué de tourner en ridicule l’aristocratie anglaise, il ne pouvait réaliser sa volonté sans attribuer à l’idole qu’il voulait briser quelques bonnes qualités. Autrement il eût provoqué du premier coup l’incrédulité. Si, dès les premières pages, il eût représenté Henry Pelham comme insensible et indifférent, si à seize ans il lui eût donné cette langueur fastueuse et apathique que les dandies admirent comme le plus haut degré du ton, s’il l’eût créé dès son début avec ces vices complets qu’on n’achète jamais qu’au prix de plusieurs passions désastreuses ; s’il lui eût fait un front d’airain, des joues incapables de rougeur, des yeux sans larmes, toutes choses qu’on ne peut espérer qu’après avoir passé par la débauche, le jeu et l’ambition, on aurait eu le droit, en achevant le premier chapitre, de lui dire : « Votre héros est une nature perverse, que nous n’avons vue nulle part. Il est né sous une étoile maudite. Quelles que soient les conséquences que vous prétendiez tirer de votre histoire, nous les récusons d’avance. Car toute histoire emporte avec elle sa moralité, éclatante ou obscure. Vos prémisses sont fausses. Nous nions la conclusion. »
Le succès de Pelham, dont jusqu’ici nous avons seulement indiqué les élémens possibles, devait trouver dans l’état de la littérature anglaise en 1828, une chance infaillible de popularité. Waverley écrit en 1805, après avoir, pendant huit ans, inutilement cherché un éditeur intelligent, qui pût deviner et prédire la fortune qui lui était réservée, avait fondé en 1813 l’école historique. Ivanhoë, Guy Mannering, en offrant à la curiosité des lecteurs de Londres et d’Édimbourg, tout à-la-fois avide et paresseuse, les principaux et les plus dramatiques épisodes de l’histoire d’Écosse et d’Angleterre, sous une forme tantôt épique, comme la passe d’armes d’Ashby et la mort de Reginald Front de bœuf, tantôt romanesque, comme le croisé soigné par Rebecca, avaient détrôné, sans retour, miss Burney et Anne Radcliffe. L’Angleterre, la France, l’Italie et l’Allemagne, en suivant les traces de l’illustre romancier sans pouvoir marcher du même pas que lui, avaient trouvé le déplorable secret de rendre triviale une route qui n’était familière qu’à celui qui l’avait frayée. L’école historique vieillissait ; les oisifs et les studieux d’Europe étaient rassasiés de tournois, de hauberts et de gantelets. Les poétiques descriptions de la vie des clans ne réussissaient plus qu’à grand’peine à prolonger la veillée.
Au milieu de pareilles circonstances, Pelham, par le choix du sujet, le talent des détails, et la position personnelle de l’auteur, membre de la chambre des communes, devait avoir tous les caractères d’une réaction, et en effet la réaction se fit ; on vit éclore à la suite de M. Bulwer une foule de romanciers dandies, comme on avait vu à la suite de W. Scott naître des chroniqueurs.
Mais il est arrivé aux courtisans des deux rois ce qui arrive trop souvent, lorsque le chef d’une dynastie littéraire témoigne en toute occasion la franchise la plus ouverte, sans livrer cependant le mot d’ordre qui doit leur ouvrir toutes les portes du palais. Ils ont cru qu’il suffisait de mettre à chaque chapitre une course de chevaux, un rout, un duel, des créanciers ou un divorce, comme les premiers avaient cru que Hollinshed et Camden devaient les dispenser de tout effort d’invention.
Or, à l’heure qu’il est, Pelham, comme Ivanhoë, n’a encore enfanté que de plates imitations, qui ne l’ont pas fait oublier.
Si W. Scott et Bulwer, au lieu d’écrire ou de dicter les livres auxquels ils doivent leur gloire, sans s’inquiéter des redites, de la diffusion, de la longueur et des ambages de leurs descriptions et de leurs dialogues, sans chercher dans la peinture de leurs caractères, dans la marche des scènes où ils les placent, une rapidité précise, avaient produit laborieusement comme Byron ou Alfieri ; si au lieu de se contenter, pour traduire leur pensée, du premier mot venu, ou, pour suspendre l’attention et la curiosité, du premier moyen qui se présente à leur imagination, ils avaient pris plus de souci du plan et de l’expression dans leurs œuvres, les copistes, effrayés de la difficulté d’un pareil travail, n’auraient pas essayé une tâche au-dessus de leurs forces, et qui eût résisté à leur impuissance, comme la lime au serpent.
Toutefois, Pelham n’ayant rien de commun avec le savoir qu’on peut trouver dans les livres, empruntant à la vie réelle, aux salons et aux boudoirs, tout son charme et tout son intérêt, a dérouté, plus vite encore qu’Ivanhoë, ceux qui voulaient peindre ce qu’ils n’avaient pas vu ou ce qu’ils avaient mal regardé. Aujourd’hui la réaction de 1828 est à peu près effacée. Les romans de high life, auxquels M. Bulwer paraît avoir renoncé, ont pris un caractère nouveau, plus grave et plus direct, celui de la satire parlementaire, de la comédie politique.
Depuis quatre ans, l’auteur de Pelham a publié successivement L’Enfant désavoué, Devereux, Paul Clifford et Eugene Aram. Chacun de ces romans, sans révéler littéralement une manière inattendue, indique cependant une grande variété d’aperçus, une faculté puissante dans la création des caractères. Le premier, the Disowned, est inférieur à Pelham. Bien que le stoïcisme romain, la vertu antique de Mordaunt domine réellement le livre, cependant les incidens y sont trop multipliés, les transitions trop brusques, et, comme on l’a dit justement dans la patrie de l’auteur, trop Ariosto-like. Ce roman est d’ailleurs plus voisin du mélodrame que de la tragédie.
Devereux est tout entier consacré à la peinture du passé. Les deux principales figures qui animent la scène sont Bolingbroke et Louis d’Orléans. La fable y est plus habilement et plus solidement nouée que dans les ouvrages précédens. L’unité dramatique y est sévèrement respectée.
Paul Clifford forme avec Pelham un contraste frappant par la nature des personnages. La plupart des acteurs sont tirés de la dernière classe, et parlent le langage du vice. Malgré l’intérêt réel et soutenu qu’il renferme, il doit certainement occuper le second rang parmi les titres littéraires de M. Bulwer. Le travestissement des caractères politiques en bandits de grande route est une invention de mauvais goût.
Eugene Aram ; publié le mois dernier, ferme la série que nous avions à parcourir. C’est, après Pelham, le plus important ouvrage de l’auteur. Il n’aurait pas si rapidement commencé sa réputation, mais il la soutiendra plus sûrement.
C’est un poème merveilleux et pathétique, une tragédie de village, où les acteurs sont peu nombreux, et n’empruntent aucun éclat à leur rang social, à l’illustration de leur nom, mais une tragédie si pleine, si rapide, si riche de terreur et de larmes, qu’Euripide ou Shakespeare ne l’auraient pas désavouée. Le sujet choisi par M. Bulwer appartient à l’histoire, et se trouve dans Lloyd et dans Smollett. Les caractères introduits par l’auteur n’ont rien d’exclusif ni de conventionnel, mais possèdent au contraire cette profondeur et cette majesté que l’universalité emporte toujours avec elle. C’est à coup sûr le fruit de longues méditations.
L’auteur annonce dans sa préface qu’il avait d’abord conçu le projet d’écrire Eugne Aram pour le théâtre, et, à moins qu’il n’ait reculé devant les intrigues de la chambre verte, ce que nous ne saurions blâmer, on doit regretter qu’il n’ait pas réalisé sa première intention ; car il y a pour les romanciers des usages depuis long-temps établis, et qui ont presque force de loi. S’ils ont sur les dramatistes le privilége d’appeler à leur aide l’analyse psychologique d’un acteur, la description de son costume, on ne leur permet pas volontiers d’imprimer au héros la même réalité : c’est un tort sans doute, un préjugé que le poète devrait fouler aux pieds ; mais ce préjugé, pour peu qu’on y réfléchisse, s’explique facilement. Comme on est habitué à trouver dans un roman plus de fiction qu’au théâtre, on ne pardonne pas à l’auteur de présenter sous une forme trop nue le vice ou le crime. On est presque tenté d’imputer à sa moralité personnelle les inventions de sa fantaisie.
Et ainsi, si Eugene Aram eût été divisé en actes et en scènes, nul doute que M. Bulwer ne se fût dispensé d’altérer et d’adoucir le caractère primitif et historique de son héros. Il l’eût montré tel qu’il était, comme un meurtrier hardi, plein de courage et de résignation, luttant jusqu’au dernier moment, par l’éloquence et le sophisme, contre l’évidence qui menace sa tête. Il n’aurait pas cru nécessaire, pour partager l’âme de son auditoire entre l’horreur et l’admiration, d’ajouter à cette donnée, assez riche par elle-même, un amour enthousiaste.
Il résulte de cette superfétation un inconvénient assez grave. Bien qu’on connaisse d’avance la vérité réelle, pendant la lecture des deux premiers volumes, l’imagination prend le change sur le mot de l’énigme. On espère toujours découvrir que le meurtre commis par Eugene Aram pourra s’expliquer par l’amour, la jalousie, la vengeance, la défense personnelle, un accident imprévu et fatal. Rien de tout cela : on finit par trouver ce qu’on savait déjà, que le crime a été mis à fin pour de l’argent : est-il possible que le lecteur n’éprouve pas, en voyant approcher le dénoûment, un désappointement pénible ?
De toutes les passions humaines, la cupidité est peut-être la seule qui résiste à la poésie, à moins qu’on ne l’attaque du même côté que Plante.
Le portrait du vieux Lester et de ses deux filles est un beau prologue et qui ouvre simplement la marche du récit. Madeline et sa sœur rappellent peut-être Minna et Brenda, ou du moins, en suivant la poétique opposition des deux caractères, nos souvenirs se reportent involontairement vers les premiers chapitres du Pirate ; mais cette ressemblance n’a rien qui tienne du pastiche. L’entretien d’Eugène Aram avec Houseman, son complice, la découverte des ossemens de sa victime, son arrestation et son procès sont de magnifiques épisodes. L’entrevue de Walter, cousin de Madeline et rival dédaigné d’Eugene Aram auprès d’elle, la veille de l’interrogatoire, touche aux dernières limites de la terreur dramatique. Quand Walter, fils de Clarke, celui-là même qui a péri sous les coups d’Eugene Aram, se jette aux genoux de Madeline et la prie de lui pardonner la mort de son amant, la vengeance de son père, les yeux s’emplissent de larmes, et la critique est désarmée.
Mais quand la lecture est achevée, quand on a fermé le livre et qu’on a mené à bout son émotion et sa tristesse, la raison reprend ses droits ; sans renoncer aux sentimens douloureux, aux poignantes sympathies qu’on a subies en assistant à la destinée d’Eugene Aram, on se demande si ce poème, malgré les nombreux mérites qui le distinguent, est assuré de vivre dans vingt ans, s’il renferme en lui-même les élémens indestructibles qui assurent aux marbres et aux bronzes de la vieille Grèce plusieurs siècles d’admiration. Involontairement on soumet son plaisir à l’analyse et à la réflexion ; on interroge l’histoire de l’art, on se laisse entraîner à de sérieuses comparaisons.
Peut-on croire, peut-on espérer que Pelham et Eugène Aram ne seront pas effacés de la mémoire des lecteurs d’Europe, long-temps avant Werther et Childe Harold ?
La question à mon avis ne saurait être douteuse.
Si je ne prends que le second et le sixième ouvrage de M. Bulwer, c’est qu’à mes yeux ils ont une importance très supérieure aux autres : Falkland n’est guère qu’une mosaïque de Byron et de René. L’exécution des détails est plus châtiée y mais la composition toute entière manque d’énergie et de portée. Pelham et Eugene Aram résument, quant à présent, les deux idées que M. Bulwer s’est proposé de mettre en lumière depuis quatre ans, la satire et le drame.
Or, il ne faut pas une attention bien sévère pour voir que ces deux livres sont écrits avec une facilité excessive. C’est le langage spirituel, rapide, mais diffus, d’un salon ou d’une promenade, c’est un récit de conversation, plutôt dit qu’écrit. La composition, dans le sens intellectuel et technique du mot, porte bien plus sur la charpente de la fable, que sur le style des chapitres et des pages. M. Bulwer s’occupe plutôt de tracer les lignes et l’épaisseur des murs de son édifice, que de surveiller l’architecture définitive, et surtout la sculpture extérieure, qui doit embellir un palais ou une cathédrale, comme l’or et les broderies un manteau ducal.
Si l’on rencontrait par le monde un conteur aussi abondant, aussi riche, aussi habile à vous suspendre à sa bouche, comme Virgile l’a dit si élégamment et si justement d’Énée, que M. Bulwer, on n’aurait aucun reproche à lui faire. Comme on ne conserverait que l’impression générale de son récit, on oublierait les parties défectueuses pour ne se rappeler que les belles et magnifiques parties. Il lui arriverait ce qui arrive aux conteurs arabes qui ne disent pas sous la tente deux fois la même épopée, sans y faire de notables changemens. Il défierait la critique comme Paganini ou madame Malibran, qui improvisent presque chaque soir de nouvelles variations sur le thème qu’ils nous livrent. Mais une fois que la pensée est écrite irrévocablement, qu’on ne peut plus reprendre, déguiser, dissimuler, par une parole nouvelle, un mot pris en flagrant délit de négligence, alors la question est bien autrement grave. Il ne s’agit plus de bien penser ni de bien dire. Il faut penser et dire, non pas le mieux possible, car cette limite superlative est toujours très contestable, mais au moins de manière à se contenter ; il faut trouver, pour ses idées, un vêtement solide et juste, éclatant et bien pris, sans plis et sans grimace, tel qu’on puisse déclarer, au moment où on l’adopte, qu’on n’en soupçonne pas de meilleur et de plus beau.
À ces conditions, on peut considérer comme définitif le livre que l’on quitte. Cette épreuve de conscience, ce jugement de soi par soi-même trompe rarement.
Dans le cas contraire, on peut toujours revenir sur une exécution contingente et provisoire. On peut toujours réserver pour des jours meilleurs et plus courageux la ciselure de l’ébauche qu’on a lâchement abandonnée.
Et à supposer, ce que je ne conseillerai jamais à personne, que six mois plus tard, on veuille reprendre et terminer sur nouveaux frais ce qu’on a laissé imparfait, ressaisira-t-on, pour ce nouveau travail, la trace lumineuse et féconde de ses premières pensées, ne sera-t-on pas frappé de satiété dès les premières heures de cette expiation ?
Si nous connaissions la biographie de M. Bulwer, peut-être que sa vie habituelle expliquerait l’insuffisance, et quelquefois même l’absence de son style ; peut-être que si un nouveau Boswell nous le montrait partagé entre les clubs politiques, les querelles de parlement et la chasse au renard, pariant à New-Market sur le jarret d’un cheval pur sang ; parcourant les rues de Bath et de Brighton dans un élégant tandem, menant enfin une existence seigneuriale, nous trouverions tout naturel qu’il jette à la hâte ses idées sur le papier, et qu’il prenne pour nécessaire une expression soudaine.
Mais par malheur ces hypothèses ne sont pas même des conjectures. Nous ne savons rien de l’auteur de Pelham. Bien qu’il siége à la chambre des communes, il ne paraît pas qu’il ait jamais joué aucun rôle politique ; nous pouvons seulement conclure des éloges de la critique écossaise qu’il doit être whig et réformiste. Autrement, comme les Quintilien d’Édimbourg ne pardonnent pas au torysme, ils eussent fait à M. Bulwer une vive et rude guerre ; car le plus souvent, chez nos voisins, au fond de la plupart des controverses littéraires, il y a un levain théologique ou politique.
Après tout, la paresse ou l’absence de résolution et de volonté n’ont pas besoin, pour se développer, d’équipages, de meutes et de haras. Il y a des cerveaux organisés de façon à ne jamais vouloir qu’à moitié, dans quelques conditions qu’il soient placés. Il y a des oisifs sans fortune plus entêtés dans leur indolence que des heureux.
Seulement, et pour conclure, il serait fort à souhaiter que M. Bulwer voulût prendre sur lui d’écrire à l’avenir d’un style plus serré, plus concis, moins incorrect et moins vague, moins rempli de taches sombres, puis éclairé parfois de brillantes étincelles, moins semblable à du sable semé de parcelles d’or, et digne enfin d’être comparé aux plis majestueux d’un manteau de pourpre.