Poètes et romanciers modernes de la France/Mme de Charrière



POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XXXII.
Madame de Charrière.


Est-ce de la critique que nous faisons en esquissant ces portraits ? Il y a des personnes qui le croient, et qui veulent bien nous plaindre de nous y absorber ou dissiper. D’autres qui sont pour la critique au contraire, et qui nous la conseilleraient fort, en contestent le titre à ces essais et doutent de la rigueur du genre. Nous-même, avouons-le, nous en doutons. Pour nous, en effet, faut-il le trahir ? ce cadre où la critique, au sens exact du mot, n’intervient souvent que comme fort secondaire, n’est dans ce cas-là qu’une forme particulière et accommodée aux alentours, pour produire nos propres sentimens sur le monde et sur la vie, pour exhaler avec détour une certaine poésie cachée. C’est un moyen quelquefois, au sein d’une Revue grave, de continuer peut-être l’élégie interrompue. Si nous réussissions à souhait et selon tout notre idéal, un bon nombre de ces articles médiocrement sévères et de ces portraits ne seraient guère autre chose qu’une manière de coup d’œil sur des coins de jardins d’Alcibiade, retrouvés, retracés par-ci par-là, du dehors, et qui ne devraient pas entrer dans la carte de l’Attique : cette carte, c’est, par exemple, l’histoire générale de la littérature, telle que la professait ces années précédentes, et que l’écrira bientôt, nous l’espérons, notre ami Ampère, ou quelqu’un de pareil. En choisissant avec prédilection des noms peu connus ou déjà oubliés, et hors de la grande route battue, nous obéissons donc à ce goût de cœur et de fantaisie qui fait produire à d’autres, plus heureux d’imagination, tant de nouvelles et de romans. Seulement nos personnages, à nous, n’ont rien de créé, même quand ils semblent le plus imprévus. Ils sont vrais, ils ont existé ; ils nous coûtent moins à inventer, mais non pas moins peut-être à retrouver, à étudier et à décrire. Il résulte de ce soin même et de ce premier mystère de notre étude avec eux, que nous les aimons, et qu’il s’en répand un reflet de nous à eux, une teinte qui donne à l’ensemble de leur figure une certaine émotion : c’est souvent l’intérêt unique de ces petites nouvelles à un seul personnage. En voici un encore vers lequel le hasard nous a conduit, et auquel une connaissance suivie nous a attaché.

Horace aime à poser sa Vénus près des lacs d’Albane en marbre blanc, sous des lambris de citronnier : sub trabe citreâ. Volontiers, certains petits livres, nés de Vénus et chers à la grace, se cachent ainsi parfumés dans leurs tablettes de bois de palissandre. Pour qui, il y a vingt ans, a jeté parfois un œil curieux, dans une attente chérie, et a promené une main distraite sur quelqu’un de ces volumes préférés, rien de plus connu que Caliste ou Lettres écrites de Lausanne ; rien ne l’est moins que l’auteur. C’est de lui que j’ai à parler.

Au titre de l’ouvrage, on croirait l’auteur de Lausanne même ou de la Suisse française. Mme de Charrière y habitait, mais n’en était pas. Son nom est à ajouter à cette liste d’illustres étrangers qui ont cultivé et honoré l’esprit français, la littérature française, au XVIIIe siècle, tels que le prince de Ligne, Mme de Krüdner. Elle était Hollandaise ; il faut oser dire tous ses noms.

Mlle I.-A.-E. van Tuyll van Serooskerken van Zuylen était fille des nobles barons ainsi au long dénommés. On l’appelait Belle de son prénom, abréviation d’Isabelle ou d’Arabelle. J’ai eu entre les mains nombre de lettres d’elle à sa mère et à une tante, dans l’intervalle des années 1760-1767. Elle n’était pas mariée à ces dates ; elle pouvait avoir vingt ans environ en 1760. Elle passe sa vie dans la haute société hollandaise, ses étés à la campagne, à Voorn, à Heer, à Arnhem ; elle écrit à sa mère toujours en français, et du plus leste : c’est sa vraie langue de nourrice. Elle lit avec avidité nos auteurs, Mme de Sévigné, la Marianne de Marivaux, même l’Écossaise de Voltaire, ces primeurs du temps ; le Monde moral de Prévost, qu’elle appelle « une sorte de roman nouveau et très bien écrit, sans dénouement encore : aussi est-ce moins une intrigue que des réflexions sur diverses histoires détachées ; il y a du riant et du tragique, de la finesse et de la solidité dans les remarques. Il m’en coûte toujours un peu, ajoute-t-elle, au sortir de ces lectures, d’en venir à relire, comme je voulais faire cette fois, Pascal et Dubos. »

Aux grandes tantes, aux grands parens respectables (quand il vient d’eux quelque lettre), on l’avertit qu’il faut répondre en hollandais. « Je me suis hâtée, dit-elle, de le faire du mieux que j’ai pu. Les H W Gh n’y sont pas épargnés, non plus que les T K. » Elle se moque juste comme Boileau en son temps faisait du Whal ou du Leck :

Wurts… Ah ! quel nom, grand Roi, quel Hector que ce Wurts !

Elle peint au naturel et avec enjouement la société hollandaise d’alors[1], comme eût fait une Française détachée de Paris et qui aurait noté à livre ouvert les ridicules et les pesanteurs : « Hier, nous jouîmes des plaisanteries d’un jeune Amsterdammois. » Et les demoiselles nobles à marier, elle oublie qu’elle l’est et qu’elle n’aura que peu de dot ; elle s’égaie en attendant :

« Faites, je vous prie, mes complimens à cette freule. Ne trouverait-elle point, comme Mme Ruisch, que pendant un temps si pluvieux, où l’on ne sait que faire, il faudrait, pour s’amuser, se marier un peu ? »
« Ce que vous dites du pouvoir de la dot et de l’inutilité de la parure, m’a fait rire, tout comme si je n’y avais point d’intérêt et comme si je n’avais rien de commun avec ces demoiselles qui perdent leurs peines et leur temps, sans s’attirer autre chose que de stériles douceurs. Ah ! laissez-nous ce plaisir, cette légère espérance pour consolation. Qui sait ? il y a des amans moins solides.
« … Ah ! ma chère mère, n’y pensez plus. Regardez plutôt ma cousine (qui se mariait), son air, sa robe, ses pensées ; car je vous demanderai compte de tout cela. Il me semble qu’un volume entier de titres ne me ferait pas envier ce jour-ci ; il faut bien autre chose pour compenser ce qu’un engagement éternel a d’effrayant. Je souhaite que ma cousine sente cette autre chose, ou qu’elle ne sente point d’effroi. Je voudrais qu’elle fût bien gaie et qu’elle ne pleurât qu’un peu ; car elle pleurera, cela est, dit-on, dans l’ordre. »

Ce sont des riens, mais on a le ton ; comme c’est net et bien dit ! De pensée ferme autant que de vive allure, elle sait de bonne heure le monde, réfléchit sur les sentimens, et voit les choses par le positif. Elle a l’esprit fait, elle moralise : « Nous sommes (sa tante et elle) à merveille jusqu’à présent. Nous faisons ensemble des découvertes sur le caractère des hommes : par exemple, nous nous sommes finement aperçues qu’il y a dans ce monde beaucoup de vanité, et que la plupart des gens en ont. Jugez par là de la nouveauté et de la subtilité de nos remarques. » On le voit au ton : c’est une Mlle De Launay égarée devers Harlem. Quand elle se moque du Landag extraordinaire à Nimègue, où l’on délibère sur quelques vaisseaux de foin, et qui occupe toutes les bêtes de la province, elle nous rappelle Mme de Sévigné aux états de Bretagne. Le Teniers pourtant n’est pas loin. Il y a des caricatures d’intérieur touchées d’un mot :

« Au déjeuner, M. de Casembrood (le chapelain) lit d’ordinaire dans la Bible, en robe de chambre et bonnet de nuit, et cependant en bottes et culottes de cuir, ce qui compose en vérité une figure très risible et point charmante. Sa femme paraît le regarder comme un autre Adonis. Il est de bonne humeur, obligeant, assez commode et toujours pressé. Hier, il nous régala de la compagnie du baron van H…… cousin de la suivante, gentilhomme très noble et non moins gueux. Le langage, l’habillement et les manières, tout était plaisant. Je demandai : Qu’est-ce que la naissance ? Et d’après ses discours, je me répondis : C’est le droit de chasser. »

Il me semble qu’on commence à la connaître ; voilà son esprit qui se dessine, mais son cœur… Elle le mit à la raison autant qu’elle put, et, impétueux qu’elle le sentait, travailla de bien bonne heure à le contenir. Elle était médiocrement jolie, elle était sans dot ou à peu près (les fils dans ces familles ayant tout), elle était très noble et ne pouvant déroger. Elle comprit sa destinée tout d’un regard, et s’y résigna d’un haut dédain sous air de gaieté. Mme de Charrière était une ame forte. Près de mourir, en 1804, elle écrivait à un ami particulier à propos d’une visite importune et indiscrète qu’elle avait reçue :

« Si vous croyez que M.  et Mme R… pourront vous mettre au fait de nous, vous êtes dans l’erreur. Monsieur m’a fait quelques lourdes questions pendant que M. de Charrière dormait. Après l’avoir écouté avec une sorte de surprise : « Tout ce que je puis vous répondre, monsieur, c’est que M. de Charrière se promène beaucoup dans son jardin, lit une partie du jour, et joue tous les soirs… » Quand j’étais jeune, j’ai cent mille fois répété en arpentant le château de Zuylen :

Un esprit mâle et vraiment sage,
Dans le plus invincible ennui,
Dédaigne le faible avantage
De se faire plaindre d’autrui.

Je n’ai pas assez oublié ma leçon pour entretenir une Mme R… de moi. À peine puis-je me résoudre à parler à un médecin de mes maux ; et, lorsque je parle à quelqu’un de ma tristesse, il faut que j’y sois, pour ainsi dire, forcée par un excès d’impatience que je pourrais appeler désespoir. Je ne me montre volontairement que par les distractions que je sais encore quelquefois me donner. »

Ce qu’elle était stoïquement à la veille de sa mort, elle tâchait de l’être dès l’âge de quinze ans. Au sortir de l’enfance, vers 1756, elle écrivait ces réflexions attristées et bien mûres à l’un de ses frères mort peu après :

« … L’on vante souvent les avantages de l’amitié, mais quelquefois je doute s’ils sont plus grands que les inconvéniens. Quand on a des amis, les uns meurent, les autres souffrent ; il en est d’imprudens ; il en est d’infidèles. Leurs maux, leurs fautes, nous affligent autant que les nôtres. Leur perte nous accable, leur infidélité nous fait un tort réel, et les bonheurs ne sont point comme les malheurs ; il y en a peu d’imprévus. L’on n’y est pas si sensible. La bonne santé d’un ami ne nous réjouit pas tant que ses maladies nous inquiètent. Sa fortune croît insensiblement, elle peut tomber tout d’un coup, et sa vie ne tient qu’à un fil. Un malentendu, un oubli, une mauvaise humeur peut changer ses sentimens à notre égard ; et combien sur un pareil sujet les moindres reproches qu’on se fait à soi-même ne doivent-ils pas être douloureux ! Ne vaudrait-il pas mieux faire tout par devoir, par raison, par charité, et rien par sentiment ? Je vois un homme malade, je le soulage autant qu’il m’est possible. S’il meurt, quel qu’il soit, cela me touche peu. Je vois un autre homme qui commet des fautes, je le reprends, je lui donne les conseils les plus conformes à la raison ; s’il ne les suit pas, tant pis pour lui. Je crois qu’il serait heureux d’aimer tout le monde comme notre prochain, et de n’avoir aucun attachement particulier ; mais je doute fort que cela fût possible. Dieu a mis dans notre cœur un penchant naturel à l’amitié qu’il nous serait, je crois, difficile, ou même impossible de vaincre. Une bonté générale ne serait pas capable peut-être de nous faire avoir assez de soin de ceux qui nous environnent, et Dieu a voulu que nous les aimassions, afin que nous pussions trouver un plaisir réel à leur faire du bien, même lorsqu’ils ne sont pas assez malheureux pour exciter notre compassion. Pensez-y un moment, mon cher frère, et vous me direz si vous trouvez autant d’avantage à pouvoir verser notre cœur dans le sein d’un ami, à lui découvrir nos fautes et nos alarmes, à recevoir ses avis et ses consolations, qu’il y a d’amertume à pleurer sa mort ou à compatir à ses souffrances… »
Et en post-scriptum ajouté après la mort de son frère : « Il m’a fait éprouver celle de ce premier chagrin. »

Mlle de Zuylen lisait et parlait l’anglais, et possédait cette littérature. Elle fit le voyage d’Angleterre dans l’automne de 1766, y resta jusqu’au printemps de 1767, y vit le grand monde, toutes les ambassadrices et la nobility. Son champ d’observation s’y varia. Le XVIIIe siècle de cette société anglaise se peint à ravir dans ses lettres, comme il se reflétera ensuite dans ses romans :

« Vous seriez étonnée de voir de la beauté sans aucune grace, de belles tailles qui ne font pas une révérence supportable, quelques dames de la première vertu ayant l’air de grisettes, beaucoup de magnificence avec peu de goût. C’est un étrange pays. On compta hier dans notre voisinage six femmes séparées de leurs maris. J’ai dîné avec une septième. La femme du meilleur air que j’aie encore vue, la plus polie, la mieux mise, a donné un nombre infini de pères à ses enfans ; elle a une fille qui ressemble à mylord… et qui est belle. Elle ne cesse pas de remarquer cette ressemblance, et m’en a parlé les deux fois que je l’ai vue. »

On était alors, en Angleterre, dans la première vivacité de renaissance gothique, dans ce goût du Château d’Otrante qui, depuis, s’est perfectionné, mais n’a pas cessé :

« Mars 1767. — Rien ne m’avait étonnée à Londres ; mais j’ai vu plusieurs campagnes depuis quinze jours qui m’ont étonnée et charmée : même au commencement de mars, cela me paraît cent fois plus agréable que tout ce que j’ai admiré ailleurs dans la plus embellissante saison. Mais, ma chère tante, admireriez-vous des ruines bâties à neuf ? Cela est si bien imité, des trous, des fentes, la couleur, les pierres détachées, du vrai lierre qui couvre la moitié du vieux bâtiment ; c’est à s’y tromper, mais on ne s’y trompe point. On sait que cela est tout neuf, et je suis étonnée de la fantaisie et j’admire l’imitation sans pouvoir dire que je sois contente de cet ornement… Je ne bâtirai point de ruines dans mon jardin, de peur qu’on ne se moque de moi… Ces ruines sont fort à la mode. On choisit le siècle et le pays comme l’on veut. Les unes sont gothiques, les autres grecques, les autres romaines. Ma mère, qui a tant de goût pour les anciens bâtimens, aimerait bien mieux l’église de Windsor avec les bannières des chevaliers et leurs armures complètes : j’ai fait une grande révérence à l’armure du Prince-Noir. »

Son caractère de naturel, comme son piquant d’observation, nous demeure donc bien établi.

C’est au retour de ce voyage que Mlle de Zuylen, prise d’inclination, à ce qu’il paraît, pour M. de Charrière, gentilhomme vaudois, instituteur de son frère (le pays de Vaud était volontiers un séminaire d’instituteurs et institutrices de qualité), se décida à l’épouser et à le suivre dans la Suisse française. Sa vocation littéraire y trouva son jour. Dans cette patrie de Saint-Preux, dans le voisinage de Voltaire, elle songea à remplir ses loisirs. Elle dut connaître Mme Necker ; elle connut certainement Mme de Staël. Elle fut la première marraine de Benjamin Constant.

De Paris, dans tout cela, il en est peu question : y vint-elle ? on me l’assure. Le comte Xavier de Maistre, ce charmant et fin attique, y arrive en ce moment, pour la première fois de sa vie, à l’âge de soixante-seize ans. Peu importe donc que Mlle de Charrière y soit jamais venue, puisqu’elle en était.

Elle habitait d’ordinaire à Colombier, à une lieue de Neuchâtel ; elle observa les mœurs du pays avec l’intérêt de quelqu’un qui n’en est pas, et avec la parfaite connaissance de quelqu’un qui y demeure. De là son premier roman. Les Lettres Neuchâteloises[2] parurent en 1784. Grand orage au bord du lac et surtout dans les petits bassins d’eau à côté. Elle-même en a raconté dans une lettre quelques circonstances piquantes :

« Le chagrin et le désir de me distraire me firent écrire les Lettres Neuchâteloises. Je venais de voir dans Sara Burgerhart[3], qu’en peignant des lieux et des mœurs que l’on connaît bien, l’on donne à des personnages fictifs une réalité précieuse. Le titre de mon petit livre fit grand’peur. On craignit d’y trouver des portraits et des anecdotes. Quand on vit que ce n’était pas cela, on prétendit n’y rien trouver d’intéressant. Mais, ne peignant personne, on peint tout le monde : cela doit être, et je n’y avais pas pensé. Quand on peint de fantaisie, mais avec vérité, un troupeau de moutons, chaque mouton y trouve son portrait ou du moins le portrait de son voisin. C’est ce qui arriva aux Neuchâtelois : ils se fâchèrent. Je voudrais pouvoir vous envoyer l’extrait que fit de mes Lettres M. le ministre Chaillet dans son journal ; il est flatteur et joli. L’on m’écrivit une lettre anonyme très fâcheuse, où l’on me dit de très bonnes bêtises. Mlle *** dit que tout le monde pouvait faire un pareil livre : « Essayez, » lui dit son frère. L’on pensa que j’avais voulu peindre de mes parens ; mais cela ne leur ressemble pas du tout. C’est pour dépayser. Les Genevois me jugèrent avec plus d’esprit que tout le monde. Une femme très spirituelle, très Genevoise, dit à une autre : On dit que c’est tant bête, mais cela m’amuse. Ce mot me plut extrêmement. »

Au reste, la fâcherie des bourgeois susceptibles aida au succès que la simplicité touchante n’eût pas seule obtenu. Une seconde édition des Lettres Neuchâteloises se fit ; dans l’année même. On continuait d’être si piqué, que des vers gracieux et flatteurs, que l’auteur mit en tête par manière d’excuse (car Mme de Charrière tournait agréablement les vers), furent mal pris et regardés comme une ironie de plus. « Est-il donc si clair, disait à ce propos un homme d’esprit du lieu, qu’on ne puisse rien nous dire d’obligeant que dans le but de se moquer de nous ! »

Pour nous autres désintéressés, les Lettres Neuchâteloises sont tout simplement une petite perle, en ce genre naturel dont nous avons eu Mlle de Liron, dont Geneviève, dans André, figure l’extrême poésie, et dont Manon Lescaut demeure le chef-d’œuvre passionné. À défaut de passion proprement dite, un pathétique discret et doucement profond s’y mêle à la vérité railleuse, au ton naïf des personnages, à la vie familière et de petite ville, prise sur le fait. Quelque chose du détail hollandais, mais sans l’application ni la minutie, et avec une rapidité bien française. Comme je n’exagère rien, je ne craindrai pas de beaucoup citer. — La première lettre est de Juliane C…, à sa tante ; Juliane, pauvre ouvrière en robes (une petite tailleuse, comme on dit), raconte, dans son patois ingénu, comment il lui est arrivé avant-hier une grande aventure : on avait travaillé tout le jour autour de la robe de Mlle de La Prise, une belle demoiselle de la ville, et, sitôt faite, ses maîtresses avaient chargé Juliane de l’aller porter. Mais, en descendant le Neubourg, la pauvre fille dans un embarras trébuche, et la robe tombe : il avait plu. Comment oser la porter en cet état ? Comment oser retourner chez ses maîtresses si gringes ? Elle demeurait immobile et tout pleurant. Mais un jeune monsieur était là ; il a vu l’embarras de la pauvrette, et, sans se soucier des moqueurs, il l’aide à ramasser la robe, lui offre de l’accompagner vers ses maîtresses, l’excuse près d’elles en effet, et lui glisse une pièce d’argent en la quittant. Et il y avait à tout cela, notez-le, de la bonté et une sorte de courage ; car la petite fille, jolie à la vérité, était si mal mise et avait si mauvaise façon, qu’un élégant un peu vain ne se serait pas soucié d’être vu dans les rues avec elle. Ce gentil monsieur, qui trotte déjà dans le cerveau de la pauvre fille, est un jeune étranger, Henri Meyer, fils d’un honnête marchand de Strasbourg, neveu d’un riche négociant de Francfort, et arrivé depuis peu à Neuchâtel pour y étudier le commerce ; c’est un apprentif de comptoir, rien de plus. Mais il a de l’esprit, des sentimens, assez d’instruction : il est bien né. Ses lettres, qui suivent celles de Juliane, et qu’il adresse à son ami d’enfance, Godefroy Dorville, à Hambourg, nous décèlent sa distinction naturelle et nous le font aimer. Il commence par juger assez sévèrement Neuchâtel et ses habitans. Aussi, pourquoi faut-il qu’il soit tombé tout d’abord en pleines vendanges, dans des rues sales et encombrées ? Grands et petits, on n’a raison de personne en ces momens, chacun n’étant occupé que de son vin :

« C’est une terrible chose que ce vin ! Pendant six semaines je n’ai pas vu deux personnes ensemble qui ne parlassent de la vente[4] ; il serait trop long de t’expliquer ce que c’est, et je t’ennuyerais autant que l’on m’a ennuyé. Il suffit de te dire que la moitié du pays trouve trop haut ce que l’autre trouve trop bas, selon l’intérêt que chacun peut y avoir ; et aujourd’hui on a discuté la chose à neuf, quoiqu’elle soit décidée depuis trois semaines. Pour moi, si je fais mon métier de gagner de l’argent, je tâcherai de n’entretenir personne du vif désir que j’aurais d’y réussir ; car c’est un dégoûtant entretien. »

Henri Meyer, tout bon commis qu’il est au comptoir, a donc le cœur libéral, les goûts nobles ; il a pris, à ses momens perdus, un maître de violon, il songe aux agrémens permis, ne veut pas renoncer aux fruits de sa bonne éducation et se soucie même d’entretenir un peu son latin. Il cite en un endroit le Huron ou l’ingénu, et par conséquent ne l’est plus tout-à-fait lui-même. Rien d’étonnant pour nous, après cela, qu’il observe autour de lui et s’émancipe en quelque malice innocente. Voici l’une de ces pages railleuses que les Neuchâtelois d’alors (c’est comme pour la Hollande, je ne parle qu’au passé) ne pardonnaient pas à Mme de Charrière d’avoir mise au jour :

« Une chose m’a frappé ici. Il y a deux ou trois noms que j’entends prononcer sans cesse. Mon cordonnier, mon perruquier, un petit garçon qui fait mes commissions, un gros marchand, portent tous le même nom ; c’est aussi celui de deux tailleurs, avec qui le hasard m’a fait faire connaissance, d’un officier fort élégant qui demeure vis-à-vis de mon patron, et d’un ministre que j’ai entendu prêcher ce matin. Hier je rencontrai une belle dame bien parée ; je demandai son nom, c’était encore le même. Il y a un autre nom qui est commun à un maçon, à un tonnelier, à un conseiller d’état. J’ai demandé à mon patron si tous ces gens-là étaient parens, il m’a répondu qu’oui, en quelque sorte : cela m’a fait plaisir. Il est sûrement agréable de travailler pour ses parens, quand on est pauvre, et de donner à travailler à ses parens, quand on est riche. Il ne doit point y avoir entre ces gens-là la même hauteur, ni la même triste humilité que j’ai vue ailleurs.
« Il y a bien quelques familles qui ne sont pas si nombreuses ; mais, quand on me nommait les gens de ces familles-là, on me disait presque toujours « C’est madame une telle, fille de monsieur un tel » (d’une de ces nombreuses familles) ; ou, « c’est monsieur un tel, beau-frère d’un tel » (aussi d’une des nombreuses familles) : de sorte qu’il me semble que tous les Neuchâtelois sont parens ; et il n’est pas bien étonnant qu’ils ne fassent pas de grandes façons les uns avec les autres, et s’habillent comme je les ai vus dans le temps des vendanges, lorsque leurs gros souliers, leurs bas de laine et leurs mouchoirs de soie autour du cou, m’ont si fort frappé.

Meyer est invité à un concert, peu de jours après l’aventure de la robe, qui a bien du côté de la petite tailleuse quelques légères conséquences, reprises ou déchirures, qui de reste se retrouveront ; mais il n’y attache, pour le moment, que peu d’importance. Pourtant, lorsqu’il a entendu annoncer au concert Mlle Marianne de La Prise, cette belle demoiselle dont tout le monde dit du bien, et à qui la robe était destinée ; quand il voit monter à l’orchestre cette jeune personne, assez grande, fort mince, très bien mise, quoique fort simplement ; quand il reconnaît cette même robe qu’il a un jour relevée du pavé le plus délicatement qu’il a pu ; quoiqu’il n’y ait rien à tout cela qui doive lui sembler bien imprévu, il se trouble. Elle devait chanter à côté de lui, il devait l’accompagner : tout est oublié ; il la regarde marcher et s’arrêter et prendre sa musique :

« Je la regardais avec un air si extraordinaire, à ce que l’on m’a dit depuis, que je ne doute pas que ce ne fût cela qui la fit rougir, car je la vis rougir jusqu’aux yeux. Elle laissa tomber sa musique, sans que j’eusse l’esprit de la relever ; et, quand il fut question de prendre mon violon, il fallut que mon voisin me tirât par la manche. Jamais je n’ai été si sot, ni si fâché de l’avoir été : je rougis toutes les fois que j’y pense, et je t’aurais écrit le soir même mon chagrin, s’il n’eût mieux valu employer une heure qui me resta entre le concert et le départ du courrier, à aider à nos messieurs à expédier nos lettres. »

Qu’est-ce donc que Mlle de La Prise ? Virginie, Valérie, Natalie, Sénanges, Clermont, Princesse de Clèves, créations enchantées, abaisssez-vous, — baissez-vous un peu, pour donner à cette simple, élégante, naïve et généreuse fille, un baiser de sœur !

Et vous, belle Saint-Yves de certain conte par trop badin, élevez-vous, ennoblissez-vous un peu, mêlez de la raison dans vos larmes, redevenez tout-à-fait pure et respectée pour l’atteindre.

Depuis l’incident du concert, qui avait fait nécessairement jaser, Meyer n’avait pas revu Mlle de La Prise. Il la retrouve à un bal pour lequel on lui avait envoyé de deux côtés différens deux billets : un de ces billets, il en a disposé assez légèrement pour un ami de comptoir qui était présent lorsqu’il recevait le second ; il n’a pu résister à lui faire ce plaisir.

« Hier, vendredi, fut le jour attendu, redouté, désiré ; et nous nous acheminons vers la salle, lui fort content, et moi un peu mal à mon aise. L’affaire du billet n’était pas la seule chose qui me tînt l’esprit en suspens : je pensais bien que Mlle de La Prise serait au bal, et je me demandais s’il fallait la saluer, et de quel air ; si je devais lui parler, si je pouvais la prier de danser avec moi. Le cœur me battait ; j’avais sa figure et sa robe devant les yeux ; et quand, en effet, en entrant dans la salle, je la vis assise sur un banc près de la porte, à peine la vis-je plus distinctement que je n’avais vu son image. Mais je n’hésitai plus, et sans réfléchir, sans rien craindre, j’allai droit à elle, lui parlai du concert, de son ariette, d’autre chose encore ; et, sans m’embarrasser des grands yeux curieux et étonnés d’une de ses compagnes, je la priai de me faire l’honneur de danser avec moi la première contredanse. Elle me dit qu’elle était engagée. — Eh bien ! la seconde. — Je suis engagée. — La troisième ? — Je suis engagée. — La quatrième ? la cinquième ? Je ne me lasserai point, lui dis-je en riant. — Cela serait bien éloigné, me répondit-elle ; il est déjà tard, on va bientôt commencer. Si le comte Max, avec qui je dois danser la première, ne vient pas avant qu’on commence, je la danserai avec vous, si vous le voulez. — Je la remerciai ; et, dans le même moment, une dame vient à moi et me dit : — Ah ! monsieur Meyer, vous avez reçu mon billet ? — Oui, madame, lui dis-je ; j’ai bien des remercîmens à vous faire ; j’ai même reçu deux billets, et j’en ai donné un à M. Monin. — Comment ! dit la dame ; un billet envoyé pour vous !… Ce n’était pas l’intention, et cela n’est pas dans l’ordre. — J’ai bien craint, après coup, madame, que je n’eusse eu tort, lui répondis-je ; mais il était trop tard, et j’aurais mieux aimé à ne point venir ici, quelque envie que j’en eusse, que de reprendre le billet et de venir sans mon ami. Pour lui, il ne s’est point douté du tout que j’eusse commis une faute, et il est venu avec moi dans la plus grande sécurité. — Oh bien ! dit la dame, il n’y a point de mal pour une fois. — Oui, ajoutai-je, madame ; si on est mécontent de nous, on ne nous invitera plus ; mais, si on veut bien encore que l’un de nous revienne, je me flatte que ce ne sera pas sans l’autre. — Là-dessus elle m’a quitté, en jetant de loin sur mon camarade un regard d’examen et de protection. — Je tâcherai de danser une contredanse avec votre ami, m’a dit Mlle de La Prise d’un air qui m’a enchanté. — Et puis, voilà que l’on s’arrange pour la contredanse, et que le comte Max n’était pas encore arrivé. Elle m’a présenté sa main avec une grace charmante, et nous avons pris notre place. Nous étions arrivés au haut de la contredanse, et nous allions commencer, quand Mlle de La Prise s’est écriée : — Ah ! voilà le comte. — C’était lui en effet, et il s’est approché de nous d’un air chagrin et mortifié. Je suis allé à lui ; je lui ai dit : — Monsieur le comte, mademoiselle ne m’a prié de danser avec elle qu’à votre défaut. Elle trouvera bon, j’en suis sûr, que je vous rende votre place, et peut-être aura-t-elle la bonté de me dédommager. — Non, monsieur, a dit le comte ; vous êtes trop honnête, et cela n’est pas juste : je suis impardonnable de m’être fait attendre ; je suis bien puni, mais je l’ai mérité. — Mlle de La Prise a paru également contente du comte et de moi ; elle lui a promis la quatrième contredanse, et à moi, la cinquième pour mon ami, et la sixième pour moi-même. J’étais bien content : jamais je n’ai dansé avec tant de plaisir. La danse était pour moi, dans ce moment, une chose toute nouvelle ; je lui trouvai un meaning, un esprit que je ne lui avais jamais trouvé : j’aurais volontiers rendu grace à son inventeur ; je pensais qu’il devait avoir eu de l’ame et une demoiselle de La Prise avec qui danser. C’étaient sans doute de jeunes filles comme celles-ci qui ont donné l’idée des Muses.
« Mlle de La Prise danse gaiement, légèrement et décemment. J’ai vu ici d’autres jeunes filles danser avec encore plus de grace, et quelques-unes avec encore plus d’habileté, mais point qui, à tout prendre, danse aussi agréablement. On en peut dire autant de sa figure ; il y en a de plus belles, de plus éclatantes, mais aucune qui plaise comme la sienne ; il me semble, à voir comme on la regarde, que tous les hommes sont de mon avis. Ce qui me surprend, c’est l’espèce de confiance et même de gaieté qu’elle m’inspire. Il me semblait quelquefois, à ce bal, que nous étions d’anciennes connaissances : je me demandais quelquefois si nous ne nous étions point vus étant enfans ; il me semblait qu’elle pensait la même chose que moi, et je m’attendais à ce qu’elle allait dire. Tant que je serai content de moi, je voudrais avoir Mlle de La Prise pour témoin de toutes mes actions ; mais, quand j’en serais mécontent, ma honte et mon chagrin seraient doubles, si elle était au fait de ce que je me reproche. Il y a certaines choses dans ma conduite qui me déplaisaient assez avant le bal, mais qui me déplaisent bien plus depuis que je souhaite qu’elle les ignore. Je souhaite surtout que son idée ne me quitte plus et me préserve de rechute. Ce serait un joli ange tutélaire, surtout si on pouvait l’intéresser. »

Mlle de La Prise est fille unique d’un gentilhomme des plus nobles, issu de Bourgogne, d’une branche cadette venue dans le pays avec Philibert de Châlons, mais des plus déchus de fortune. Il a servi en France ; il s’est à peu près ruiné, et a la goutte. Sa femme, qui n’a pas l’air d’être la femme de son mari, ni la mère de sa fille, et qui l’est pourtant, a été belle, épousée pour cela sans doute, tracassière et un peu commune. Le père chérit sa fille et dévore souvent ses larmes en la regardant ; car les biens diminuent, il a fallu vendre une petite campagne au Val-de-Travers, les vignes d’Auvernier rapportent à peine, et ses jambes de plus en plus enflent. Sa pension s’éteindra avec lui ; et que sera l’avenir de cette adorable enfant ? Nous ne la connaissons encore que par Meyer ; mais elle-même va directement se révéler. Elle écrit à sa meilleure amie, Eugénie de Ville, partie depuis un an à Marseille ; il lui échappe de raconter assez en détail ses ennuis :

« Et toi, que fais-tu ? passeras-tu ton hiver à Marseille ou à la campagne ? Songe-t-on à te marier ? As-tu appris à te passer de moi ? Pour moi, je ne sais que faire de mon cœur. Quand il m’arrive d’exprimer ce que je sens, ce que j’exige de moi ou des autres, ce que je désire, ce que je pense, personne ne m’entend ; je n’intéresse personne. Avec toi tout avait vie, et sans toi tout me semble mort. Il faut que les autres n’aient pas le même besoin que moi ; car, si l’on cherche un cœur, on trouverait le mien. »

Elle n’est pourtant pas toujours aussi plaintive ni aussi découragée qu’en ce moment ; mais, le matin même, sa mère a renvoyé une ancienne domestique qui les servait depuis dix ans, et la tristesse de l’aimable fille a débordé. Dans sa première lettre, il n’est encore question que des noms de jeunes gens à la mode, des deux comtes allemands nouveau-venus (le comte Max et son frère) ; dès la seconde, Meyer, pour nous, s’entrevoit :

« Les concerts, écrit-elle, sont commencés : j’ai chanté au premier ; je crois qu’on s’est un peu moqué de moi à l’occasion d’un peu d’embarras et de trouble que j’eus, je ne sais trop pourquoi ; c’est un assemblage de si petites choses que je ne saurais comment te le raconter. Chacune d’elles est un rien, ou ne doit paraître qu’un rien, quand même elle serait quelque chose. »

Mais voici qui se dessine déjà mieux et correspond, pour l’éclairer, à notre mystère :

« Il me semble que j’ai quelque chose à te dire ; et, quand je veux commencer, je ne vois plus rien qui vaille la peine d’être dit. Tous ces jours je me suis arrangée pour t’écrire : j’ai tenu ma plume pendant long-temps, et elle n’a pas tracé le moindre mot. Tous les faits sont si petits que le récit m’en sera ennuyeux à moi-même, et l’impression est quelquefois si forte que je ne saurais la rendre : elle est trop confuse aussi pour la bien rendre. Quelquefois il me semble qu’il ne m’est rien arrivé ; que je n’ai rien à te dire ; que rien n’a changé pour moi ; que cet hiver a commencé comme l’autre ; qu’il y a, comme à l’ordinaire, quelques jeunes étrangers à Neuchâtel, que je ne connais pas, dont je sais à peine le nom, avec qui je n’ai rien de commun. En effet, je suis allée au concert, j’ai laissé tomber un papier de musique ; j’ai assez mal chanté ; j’ai été à la première assemblée ; j’y ai dansé avec tout le monde, entre autres deux comtes alsaciens et deux jeunes apprentis de comptoir ; qu’y a-t-il dans tout cela d’extraordinaire ou dont je pusse te faire une histoire détaillée ? D’autres fois il me semble qu’il m’est arrivé mille choses ; que, si tu avais la patience de m’écouter, j’aurais une immense histoire à te faire. Il me semble que je suis changée, que le monde est changé, que j’ai d’autres espérances et d’autres craintes, qui, excepté toi et mon père, me rendent indifférente sur tout ce qui m’a intéressée jusqu’ici, et qui, en revanche, m’ont rendu intéressantes des choses que je ne regardais point ou que je faisais machinalement. J’entrevois des gens qui me protégent, d’autres qui me nuisent : c’est un chaos, en un mot, que ma tête et mon cœur. Permets, ma chère Eugénie, que je n’en dise pas davantage jusqu’à ce qu’il se soit un peu débrouillé et que je sois rentrée dans mon état ordinaire, supposé que j’y puisse rentrer. »

En extrayant ces simples paroles, je ne puis m’empêcher de remarquer que je les emprunte précisément à l’exemplaire des Lettres Neuchâteloises qui a appartenu à Mme de Montolieu, et je songe au contraste de ce ton parfaitement uni et réel avec le genre romanesque, d’ailleurs fort touchant, de Caroline de Lichfield. Mme de Charrière n’a rien non plus de Jean-Jacques ; tout est nature en son roman, comme en quelque antique nouvelle d’Italie.

Mlle de La Prise a la franchise de cœur ; comme l’abbesse de Castro, comme Juliette, elle ose aimer et se le dire ; elle sait regarder en face l’éclair, dès qu’il a brillé :

« Quoi qu’il puisse m’arriver d’ailleurs, il me semble que, si on m’aime beaucoup et que j’aime beaucoup, je ne saurais être malheureuse. Ma mère a beau gronder depuis ce jour-là, cela ne trouble pas ma joie. Mes amies ne me paraissent plus maussades : vois-tu, je dis mes amies, mais c’est par pure surabondance de bienveillance ; car je n’ai d’amie que toi. Je te préfère à M. Meyer lui-même, et, si tu étais ici et qu’il te plût, je te le céderais. Ne va pas croire que nous nous soyons encore parlé ; je ne l’ai pas même revu depuis le concert. Mais j’espère qu’il viendra à la première assemblée : nos dames, sans que je les en prie, me feront bien la galanterie de l’y inviter. Alors nous nous parlerons sûrement, dussé-je lui parler la première. Je me trouverai près de la porte, quand il entrera. Alors aussi se décidera la question : savoir, si M. Meyer sera l’ame de la vie entière de ton amie, ou si je n’aurai fait qu’un petit rêve agréable, qui m’aura amusée pendant un mois ; ce sera l’un ou l’autre, et quelques momens décideront lequel des deux. Adieu, mon Eugénie ! mon père est plus content de moi que jamais ; il me trouve charmante : il dit qu’il n’y a rien d’égal à sa fille, et qu’il ne la troquerait pas contre les meilleures jambes du monde. Tu vois que ma folie est du moins bonne à quelque chose. Adieu. »

Cette amante si résolue, c’est la même qui écrit, à son amie qu’on veut marier là-bas, cette autre page toute pleine de capricieux conseils, d’exquises et gracieuses finesses :

« Tous tes détails à toi sont charmans : tu n’aimeras, tu n’aimeras jamais l’homme qu’on te destine, c’est-à-dire tu ne l’aimeras jamais beaucoup. Si tu ne l’épouses pas, tu pourras en épouser un autre. Si tu l’épouses, vous aurez de la complaisance l’un pour l’autre, vous vous serez une société agréable. Peut-être tu n’exigeras pas que tous ses regards soient pour toi, ni tous les tiens pour lui : tu ne te reprocheras pas d’avoir regardé quelque autre chose, d’avoir pensé à quelque autre chose, d’avoir dit un mot qui pût lui avoir fait de la peine un instant ; tu lui expliqueras ta pensée ; elle aura été honnête, et tout sera bien. Tu feras plus pour lui que pour moi, mais tu m’aimeras plus que lui. Nous nous entendrons mieux ; nous nous sommes toujours entendues, et il y a eu entre nous une sympathie qui ne naîtra point entre vous. Si cela te convient, épouse-le, Eugénie. Penses-y cependant : regarde autour de toi pour voir si quelque autre n’obtiendrait pas de toi un autre sentiment. N’as-tu pas lu quelques romans ? et n’as-tu jamais partagé le sentiment de quelque héroïne ? Sache aussi si ton époux ne t’aime pas autrement que tu ne l’aimes. Dis-lui, par exemple, que tu as une amie qui t’aime chèrement, et que tu n’aimes personne autant qu’elle. Vois alors s’il rougit, s’il se fâche : alors ne l’épouse pas. Si cela lui est absolument égal, ne l’épouse pas non plus. Mais, s’il te dit qu’il a regret de te tenir loin de moi, et que vous viendrez ensemble à Neuchâtel pour me voir, ce sera un bon mari, et tu peux l’épouser. Je ne sais où je prends tout ce que je te dis ; car avant ce moment je n’y avais jamais pensé. Peut-être cela n’a-t-il pas le sens commun. Je t’avoue que j’ai pourtant fort bonne opinion de mes observations… non pas observations, mais comment dirai-je ? de cette lumière que j’ai trouvée tout à coup dans mon cœur, qui semblait luire exprès pour éclairer le tien. Ne t’y fie pourtant pas : demande et pense. Non, ne demande à personne ; on ne t’entendra pas ! Interroge-toi bien toi-même. Adieu.

Et Meyer est digne d’elle, même par l’esprit ; écrivant à son ami Godefroy, il n’est pas en reste, à son tour, pour ces finesses d’ame subitement révélées :

« Tu trouves le style de mes lettres changé, mon cher Godefroy ! Pourquoi ne pas me dire si c’est en mal ou en bien ? Mais il me semble que ce doit être en bien, quand j’aurais moi-même changé en mal. Je ne suis plus un enfant ; cela est vrai ; j’ai presque dit, cela n’est que trop vrai. Mais au bout du compte, puisque la vie s’avance, il faut bien avancer avec elle ! Qu’on le veuille ou non, on change, on s’instruit, on devient responsable de ses actions. L’insouciance se perd, la gaieté en souffre ; si la sagesse et le bonheur voulaient prendre leur place, on n’aurait rien à regretter. Te souvient-il du Huron que nous lisions ensemble ? Il est dit que Mlle K. (j’ai oublié le reste de son nom) devint en deux ou trois jours une autre personne ; une personne, je ne comprenais pas alors ce que cela voulait dire ; à présent je le comprends. Je sens bien qu’il faut que je paie moi-même l’expérience que j’acquiers ; mais je voudrais que d’autres ne la payassent pas. Cela est pourtant difficile, car on ne fait rien tout seul, et il ne nous arrive rien à nous seuls. »

Il faut pourtant omettre ; le mieux, en vérité, eût été de réimprimer ici au long, et par une contrefaçon très permise, tout le livret inconnu, qui n’eût occupé que l’espace d’une nouvelle ; mais cela eût pu sembler bien confiant. Je continue d’y glaner. — Une rencontre par un temps de pluie, au retour d’une promenade, conduit Meyer et son ami le comte Max à faire compagnie à Mlle de La Prise, qui, arrivée devant sa maison, les invite à entrer. Cet intérieur nous est de tous points touché. Un petit concert s’improvise, le plus agréable du monde : Meyer est bon violon ; Mlle de La Prise accompagne très bien ; on ne peut avoir, sur la flûte, une meilleure embouchure que le comte Max, et la flûte est un instrument touchant qui va au cœur plus qu’aucun autre. La soirée passe vite. Neuf heures approchent, heure du souper. « Messieurs, dit M. de La Prise en regardant la pendule, et nonobstant certain geste de sa femme ; messieurs, quand j’étais riche, je ne savais pas laisser les gens me quitter à neuf heures ; je ne l’ai pas même appris depuis que je ne le suis plus ; et, si vous voulez souper avec nous, vous me ferez plaisir. » On reste ; la gaieté s’engage, et Mme de La Prise elle-même ne gronde plus.

« À dix heures (c’est Meyer qui raconte), un parent et sa femme sont venus veiller. On a parlé de nouvelles, et on a raconté, entre autres, le mariage d’une jeune personne du pays de Vaud, qui épouse un homme riche et très maussade, tandis qu’elle est passionnément aimée d’un étranger sans fortune, mais plein de mérite et d’esprit. Et l’aime-t-elle ? a dit quelqu’un. On a dit que oui, autant qu’elle en était aimée. — En ce cas-là elle a grand tort, a dit M. de La Prise. — Mais c’est un fort bon parti pour elle, a dit madame, cette fille n’a rien ; que pouvait-elle faire de mieux ? — Mendier avec l’autre ! a dit moitié entre ses dents Mlle de La Prise, qui ne s’était point mêlée de toute cette conversation. Mendier avec l’autre ! a répété sa mère. Voilà un beau propos pour une jeune fille ! Je crois en vérité que tu es folle ! — Non, non ; elle n’est pas folle : elle a raison, a dit le père. J’aime cela, moi ! c’est ce que j’avais dans le cœur quand je t’épousai. — Oh bien ! nous fîmes là une belle affaire ! — Pas absolument mauvaise, dit le père, puisque cette fille en est née.
« Alors Mlle de La Prise, qui depuis un moment avait la tête penchée sur son assiette et ses deux mains devant ses yeux, s’est glissée le long d’un tabouret, qui était à moitié sous la table entre elle et son père, et sur lequel il avait les deux jambes, et s’est trouvée à genoux auprès de lui, les mains de son père dans les siennes, son visage collé dessus, ses yeux les mouillant de larmes, et sa bouche les marquant de baisers : nous l’entendions sanglotter doucement. C’est un tableau impossible à rendre. M. de La Prise, sans rien dire à sa fille, l’a relevée, et l’a assise sur le tabouret devant lui, de manière qu’elle tournait le dos à la table : il tenait une de ses mains ; de l’autre elle essuyait ses yeux. Personne ne parlait. Au bout de quelques momens, elle est allée vers la porte sans se retourner, et elle est sortie. Je me suis levé pour fermer la porte qu’elle avait laissée ouverte. Tout le monde s’est levé. Le comte Max a pris son chapeau, et moi le mien.
« Au moment que nous nous approchions de Mme de La Prise pour la saluer, sa fille est rentrée. Elle avait repris un air serein. Tu devrais prier ces messieurs d’être discrets, lui a dit sa mère. Que pensera-t-on de toi dans le monde, si on apprend ton propos ? — Eh ! ma chère maman, a dit sa fille, si nous n’en parlons plus, mous pouvons espérer qu’il sera oublié. — Ne vous en flattez pas, mademoiselle, a dit le comte : je crains de ne l’oublier de long-temps.
« Nous sommes sortis. Nous avons marché quelque temps sans parler. À la fin, le comte a dit : Si j’étais plus riche !… Mais c’est presque impossible ; il n’y faut plus penser : je tacherai de n’y plus penser un seul instant. Mais vous ?… a-t-il repris en me prenant la main. J’ai serré la sienne ; je l’ai embrassé, et nous nous sommes séparés. »

Si Diderot avait connu ces pages, que n’aurait-il pas dit ? Il eût couru, le livre en main, chez Sedaine. Le bien, c’est qu’il n’y a pas eu ici ombre de système, rien qui sente l’auteur, rien même qui sente le peintre : ce délicieux Terburg est venu sans qu’il y ait eu de pinceau.

Nous touchons au point délicat, pour lequel il a fallu à Mme de Charrière des qualités supérieures à celles d’un talent simplement aimable, une veine franche, et, comme l’a très bien dit un critique d’alors, une sorte de courage d’esprit[5]. — La pauvre tailleuse Juliane, que nous avons un peu négligée, que Meyer a négligée aussi, ne l’a pourtant pas été assez tôt pour ne point s’en ressentir. Il n’a pas eu à lui tendre de piége ; l’innocente est venue comme d’elle-même, mais telle elle ne s’en est point retournée. Juliane va être mère : elle se l’avoue avec effroi ; autour d’elle, on peut s’en apercevoir à chaque heure. Que devenir ? Un jour, travaillant chez Mlle de La Prise qui a eu des bontés pour elle, et qui, la voyant pâle, triste et tremblante, l’a pressée de questions affectueuses, ce soir-là, avant de sortir, les sanglots éclatent : elle lui confesse tout ! Meyer, qui a rompu depuis des mois avec la pauvre enfant, ne sait rien. C’est Mlle de La Prise qui va le lui apprendre. Le lendemain, au bal, à l’assemblée, pâle elle-même, plus grave et avec un je ne sais quoi de solennel, elle arrive. Meyer en est frappé ; il pâlit aussi sans savoir ; il lui demande pourtant de danser. Mais il s’agit bien de cela. Ici une scène, à mon sens, admirable, profondément touchante et réelle et chaste, mais de ces scènes pour lesquelles ceux qui les ont goûtées avec pleurs craignent le grand jour et l’ordinaire indifférence[6]. Mlle de La Prise a donc à parler au long à Meyer, et elle le doit faire sans attirer l’attention : pour cela, elle ne trouve rien de mieux dans sa droiture que de prier le comte Max, le loyal ami de Meyer, de s’asseoir aussi près d’elle, et là, sur un banc, entre ces deux jeunes gens qui l’écoutent (scène chaste, précisément parce qu’ils sont deux), comme si elle n’avait causé que bal et plaisirs, parfois interrompue par quelque propos de femmes qui passent et repassent, y répondant avec sourire, puis reprenant avec les deux amis le fil plus serré de son récit, elle dit tout, et la faute, et que cette fille est grosse, et qu’elle ne sait que devenir, et le devoir et la pitié. Meyer, bouleversé, n’a que deux pensées et que deux mots : satisfaire à tout, et convaincre Mlle de La Prise qu’il n’y a pas eu séduction, et que tout ceci est antérieur à elle. La simplicité des paroles égale la situation. Meyer a demandé un moment pour se remettre du coup ; il sort de la salle, agitant en lui la douleur, la honte, et même, faut-il le dire ? l’ivresse confuse d’être père. Après un quart d’heure, il est rentré ; Mlle de La Prise et le comte Max ont repris avec lui leur place sur le banc :

« Eh ! bien, monsieur Meyer, que voulez-vous donc que je dise à la fille ? — Mademoiselle, lui ai-je répondu, promettez-lui, ou donnez-lui, faites-lui donner, veux-je dire, par quelque ancien domestique de confiance, votre nourrice, ou votre gouvernante, faites-lui donner, de grace, chaque mois, ou chaque semaine ce que vous jugerez convenable. Je souscrirai à tout. Trop heureux que ce soit vous !… Je ne vous aurais pas choisie peut-être ; cependant je me trouve heureux que ce soit vous qui daigniez prendre ce soin. C’est une sorte de lien, mais qu’osai-je dire ? c’est du moins une obligation éternelle que vous m’aurez imposée ; et vous ne pourrez jamais repousser ma reconnaissance, mon respect, mes services, mon dévouement. — Je ne les repousserai pas, m’a-t-elle dit avec des accens enchanteurs ; mais c’est bien plus que je ne mérite. — Je lui ai encore dit : Vous aurez donc encore ce soin ? vous me le promettez ? Cette fille ne souffrira pas ? elle n’aura pas besoin de travailler plus qu’il ne lui convient ? elle n’aura point d’insulte, ni de reproche à supporter ? — Soyez tranquille, m’a-t-elle dit : je vous rendrai compte, chaque fois que je vous verrai, de ce que j’aurai fait ; et je me ferai remercier de mes soins et payer de mes avances. Elle souriait en disant ces dernières paroles. — Il ne sera donc pas nécessaire qu’il la revoie ? a dit le comte. — Point nécessaire du tout, a-t-elle dit avec quelque précipitation. Je l’ai regardée : elle l’a vu ; elle a rougi. J’étais assis à côté d’elle : je me suis baissé jusqu’à terre. — Qu’avez-vous laissé tomber ? m’a-t-elle dit ; que cherchez-vous ? — Rien. J’ai baisé votre robe. Vous êtes un ange, une divinité ! Alors je me suis levé, et me suis tenu debout à quelque distance vis-à-vis d’eux. Mes larmes coulaient ; mais je ne m’en embarrassais pas, et il n’y avait qu’eux qui me vissent. Le comte Max attendri et Mlle de La Prise émue ont parlé quelque temps de moi avec bienveillance. Cette histoire finissait bien, disaient-ils ; la fille était à plaindre, mais pas absolument malheureuse. Ils convinrent enfin de l’aller trouver sur l’heure même chez Mlle de La Prise, où elle travaillait encore. On m’ordonna de rester, pour ne donner aucun soupçon, de danser même, si je le pouvais. Je donnai ma bourse au comte, et je les vis partir. Ainsi finit cette étrange soirée.

Les dernières lettres, qui suivent cette scène, descendent doucement sans déchoir. Mlle de La Prise, depuis ce moment, a quelque chose de changé dans ses manières ; toujours aussi naturelle, mais moins gaie, et, aux yeux de Meyer, plus imposante. Une lettre d’elle, à son amie Eugénie, achève de nous ouvrir son cœur. Elle aime ; la crise passée, elle est heureuse ; elle s’est convaincue de la sincérité, de la loyauté de l’amant : elle n’a pas eu à pardonner. Un peu de fleur est tombé sans doute, mais le parfum y gagne plus profond. « Nous étions certainement nés l’un pour l’autre, dit-elle, non pas peut-être pour vivre ensemble, c’est ce que je ne puis savoir, mais pour nous aimer. » Une maladie de son ami Godefroy force Meyer de partir pour Strasbourg inopinément : il n’a que le temps d’écrire son départ à Mlle de La Prise, avec l’aveu de son amour ; car jusque-là il n’y a pas eu d’aveu en paroles, et cette lettre est la première qu’il ose adresser. Il la confie au loyal Max, qui court dans une soirée où doit être Mlle de La Prise ; Max la lui remet, sans affectation et à haute voix, comme d’un ami : elle prend une carte, et, tout en y dessinant quelque fleur, elle a répondu au crayon deux mots discrets, mais certains, qui laissent à l’heureux Meyer et à son avenir toute espérance.

C’est là une véritable fin, la seule convenable. Pousser au-delà, c’eût été gâter ; en venir au mariage, s’il eut lieu, c’eût été trop réel. Au contraire, on ne sait pas bien ; l’œil est encore humide, on a tourné la dernière page, et l’on rêve. Les Lettres Neuchâteloises n’eurent pas de suite et n’en devaient pas avoir.

Deux ans après, en 1786, Mme de Charrière donna son ouvrage le plus connu, Caliste ou Lettres écrites de Lausanne. Il pourrait s’intituler Cécile, à meilleur droit que Caliste ; car Caliste n’y fait qu’épisode, Cécile en est véritablement l’héroïne, comme Mlle de La Prise dans le précédent. La mère de Cécile écrit régulièrement à une amie et parente du Languedoc ; elle ne lui parle que de cette chère enfant sans fortune, qui a dix-sept ans déjà et qu’il faut penser à marier : rien de plus gracieux que ces propos d’une mère jeune encore. Elle décrit sa Cécile, ses beautés, sa santé, sa fraîcheur, ses légers défauts même, le cou un peu gros, mais en tout bien du charme. — « Eh ! bien, oui. Un joli jeune homme, Savoyard, habillé en fille. C’est assez cela. Mais n’oubliez pas, pour vous la figurer aussi jolie qu’elle l’est, une certaine transparence dans le teint ; je ne sais quoi de satiné, de brillant, que lui donne souvent une légère transpiration ; c’est le contraire du mat, du terne ; c’est le satiné de la fleur rouge des pois odoriférans. » On commence de tous côtés à faire la cour à Cécile ; elle n’a qu’à choisir entre les amans. Un cousin ministre, un Bernois de mérite… mais, décidément, le préféré de la jeune fille est un petit milord en passage, qui lui fait la cour assez tendrement, mais ne se déclare pas. Tous ces détails de coquetterie innocente, d’émotion naïve, de prudence maternelle et de franchise presque de sœur, sont portés sur un fond de paysage brillant et de légère peinture du monde vaudois. Pas de drame, des situations très simples, et je ne sais quel intérêt attachant. Cécile ne se fait pas illusion ; elle voit bien qu’elle ne remplit pas, comme elle le mérite, ce cœur du petit Lord trop léger ; deux larmes brillent dans ses yeux en le confessant, et pourtant elle préfère ! La lettre XVI offre, entre la mère et la fille, une de ces scènes, comme les Lettres Neuchâteloises en peuvent faire augurer. Les derniers accens s’élèvent :

«… Nos paroles ont fini là, écrit la mère, mais non pas nos pensées… Les intervalles d’inquiétude sont remplis par l’ennui. Quelquefois je me repose et je me remonte en faisant un tour de promenade avec ma fille, ou bien comme aujourd’hui en m’asseyant seule vis-à-vis d’une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, auteur de tout ce que je vois, d’avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Elles ont un autre but que de me plaire. Des lois, auxquelles tient la conservation de l’univers, font tomber cette neige et luire ce soleil. En la fondant, il produira des torrens, des cascades, et il colorera ces cascades comme un arc-en-ciel. Ces choses sont les mêmes là où il n’y a point d’yeux pour les voir ; mais, en même temps qu’elles sont nécessaires, elles sont belles. Leur variété aussi est nécessaire, mais elle n’en est pas moins agréable, et n’en prolonge pas moins mon plaisir. Beautés frappantes et aimables de la nature ! tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon cœur ! »

Le petit Lord a un parent, une espèce de gouverneur, bien différent de lui, et qu’un sérieux prématuré, une tristesse mystérieuse environne. C’est dans la confidence qu’il fait à la mère de Cécile qu’apparaît Caliste. Il aimait dans son pays, il aime toujours Caliste, et celle-ci, créature adorable, l’aimait également ; mais elle avait monté sur le théâtre, elle avait joué dans the Fair Penitent le rôle dont le nom lui est resté ; sa réputation première avait été équivoque. Graces, talens, ame céleste, fortune même, tant de perfections ne purent fléchir un père ni obtenir à son fils le consentement d’épouser. Cette histoire toute romanesque a dans le détail une couleur bien anglaise, quelque chose de ce qu’Oswald, plus tard, reproduira un peu moins simplement à l’égard de Corinne ; et cette première Corinne, remarquez-le, esquisse ingénue de la seconde, a elle-même long-temps vécu en Italie. Après bien des souffrances et des vicissitudes, Caliste, mariée à un autre, pure et dévorée, meurt ; elle meurt, comme cet empereur voulait mourir, au milieu des musiques sacrées ; génie des beaux-arts et de la tendresse, elle exhale à Dieu sa belle ame, en faisant exécuter le Messiah de Haendel et le Stabat de Pergolèse. Celui qu’elle aimait reçoit la nouvelle funeste pendant qu’il est encore à Lausanne ; si on ne l’entourait en ces momens, son désespoir le porterait à des extrémités. Cependant son pupille, le jeune Lord, ne s’est toujours pas déclaré ; Cécile et sa mère partent pour voir leur parente du Languedoc.

Ce roman a l’air de ne pas finir ; il finit pourtant. La conclusion, la moralité, faut-il la dire ? C’est qu’au moment où, à côté de nous, un ami éploré et repentant s’accuse d’avoir brisé un cœur et se tuerait par désespoir d’avoir laissé mourir, vous-même, jeune homme, qui le plaignez et le blâmez peut-être, vous recommencez la même faute ; vous en traitez un à la légère aussi en vous disant : C’est bien différent ! et les conséquences, si vous n’y prenez garde bien vite, viendront trop tard et terribles aussi, pour peu que vous ayez un cœur. Et même quand elles sembleraient ne pas venir et quand on ne mourrait pas, n’est-ce donc rien que de faire souffrir ? N’est-ce rien, enfin, que de méconnaître et de perdre le bien inestimable d’être uniquement aimé ? Ainsi va le monde, illusion et sophisme, dans un cercle toujours recommençant de désirs, de fautes et d’amertumes.

Caliste eut du succès à Paris ; elle s’y trouva introduite au centre par le salon de Mme Necker. En cherchant bien, on trouverait des articles dans les journaux du temps[7]. Le Mercure d’avril 1786 en contient un tout à l’avantage du Mari sentimental, qui est de M. de Constant (un oncle de Benjamin), et à la suite duquel Mme de Charrière avait ajouté une ingénieuse contre-partie sous le titre de Lettres de mistriss Henley. Ce roman de M. de Constant est philosophique et très agréable : en voici l’idée. M. de Bompré, âgé d’environ quarante-cinq ans, retiré du service, habite en paix une terre dans le pays de Vaud ; mais il est allé à Orbe, à la noce d’un ami, et il se met à envier ce bonheur. Malgré son bon cheval, son chien fidèle, son excellent et vieux Antoine, il s’aperçoit qu’il est bien seul ; les soirées d’hiver commencent à lui paraître longues. Bref, étant un jour à Genève, il y rencontre, dans la famille d’un ami, une jeune personne honnête, instruite, charmante à voir, et il se marie : le voilà heureux. Mais sa femme a d’autres goûts, un caractère à elle, de la volonté. En arrivant à la terre de son mari, elle tient le bon Antoine à distance ; elle a lu les Jardins de l’abbé Delille, et elle bouleverse l’antique verger. Un portrait du père de M. de Bompré était dans le salon d’en bas, mauvaise peinture, mais ressemblante : il faut que le portrait se cache et monte d’un étage. La bonne monture que M. de Bompré avait sans doute ramenée de ses guerres, et qui lui avait plus d’une fois sauvé la vie, est vendue pour deux chevaux de carrosse ; et le pauvre chien Hector, qui vieillit, qui, un jour d’été, a couru trop inquiet après son maître absent, s’est trouvé tué, de peur de rage. M. de Bompré est malheureux. Cela même finit par une catastrophe, et, de piqûres en douleurs, il arrive au désespoir : il se tue. Le piquant, c’est que dans le temps, à Genève, on crut reconnaître l’original de M.  et de Mme de Bompré ; en fait de roman, on y entend peu la raillerie. Une Mme Caillat, née de Chapeaurouge, se fâcha et réclama par une brochure contre l’application qu’on lui faisait : son mari s’était tué en effet. Dans une lettre écrite à un respectable pasteur, et qu’elle environna de toutes sortes d’attestations et de certificats en forme signés des bannerets, baillis, châtelains et notaires[8], elle s’attacha à démontrer qu’il n’y avait eu chez elle, à Aubonne, ni cheval vendu, ni chien tué, ni portrait déplacé. On eut beau la rassurer, l’auteur du roman eut beau lui écrire pour prendre les choses sur le compte de son imagination, pour l’informer avec serment qu’il n’avait en rien songé à elle, elle imprima tout cela ; et, en dépit ou à l’aide de tant d’attestations, il resta prouvé pour le public de ce temps-là que l’anecdote du roman était bien au fond l’histoire de la réclamante. Mme de Charrière, dans les Lettres qu’elle a ajoutées au Mari sentimental, n’est nullement entrée dans cette querelle. Mais elle a montré le côté inverse et plus fréquent du mariage, une femme délicate, sentimentale et incomprise ; le mot pourtant n’était pas encore inventé. Mistriss Henley, personne romanesque et tendre, épouse un mari parfait, mais froid, sensé, sans passion, un Grandisson insupportable, lequel, sans s’en douter et à force de riens, la laisse mourir. Ce qu’il y a de plus clair à conclure, c’est qu’entre ce Mari sentimental de M. de Constant et cette Femme sentimentale de Mme de Charrière, l’idéal du mariage est très compromis ; ce double aspect des deux romans en vis-à-vis conduit à un résultat assez triste, mais curieux pour les observateurs de la nature humaine. Dans ces lettres de mistriss Henley, il y a plus que des pensées aimables et fines ; la mélancolie y prend parfois de la hauteur, et je n’en veux pour preuve que cette page profonde :

« Ce séjour (la terre d’Hollowpark) est comme son maître, tout y est trop bien ; il n’y a rien à changer, rien qui demande mon activité ni mes soins. Un vieux tilleul ôte à mes fenêtres une assez belle vue. J’ai souhaité qu’on le coupât ; mais, quand je l’ai vu de près, j’ai trouvé moi-même que ce serait grand dommage. Ce dont je me trouve le mieux, c’est de regarder, dans cette saison brillante, les feuilles paraître et se déployer, les fleurs s’épanouir, une foule d’insectes voler, marcher, courir en tous sens. Je ne me connais à rien, je n’approfondis rien ; mais je contemple et j’admire cet univers si rempli, si animé. Je me perds dans ce vaste tout si étonnant, je ne dirai pas si sage, je suis trop ignorante. J’ignore les fins, je ne connais ni les moyens, ni le but, je ne sais pas pourquoi tant de moucherons sont donnés à manger à cette vorace araignée ; mais je regarde, et des heures se passent sans que j’aie pensé à moi, ni à mes puérils chagrins. »

Depuis que le panthéisme est devenu chez nous un lieu commun, une thèse romanesque et littéraire, je doute qu’il ait produit quelque chose de plus senti que ces simples mots d’aperçu comme échappés à la rêverie d’une jeune femme[9].

Je n’entrerai pas dans le détail des différens ouvrages de Mme de Charrière qui suivirent ; ils sont de toutes sortes et nombreux. L’inconvénient du manque d’art, et aussi (Caliste à part) du manque de succès central, s’y fait sentir. Elle compose pour elle et ses amis, au jour le jour, à bâtons rompus, c’est-à-dire qu’elle ne compose pas. La moindre circonstance de société, une lecture, une conversation du soir, fait naître un opuscule de quelques matinées, et qui s’achève à peine : ainsi se succèdent sous sa plume les petites comédies, les contes, les diminutifs de romans. Malgré mes soins sur les lieux, je ne me flatte pas d’avoir tout recueilli ; on en découvrait toujours quelque petit nouveau, inconnu ; la bibliographie de ses œuvres deviendrait une vraie érudition, et, s’il y avait aussi bien deux mille ans qu’elle fût morte, ce serait un vrai cas d’Académie des inscriptions que d’en pouvoir dresser une liste exacte et complète[10]. Nous n’en sommes pas là. Je m’en tiendrai pour l’ensemble au témoignage de Mlle Necker de Saussure, qui, étant encore enfant, vit un jour à Genève Mme de Charrière, et fut fort frappée de la grace de son esprit : « Ce souvenir, écrit-elle, m’a fait lire avec intérêt tous ses romans, et les plus médiocres m’ont laissé l’idée d’une femme qui sent et qui pense[11]. »

Dès les années des Lettres Neuchâteloises et des Lettres de Lausanne, Mme de Charrière connut Benjamin Constant sortant de l’enfance. Mais Benjamin Constant eut-il une enfance ? À l’âge d’environ douze ans (1779), on le voit, par une lettre à sa grand’mère, déjà lancé, l’épée au côté, dans le grand monde de Bruxelles ; il y parle de la musique qu’il apprend, des airs qu’il joue, et dans quelle manière : « Je voudrais qu’on pût empêcher mon sang de circuler avec tant de rapidité et lui donner une marche plus cadencée ; j’ai essayé si la musique pouvait faire cet effet. Je joue des adagio, des largo, qui endormiraient trente cardinaux. Les premières mesures vont bien ; mais je ne sais par quelle magie les airs si lents finissent toujours par devenir des prestissimo. Il en est de même de la danse : le menuet se termine toujours par quelques gambades. Je crois, ma chère grand’mère, que ce mal est incurable. » — Et à propos du jeu dont il est témoin dans ses soirées mondaines : « Cependant le jeu et l’or que je vois rouler me causent quelque émotion. » Il est déjà avec toute sa périlleuse finesse, avec tous ses germes éclos, dans cette lettre[12].

Au retour de ses voyages et son éducation terminée, il vit Mme de Charrière, et s’attacha quelque temps à elle, qui surtout l’aima. Le souvenir s’en est conservé. On raconte que, lorsqu’il était à Colombier chez elle, comme ils restaient tard le matin, chacun dans sa chambre, ils s’écrivaient de leur lit des lettres qui n’en finissaient pas, et la conversation se faisait de la sorte ; c’était un message perpétuel d’une chambre à l’autre ; cela leur semblait plus facile que de se lever, étant tous deux très paresseux, très spirituels, et très écriveurs. Près d’un esprit si fin, si ferme et si hardiment sceptique en mille points, le jeune Constant aiguisa encore le sien. Dans ce tête-à-tête des matinées de Colombier, discutant et peut-être déjà doutant de tout, il en put venir, dès le premier pas, à ce grand principe de dérision qu’il exprimait ainsi : Qu’une vérité n’est complète que quand on y a fait entrer le contraire. Mme de Charrière, dans ses hardiesses du moins, avait des points fixes, des portions morales élevées où elle tenait bon. Elle put souffrir de n’en pas trouver ailleurs de correspondantes. Plus tard, quand Benjamin Constant fut lancé sur une scène toute différente, et qu’elle l’allait rappeler au passé, il répondait peu. Il parlait d’elle légèrement, dit-on, comme un homme qui a quitté un drapeau et aspire à servir sous quelque autre. Il se plaignait que les lettres qu’il recevait d’elle étaient pleines d’errata sur les ouvrages qu’elle avait publiés, et semblait croire que l’infidélité des imprimeurs l’occupait encore plus que la sienne. « Voilà le sort qui menace les femmes auteurs : on croit toujours que les affections tiennent chez elles la seconde place. » C’est un moraliste profond et femme qui a dit cela.

Mme de Charrière connut Mme de Staël ; elles correspondirent ; on m’a parlé d’une controverse considérable entre elles, précisément sur ces points litigieux, chers aux femmes, qui se retrouvent discutés dans plusieurs des lettres de Delphine, et sur lesquels nous allons avoir le mot direct de Mme de Charrière elle-même. Dans cette correspondance, Mme de Charrière devait plutôt ressembler par le ton à une autre Mme de Staal (Mlle De Launay).

Sur toutes ces choses, elle allait au fond et au fait avec un esprit libre, avec beaucoup moins de talent, comme on l’entend vulgairement, mais aussi avec bien moins d’emphase et de déclamation qu’on ne l’a fait alors et depuis[13]. On en peut surtout juger par son petit roman des Trois Femmes, bien remarquable philosophiquement, bien agréable (pruderie à part), et le seul, pour ces raisons sur lequel nous ayons encore à insister. Mlle Pauline de Meulan, qui était très informée des divers ouvrages de Mme de Charrière, et qui avait de commun avec elle tant de qualités, entre autres le courage d’esprit, n’a pas craint de parler avec éloge des Trois Femmes dans le Publiciste du 2 avril 1809. Après une discussion sérieuse et moyennant une interprétation motivée, elle conclut par dire « qu’en y pensant un peu, on trouvera que cette dernière production de l’auteur de Caliste est une des compositions les plus morales, comme elle est une des plus originales et des plus piquantes qui ait paru depuis long-temps. » Nous oserons donc ne point paraître plus effarouché en morale que ne l’a été Mme Guizot[14].

(On est chez la jeune baronne de Berghen, vers 94 ou 95). « — Pour qui écrire désormais ? disait l’abbé de La Tour. — Pour moi, dit la baronne. — On ne pense, on ne rêve que politique, continua l’abbé. — J’ai la politique en horreur, répliqua la baronne, et les maux que la guerre fait à mon pays me donnent un extrême besoin de distraction. J’aurais donc la plus grande reconnaissance pour l’écrivain qui occuperait agréablement ma sensibilité et mes pensées, ne fût-ce qu’un jour ou deux. — Mon Dieu ! madame, reprit l’abbé après un moment de silence, si je pouvais… — Vous pourriez, interrompit la baronne. — Mais non, je ne pourrais pas, dit l’abbé ; mon style vous paraîtrait si fade au prix de celui de tous les écrivains du jour ! Regarde-t-on marcher un homme qui marche tout simplement, quand on est accoutumé à ne voir que tours de force, que sauts périlleux ? — Oui, dit la baronne, on regarderait encore marcher quiconque marcherait avec passablement de grace et de rapidité vers un but intéressant. — J’essaierai, dit l’abbé. Les conversations que nous eûmes ces jours passés sur Kant, sur sa doctrine du devoir, m’ont rappelé trois femmes que j’ai vues. — Où ? demanda la baronne. — Dans votre pays même, en Allemagne, dit l’abbé. — Des Allemandes ? — Non, des Françaises. Je me suis convaincu auprès d’elles qu’il suffit, pour n’être pas une personne dépravée, immorale, et totalement méprisable ou odieuse, d’avoir une idée quelconque du devoir, et quelque soin de remplir ce qu’on appelle son devoir. N’importe que cette idée soit confuse ou débrouillée, qu’elle naisse d’une source ou d’une autre, qu’elle se porte sur tel ou tel objet, qu’on s’y soumette plus ou moins imparfaitement : j’oserai vivre avec tout homme ou toute femme qui aura une idée quelconque du devoir. »

Là-dessus, grand débat ! Un kantiste de la compagnie donne son explication du devoir, idée universelle, indestructible ; un théologien se récrie à cette explication naturelle, et veut recourir à l’intervention divine ; un amateur, qui a lu Voltaire et Montaigne, doute qu’un sauvage éprouve rien de semblable à ce que le kantiste proclame. — Qu’en savez-vous ? dit l’abbé. — Allez écrire, lui dit la baronne. — L’abbé rapporte bientôt son conte des Trois Femmes.

Émilie est une émigrée de seize ans ; elle a perdu ses parens, ses derniers moyens d’existence, et l’espoir d’en retrouver aucun. Joséphine, sa femme de chambre, lui a tenu lieu de tout. Attentive, respectueuse, zélée, elle est à la fois la mère et la servante d’Émilie ; elle la sert et la nourrit, elle s’est dévouée à elle, elle n’aime qu’elle. C’est au milieu des sentimens d’une affection exaltée par la reconnaissance qu’Émilie découvre les désordres de Joséphine. Cette petite Joséphine, dans sa naïveté, sa générosité et son vice, ne laisse pas que d’être un embarrassant philosophe. Tout ce qu’elle dit dans son premier entrain d’aveux à Émilie sur son oncle le grand-vicaire, sur son oncle le marquis, sur sa tante la marquise, fait ouvrir de grands yeux à l’orpheline, et nous exprime le XVIIIe siècle dans sa facile nudité. D’une autre part, une jeune veuve, Mme Constance de Vaucourt, s’est attachée à Émilie. Vive, aimable, sensible, irréprochable dans sa conduite, Mme de Vaucourt ne cherche de jouissances que dans l’emploi généreux et bienfaisant d’une grande fortune : mais cette fortune, que lui ont laissée ses parens, est un peu mal acquise, elle le sait ; et, comme elle n’a aucun moyen de retrouver ceux aux dépens de qui ils l’ont faite, elle se contente de la bien dépenser. Entre Constance et Joséphine, Émilie, bonne, droite et candide, est à chaque instant obligée, pour rester fidèle à l’esprit même de sa vertu, d’en relâcher, d’en rompre quelque forme trop rigoureuse. Ainsi, quand d’abord, pour ne pas se commettre près de Henri, l’amant de Joséphine, elle semble moins sensible qu’elle ne devrait à la peine de celle-ci, elle se le reproche bientôt ; la crainte de quelque malheur s’y mêle, et elle se laisse aller avec sa chère coupable à son mouvement généreux : « Oh bien ! dit Joséphine, je ne me tuerai pas ; je ne voudrais pas contrarier vos idées, rendez-moi un peu de bonheur et je ne me tuerai pas. Déjà cette conversation me fait quelque bien ; mais j’étais au désespoir quand je vous voyais tout occupée de vous et d’un certain mérite que vous voulez avoir, et avec lequel vous laisseriez tranquillement souffrir tout le monde… »

Ainsi, quand Émilie, sur l’aveu de Mme de Vaucourt que ses biens avaient été mal acquis, cherche à lui donner des scrupules, celle-ci, après une justification de son motif, ajoute en souriant : « Cependant permettez-moi de vous dire que l’on pourrait vous chicaner à votre tour sur bien des choses que vous trouvez toutes simples, et cela parce qu’elles vous conviennent et que vos principes s’y sont pliés peu à peu. — Que voulez-vous dire ? s’écria Émilie. — Ne voyez-vous pas, dit Constance, qu’au château vous séduisez Théobald, inquiétez sa mère, et désolez sa cousine… »

« Ce que Constance venait de faire éprouver à Émilie ressemblait si fort à ce que Joséphine lui avait fait éprouver, il y avait environ trois mois, qu’elle se trouva dans la même souffrance, et que ses réflexions furent à peu près les mêmes. L’une avait des amans auxquels elle ne voulait pas renoncer, l’autre possédait un bien mal acquis qu’elle ne voulait pas rendre. L’une et l’autre lui étaient chères, l’une et l’autre lui étaient utiles, l’une et l’autre avaient mêlé le blâme aux aveux, le reproche à la justification. Aux yeux de l’une ni de l’autre, elle n’était parfaitement innocente, elle qui s’était crue en droit de juger, de censurer, de montrer presque du mépris… »

Théobald lui-même (le jeune baron allemand, amoureux d’Émilie), quand il veut faire trop le sévère, le partisan absolu du devoir, est convaincu de faiblesse aussi et ramené à la tolérance :

« — Monsieur votre fils, dit Constance à Mme d’Altendorf, est-il lui-même ce qu’il veut que soient les autres ?… — Comment vous répondre ? dit Mme d’Altendorf. En supposant que mon fils ne courbe jamais la règle, mais que, dans certains cas, il la méconnaisse, la brise, la jette loin de lui, est-il ou n’est-il pas ce qu’il veut que l’on soit ? — Quand la passion aveugle, égare, dit Théobald en baissant les yeux, qu’est-ce que l’on est ? On cesse d’être soi-même. — Quoi ! monsieur, dit Constance, vos passions vous maîtrisent à ce point ! Cela est bien redoutable. — Théobald, d’accusateur devenu accusé, se sentit plus doux comme plus modeste, et fut reconnaissant à l’excès du silence qu’Émilie voulut bien garder. »

La seconde partie des Trois Femmes, qui se compose de lettres écrites du château d’Altendorf par Constance à l’abbé de La Tour, ressemble souvent à des conversations qu’a dû offrir le monde de Mme de Charrière, en ces années 94 et 95, sur les affaires du temps. Le culte de Jean-Jacques et de Voltaire au Panthéon, un clergé-philosophe substitué à un clergé-prêtre, la liberté, l’éducation, tous ces sujets à l’ordre du jour, y sont touchés : aucun engoûment, chaque chose jugée à sa valeur, même Mme de Sillery. « J’admire, dit Constance, quelques-unes de ses petites comédies ; je fais cas de cet esprit raide et expéditif que je trouve dans tous ses ouvrages ; j’y reconnais à la fois sa vocation et le talent de la remplir. On devrait l’établir inspectrice-générale des écoles de la République française. » — L’Adèle de Senanges y est fort louée.

Constance n’aurait pas voulu vivre, dit-elle, avec Jean-Jacques ni avec Voltaire. — Avec Duclos ? oui. — Avec Fénelon ? Oh ! oui. — Avec Racine ? oui. — Avec La Fontaine ? pourquoi non ?… « Mais peut-être qu’après tout, ajoute-t-elle, le meilleur n’en vaudrait rien. Tous ces gens-là sont sujets, non-seulement à préférer leur gloire à leurs amis, mais à ne voir dans leurs amis, dans la nature, dans les évènemens, que des récits, des tableaux, des réflexions à faire et à publier. » Nous croyons que Constance se trompe pour Racine, La Fontaine et Fénelon ; nous craignons qu’elle ne fasse que reporter un peu trop en arrière ce qui était vrai de son siècle, ce qui l’est surtout du nôtre.

La conclusion de la première partie des Trois Femmes se débat entre l’abbé et la baronne :

« Je n’ai pas trouvé, dit Mme de Berghen quand elle revit l’abbé, que vos trois femmes prouvassent quoi que ce soit, mais elles m’ont intéressée. — Cela doit me suffire, dit l’abbé ; mais n’avez-vous pas quelque estime pour chacune de mes trois femmes ? — Je ne puis le nier, répondit la baronne. — Eh bien ! dit l’abbé, ai-je prétendu autre chose ?… Si je vous eusse parlé d’un de ces êtres, comme j’en connais beaucoup, qui, même lorsqu’ils ne font pas de mal, ne font aucun bien, ou ne font que celui qui leur convient ; qui, n’ayant que leur intérêt pour guide, n’en supposent jamais aucun autre au cœur d’autrui, vous l’eussiez sûrement méprisé. De l’esprit, des talens, des lumières, rien ne vous réconcilierait avec un homme de cette trempe ; il faut voir en un homme, pour le pouvoir estimer, que quelque chose lui paraît être bien, quelque chose être mal ; il faut voir en lui une moralité quelconque. »

Ainsi parle à la jeune baronne de Berghen cet aimable et sceptique abbé de La Tour, qui trouve peu sûr pour son repos de passer un hiver entier a Altendorf, près de Constance.

La conclusion de la seconde partie répète la même idée, mais d’un ton moins léger, et avec un certain accent d’élévation dans la bouche de Constance :

« Oh ! la rectitude est bonne. Je n’aurai point de dispute avec Théobald. Je respecte tous les scrupules, les scrupules religieux, les scrupules de l’honneur, enfin tous ceux même qui n’auraient point de nom, et jusqu’à la soumission à des lois que rien ne sanctionne. Mon esprit, si ennemi de tous les galimatias, respectera toujours celui-ci ; j’aimerai toujours voir l’extrême délicatesse se soumettre à des règles qu’elle ne peut définir, et dont elle ne sait point d’où elles émanent. »

Ce roman achevé, duquel je n’ai extrait que la pensée, en négligeant mainte délicatesse de détail, il reste de quoi réfléchir longtemps. Qu’il y a là, me disais-je, plus de choses qu’il ne semble ! combien de résultats et d’observations y passent sans prétendre à se faire admirer ! et qu’il est agréable, dans un mot, dans un trait, de les saisir ! La morale en est bien sceptique, mais en somme elle tourne au bien ; il y a une vraie tolérance qui n’est pourtant pas l’indifférence totale. C’est un roman de Directoire, mais qui se peut avouer et relire, même après toutes les restaurations.

Ne soyons pas si fiers en effet : austères régens de notre âge, et qui le preniez si haut, kantistes, éclectiques, doctrinaires et tous, nous ne sommes pas si riches en morale ; et vous-mêmes l’avez bien, à la longue, un peu prouvé. Qu’est-ce à dire ? Après trente ans, qui n’a lu dans bien des intérieurs d’hommes, sans parler du sien, et qui n’a compris ? En littérature, c’est pire : l’esprit seul désormais y fait loi. Intrigue, piraterie, vanité sans frein, vénale cupidité ! oh ! si, dans tous ces gens d’esprit à foison, il y avait au cœur un endroit sain, une once, un grain d’honnêteté, un seul dans chacun, que ce serait beaucoup ! En ces momens de dissolution de doctrines et de cohue universelle, à tout prix il importe d’avoir au dedans de soi, dans son caractère, dans sa conduite, des points invincibles et inexpugnables, fussent-ils isolés et sans rapport avec le reste de nous-mêmes, — oui, des espèces de rochers de Malte ou de Gibraltar où l’on se rabatte en désespoir de cause et où l’on maintienne le drapeau. Ou, pour parler moins haut et plus à l’unisson de la nature, en fait de morale, je suis comme Mme de Charrière : il me suffit qu’il y ait quelque chose dans quelqu’un.

Mme de Charrière eut, ce semble, une vieillesse assez triste et qui renfermait stoïquement sa plainte. Ame forte et fière, comme on l’a pu voir par un fragment de lettre, cité au commencement et qui se rapporte à sa fin, elle s’était faite aux nécessités diverses de la société ou de la nature. Elle s’appliquait tout bas ce qu’elle a rendu avec un accent pénétré, éloquent, en cet endroit des lettres de sa Constance : « … Mme de Horst (quelque dame d’Osnabruck) y était (dans la compagnie) ; elle se plaignit de son état, de son ennui. —Et moi, suis-je sur des roses ? dit l’émigrée en souriant. — Mme de Horst fut la seule qui ne l’entendit pas. Eh bien ! voilà une obligation que les gens sensibles et judicieux ont au deuil qui couvre l’Europe : ils rougiraient de parler de leurs pertes particulières ; ils dissimulent des maux légers et de petites humiliations. Depuis plus de trois ans, je vois, j’entends Gatimozin partout, et la plainte commencée meurt sur mes lèvres, et, dans le silence auquel je me force, mon ame se raffermit. »

Elle avait peu compté sur l’amour, elle n’avait pas désiré la gloire ; mais, lors même que la raison fait bon marché des chimères, la sensibilité sevrée se retrouve là-dessous et n’y perd rien. Ce doux jardin du pays de Vaud et la vue de ces pentes heureuses ne l’avaient qu’à demi consolée ; l’anneau mystérieux du bonheur était dès long-temps enseveli pour elle dans l’abîme des lacs tranquilles. Sa santé se détruisait avant l’âge. Elle cessa de respirer le 27 décembre 1805, à trois heures du matin : depuis plusieurs jours, elle n’avait pas donné d’autre signe de vie. Elle n’avait que soixante-quatre ou soixante-cinq ans environ. Son mari lui survécut ; c’est ce que j’en ai su de plus vif.

J’avais été mis depuis long-temps sur la trace de Mme de Charrière par la lecture des Lettres de Lausanne ; mieux informé de toutes choses par rapport à elle, durant mon séjour dans le pays, j’aurais cru manquer à une sorte de justice que de ne pas venir, tôt ou tard, parler un peu en détail d’une des femmes les plus distinguées assurément du XVIIIe siècle, d’une personne si parfaitement originale de grace, de pensée, et de destinée aussi ; qui, née en Hollande et vivant en Suisse, n’écrivait à la fin ses légers ouvrages que pour qu’on les traduisît en allemand, et qui pourtant, par l’esprit et par le ton, fut de la pure littérature française, et de la plus rare aujourd’hui, de celle de Gil Blas, d’Hamilton et de Zadig.


Sainte-Beuve.
  1. D’alors, et, dans tout ce qui suit, je prie de remarquer que je n’entends parler avec Mme de Charrière que du passé ; la société actuelle de La Haye est, m’assure-t-on, des plus désirables.
  2. Amsterdam, petit in-12o de 119 pages, sans nom d’auteur.
  3. Roman hollandais.
  4. La vente, fixation annuelle du prix du vin, faite par le gouvernement.
  5. Dans le Nouveau Journal de Littérature, Lausanne, 15 juin 1784, le ministre Chaillet prit en main la défense des Lettres Neuchâteloises contre ses compatriotes, dans un spirituel article, et pas du tout béotien je vous assure. Il y disait : « Ce n’est qu’une bagatelle, assurément ; mais c’est une très jolie bagatelle. Mais il y a de la facilité, de la rapidité dans le style, des choses qui font tableau, des observations justes, des idées qui restent. Mais il y a dans les caractères cet heureux mélange de faiblesse et d’honnêteté, de bonté et de fougue, d’écarts et de générosité, qui les rend à la fois attachans et vrais. Il y a une sorte de courage d’esprit dans tout ce qu’ils font, qui les fait ressortir ; et je soutiens qu’avec une ame commune on ne les eût point inventés. Mais il y a une très grande vérité de sentimens : toutes les fois qu’un mot de sentiment est là, c’est sans effort, sans apprêt ; c’est ce débordement si rare qui fait sentir qu’il ne vient que de la plénitude du cœur, dont il sort et coule avec facilité, sans avoir rien de recherché, de contraint, d’affecté, ni d’enflé… »
  6. Les Lettres Neuchâteloises ont été réimprimées en 1833 à Neuchâtel, chez Petitpierre et Prince, in-18 ; si l’on y prend goût, on peut de ce côté se les procurer. La réimpression pourtant, je le dois dire, n’en est pas toujours parfaitement exacte.
  7. Mlle de Meulan a écrit sur Caliste, mais bien plus tard, à propos d’une réimpression. (Publiciste du 3 octobre 1807.)
  8. Lettre à M. Mouson, pasteur de Saint-Livré, près d’Aubonne, ou Supplément nécessaire au Mari sentimental.
  9. Dans tout ce qui précède, je n’ai pas parlé du style chez Mme de Charrière ; les citations en ont pu faire juger. C’est du meilleur français, du français de Versailles que le sien, en vérité, comme pour Mme de Flahaut. Elle ne paie en rien tribut au terroir… en rien ; pourtant je lis en un endroit de Caliste : Mon parent n’est plus si triste d’être marié, parce qu’il oublie qu’il le soit, au lieu de : qu’il l’est. Toujours, toujours, si imperceptible qu’il se fasse, on retrouve le signe.
  10. Voici une liste approchante : — Les Lettres Neuchâteloises, 1784 ; — Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne, 1786 ; — Lettres de mistriss Henley, à la suite du Mari sentimental de M. de Constant, 1786 ; — Aiglonette et Insinuante, conte, 1791 ; — l’Émigré, comédie, 1793 ; — le Toi et Vous ; — l’Enfant gâté ; — Comment le nomme-t-on ? etc., etc. — Sous le nom de l’Abbé de La Tour : les Trois Femmes, 1797 ; Sainte-Anne ; Honorine d’Uzerche ; les Ruines d’Yedburg ; — Louise et Albert, ou le Danger d’être trop exigeant, 1803 ; —Sir Walter Finch et son fils William, 1806 ; — le Noble, etc., etc. — On en trouverait d’autres qui n’ont jamais paru qu’en allemand ; il y a des lettres d’elle imprimées dans les œuvres posthumes de son traducteur, Louis-Ferdinand Herder (Tubingen, 1810).
  11. Je dois la connaissance de ce jugement, ainsi que plusieurs des documens de cette biographie, à la bienveillance d’un homme spirituel et lettré du canton de Vaud, M. de Brenles.
  12. On la peut lire tout entière dans la Chrestomathie de M. Vinet, 2e édition, tome I.
  13. C’était déjà la mode de son temps d’entasser tous les mots imaginables et contradictoires pour peindre avec renchérissement les personnes et les choses ; elle ne se laissait pas payer de cette monnaie : « J’ai toujours trouvé, disait-elle, que ces sortes de mérites et de merveilles n’existent que sur le papier, où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction qu’il y ait entre eux. »
  14. Pourquoi ne réimprimerait-on pas dans le pays, sous le titre d’Œuvres choisies de Mme de Charrière, Caliste, les Lettres Neuchâteloises et les Trois Femmes ?