Poètes et romanciers modernes de la France/Jules Janin

POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xxi.

M. JULES JANIN.

LE CHEMIN DE TRAVERSE.

Rien ne réussit comme le succès, a dit M. Janin lui-même ; mais il avait mieux fait déjà que de le dire : par son exemple, il l’avait prouvé. Ce mot peut être considéré comme la devise de cette littérature qu’il a engendrée, et qui se groupe aujourd’hui sous sa bannière en phalanges assez épaisses. C’est la seule explication que l’on puisse donner du retentissement de bien des noms à la fortune desquels on serait fort embarrassé de trouver une autre base que ce cercle vicieux.

Le beau et le vrai n’ont pas toujours été les seuls dieux de la littérature. Ce n’est pas d’aujourd’hui seulement qu’on a pu remarquer qu’un culte rival s’élevait à côté du leur, et que certaines dévotions les négligeaient pour se détourner vers un temple sans entrée au grand jour, sans patron avoué et sans frontispice, qui, en attendant sa solennelle dédicace, semblait se mettre comme celui d’Athènes sous cette invocation : au Dieu inconnu. Désormais voilà le dieu nouveau manifesté, révélé par M. Janin, intronisé en forme sur les autels désertés de nos dieux anciens. Cette petite phrase si leste et si échappée est son évangile ; mais c’est un évangile de faux prophète et auquel il ne faut pas se fier. Le succès dont parle M. Janin est une divinité aveugle qui vous élève par caprice et vous précipite de même, qui vous exalte également dans vos défauts et dans vos qualités, c’est-à-dire qui méconnaît également les uns et les autres, et finit toujours en résumé par trahir ceux qui lui ont sacrifié..

Aussi, en admettant avec M. Janin que le hasard, le bonheur, la vogue, tout ce qui constitue ce qu’il appelle le succès, fait d’habitude plus, en moins de temps, pour la fortune d’un écrivain que des titres réels acquis par de suffisantes préparations, je pense qu’il y a, par compensation, du côté de ceux qui choisissent cette dernière voie, sûreté, dignité, liberté. Il y a sûreté à ne pas se reposer sur le hasard d’hier du hasard d’aujourd’hui, sur le succès d’hier du succès d’aujourd’hui. Il y a dignité à ne rien laisser à la faveur et au caprice du public de ce qu’on peut leur enlever. Il y a liberté à ne pas enchaîner son avenir à son passé, son inspiration à des routines qui font fortune, à des rubriques de métier ; sa spontanéité à des goûts particuliers dont on s’est fait le complaisant, et dont on épie, sous peine de mort, toutes les exigences.

Mais lorsqu’on s’est laissé engager dans cette voie, c’est déjà un bon signe que de pouvoir reconnaître que l’on s’est trompé. Toutefois, le plus difficile reste encore à faire, c’est de rompre avec ses engagemens, avec ses habitudes d’esprit, avec les douceurs d’une position acquise ; c’est d’imposer silence à ces acclamations qui ont fait notre orgueil, de chasser cette clientelle accoutumée qui nous subjugue, mais empêche de venir à nous les suffrages plus délicats et plus réservés. Ce n’est que purifié de ce contact qu’on peut être admis à la libre pratique parmi les gens dont le talent est pris au sérieux.

Il y a long-temps déjà que M. Janin paraît vouloir entrer en quarantaine. M. Janin, supérieur à ses succès et à ses ouvrages, à tel point que souvent il ne peut s’empêcher de se railler agréablement de son public et de lui-même ; M. Janin, qui a fait des succès à tant d’autres avec les miettes des siens ; M. Janin, qui occupe de sa personne une position incontestable au faîte de la littérature légère, et qui en occupe tous les étages par ses imitateurs ; M. Janin, roi de tous les royaumes qu’on aperçoit de la cime où le succès l’a porté ; M. Janin n’est monté si haut que pour reconnaître que le succès l’avait trompé, et qu’il avait beaucoup à monter encore. Que dis-je ? Cette cime, ne l’appelle-t-il pas lui-même quelque part un trou ? un trou qui lui fournit un sûr abri, à la vérité, et d’où nul ne saurait le débusquer ! Mais qu’importe cela, si sa propre humeur le pousse dehors ; si son horizon y est trop borné, sa vie gênée et trop à l’étroit ; si l’élan de sa pensée y est captif et comprimé ? M. Janin est supérieur à son succès ; car ce succès, bien qu’inoui et dépassant de beaucoup les limites ordinaires, n’est pas encore complet à ses yeux.

Combien de fois l’auteur des jolies nouvelles, des jolis feuilletons, je dis les plus jolis feuilletons qui se soient faits au xixe siècle, n’a-t-il pas senti peser sur ses épaules les chaînes de la faveur publique ! Combien de fois n’a-t-il pas manifesté l’intention de s’affranchir, de changer de route, de se faire homme nouveau, de revenir au travail sérieux, aux compositions sérieuses ! Quel soin ne prend-il pas de mettre en avant ces mots ou d’autres analogues, et de laisser percer le désir qu’il a de les voir désormais faire fidèle compagnie à son nom ! Ne le voit-on pas par là pressentir le jugement public, lui insinuer des habitudes, le pousser, le devancer au point de vue nouveau où il veut l’amener, impatient qu’il est de l’y attendre tout seul, incertain qu’il est de l’y voir arriver de lui-même ? Combien de fois ses feuilletons, ses préfaces, ne nous ont-ils pas annoncé les efforts sourds et intermittens auxquels il se livre pour prendre une position meilleure ! Vous souvient-il du temps où il publiait ses Œuvres complètes, ainsi nommées dans l’intention expresse de fermer le cercle qu’il croyait accompli des gaspillages et des frivolités de sa jeunesse, et d’en faire comme un ballot qu’il jetait derrière lui, légèrement marqué de ridicule, afin d’entrer plus libre et plus dégagé dans une phase nouvelle et virile ? De tout cela il est bien résulté en pratique quelques tentatives dont les traces se retrouvent çà et là, mais qui n’ont pu aboutir à une transformation du caractère primitif de sa physionomie littéraire. Il a dû rester enfant et enfant gâté malgré lui, frivole malgré lui, objet de mode malgré lui. Il a dû rester tel que le succès l’avait pris, enrôlé, exploité, il a dû continuer son rôle de page, de Chérubin, comme il dit encore lui-même, et conserver la livrée et les couleurs du maître qu’il s’était donné.

Il ne faut pas s’y tromper cependant. Cette servitude que M. Janin a bien voulu s’imposer n’est pas une abdication complète de sa personnalité. Les goûts, les inclinations d’esprit qu’il flatte dans son public, sont des goûts et des inclinations qu’il lui a donnés. Il se l’est assimilé avant de se laisser absorber en lui. Son premier essor a été spontané, original, et a ouvert un courant par lequel toute la littérature et toute la critique moyennes ont été saisies et entraînées à sa suite. Une fois à la tête de ce mouvement, son tort a été de ne plus savoir le continuer en le dirigeant, et de s’abandonner indolemment à l’impulsion qui lui venait de l’arrière, et qu’il avait lui-même originairement imprimée. Ainsi poussé, il marche toujours, mais toujours dans le même cercle. Il se meut sur place. Cela a tué son progrès et son originalité actuelle, mais non son originalité primitive.

Au lieu de se renouveler et de se développer continuellement par une incessante élaboration intérieure, il s’est noué dans sa tradition. Au lieu de laisser bouillonner librement jusqu’à la fin, pour des œuvres successives et diverses, la cire si transparente et si ductile de sa pensée, il l’a figée dans une forme déterminée et unique. Mais cette forme, mais cette tradition, lui appartiennent bien en propre. On ne voit pas en effet à qui M. Janin fait suite, ni quel modèle il pourrait copier.

M. Janin occupe dans la littérature une place qui n’est qu’à lui, qui n’a jamais pu être à d’autres que lui. C’est une existence littéraire nouvelle adaptée à un besoin tout nouveau. Quinze ans de paix, après une longue et dévorante agitation, avaient forcé les esprits à se replier sur eux-mêmes, faute de trouver à l’extérieur un aliment à leur activité. Un surcroît d’aisance, résultat de la paix, et d’instruction, résultat de l’aisance, était venu en aide à cette évolution intellectuelle, et en avait étendu les influences sur une plus grande surface. La somme de nos connaissances ne s’était pas accrue ; mais le nombre des parties prenantes s’était augmenté, et les besoins de l’esprit, s’ils s’étaient fait sentir à un plus grand nombre, avaient un peu perdu chez ces nouveaux venus de leur délicatesse irritable et raffinée. Nous n’avions plus cette heureuse sensualité d’esprit qui faisait que nos pères, réunis autour du banquet littéraire auquel ils conviaient toute l’Europe intelligente, s’y perdaient et s’y oubliaient dans une ineffable quiétude, délicieusement chatouillée de jouissances de choix, de voluptés fines, exquises, recherchées, que rehaussaient encore un petit grain de vanité nationale et le sentiment fort innocent d’une supériorité qui n’avait rien d’oppressif. Pour eux, un livre était un aliment substantiel et délicatement apprêté, qui voulait être dégusté, apprécié, savouré longuement. Pour nous, gourmets parvenus et pressés d’affaires, il nous fallait un mets de facile digestion, d’un haut goût plutôt que d’un goût fin, plutôt fait pour exciter notre sensualité et lui donner le change, que pour la satisfaire sans l’éteindre. Dans son bon temps, la littérature française avait accepté un législateur grec. Vêtue à l’antique, elle s’était retranchée sur les cimes de l’Hélicon et du Parnasse, où elle habitait un temple attique d’un goût parfait sans doute, mais inaccessible et fermé à la foule. Elle s’inspirait du silence religieux de ces ombrages privilégiés, et s’abreuvait aux sources poétiques du Permesse et de l’Hippocrène. Mais depuis elle avait été réduite au frac bourgeois ; son temple avait été violé, ses mystères divulgués, l’initiation conférée à qui la voulait. Le Permesse et l’Hippocrène, minces filets d’eau, souvent à sec, suffisans pour un collége d’initiés seulement, ne pouvaient plus satisfaire aux exigences nouvelles. Il fallait une littérature à l’usage de tout ce monde de beaux esprits et de grands seigneurs de la veille qui faisaient foule de tous côtés, une littérature coulant toujours à pleins bords, pour que l’on y pût puiser sans effort et sans fatigue. Beaucoup de surface et force jets pour faire coup d’œil ; peu de fond, pour ne pas effrayer ou submerger ces courages novices, voilà ce que notre temps demandait. Eh bien ! M. Janin est l’homme qui nous a donné à manger selon notre faim, à boire selon notre soif. M. Janin a été la table constamment servie et couverte à toute heure pour tout le monde. M. Janin, avec sa verve toujours alerte et jaillissante, avec son intarissable flux de style et d’images, a été la fontaine inépuisable où trouvaient à s’apaiser jour et nuit toutes les ardeurs littéraires de la ville.

Assurément, ce succès est original et légitime. Il eut surtout un grand retentissement et d’immenses résultats dans la presse périodique. C’était là, en effet, le terrain que M. Janin devait choisir comme le plus propre au développement de sa nature. Il est né et il a grandi dans la presse périodique. Il lui doit la fortune de son nom, et il lui a bien rendu ce qu’elle lui a donné. La presse, pour fonder ou rétablir sa propre fortune, a souvent tiré à vue sur ce nom qu’elle avait fait.

Elle lui fut d’abord assez dure. Son entrée dans une carrière où de si heureux succès l’attendaient ne présageait guère les belles chances qui lui étaient réservées. Né en 1804, l’année où commence le siècle, comme il le dit, à Ampuy, sur les bords du Rhône, il vint à Paris à l’âge de quinze ans, pour terminer ses études au collége Louis-le-Grand. Là, nouveau venu, il trouva tout installées sur les bancs des supériorités qui depuis se sont éclipsées devant la sienne ; et il ne put parvenir à se faire remarquer que par cette sorte d’intempérance d’imagination dont il lui est resté quelque chose. C’était dès le collége ce même esprit abondant, curieux, superficiel, plein d’abandon et d’inégalités, inconstant, soudain, téméraire, et toujours en haleine. Un jour, il emprunta Montesquieu à un de ses camarades. Le soir il l’avait lu, et il le lui rendit en lui disant : — C’est beau ! — C’est là ce qu’il fit au collége. N’est-ce pas un peu là aussi ce qu’il a fait depuis dans le monde ?

Ceux qui ont lu son autobiographie dans le premier volume des Contes nouveaux savent qu’au sortir de ce collége il alla, lui et une vieille tante, qui, à son départ de la maison paternelle, s’était enfuie pour n’avoir pas à supporter ses adieux, et qui venait maintenant partager avec lui ses derniers jours et ses derniers écus, se loger dans la rue du Dragon, où, après bien des recherches, ils avaient trouvé « un nid assez misérable pour leur pauvreté. » Il y donna à tous venans des leçons de latin, de grec, et peut-être d’autre chose encore. Il y enseigna ce qu’il savait et ce qu’il ne savait pas, plus de ceci que de cela, et il y apprit plus encore qu’il n’enseigna. C’est dans ce nid et dans cette occupation que s’étaient écoulées joyeusement ses deux ou trois premières années de jeunesse et d’indépendance. La rencontre qu’il fit un soir à la porte du théâtre Feydeau d’une actrice au bras d’un journaliste, le rendit journaliste lui-même.

C’est ainsi que l’inventeur du feuilleton moderne et du style de journal fut mis sur la voie de son Amérique, à laquelle il ne songeait pas. Cette Amérique lui rapporta d’abord, tant qu’il fut au Figaro, vingt-cinq francs par mois !

Cette anecdote du théâtre Feydeau n’est pas importante seulement par les conséquences qu’elle a eues pour la vie du professeur extra-universitaire de la rue du Dragon, mais aussi parce qu’elle le peint tout entier. C’est bien lui. Une vie et un esprit brusques, sans transitions, imprévus, imprévoyans, résolus ; une vie et un esprit de soubresauts et de rencontres.

Du Figaro on le voit passer à la Quotidienne, qui faillit le lancer à la cour. Pour l’anniversaire du 21 janvier, il avait publié dans ce journal un article qui fit beaucoup d’effet au château. La dauphine le manda près d’elle, il y courut ; on le fit attendre ; sa grandeur de cinq minutes commençait à lui sembler de longue durée. Enfin, on parut.

— C’est vous qui êtes l’auteur de cet article ?

— Oui, madame.

— Vous pouvez vous vanter de m’avoir bien fait pleurer !

Ce simple mot que la bouche d’une fille de rois avait tenu à faire entendre elle-même, eut été d’un prix sans égal pour un chevalier de la Quotidienne de vraie roche. La princesse, croyant sans doute avoir fait assez pour combler la mesure de l’ambition et du bonheur de cet homme, en était restée là. M. Janin, de son côté, ne se figurant pas que la faveur qu’on lui avait faite, en l’appelant aux Tuileries, pût s’arrêter si court, s’ingéniait encore à en imaginer les suites, que son auguste patrone avait disparu. Il comprit enfin qu’entre la petite-fille du saint-roi, la fille du roi-martyr et le feuilletoniste du 21 janvier, il y avait un quiproquo dont tous les deux avaient été dupes, faute d’avoir été expliqués d’avance l’un à l’autre.

La duchesse de Berry, femme d’humeur moins chevaleresque, et sentant moins son vieux temps, ajouta avec une grâce aussi exquise, mais moins platonique, aux bontés de Mme la dauphine. M. Janin, à une exposition d’objets d’industrie, se récriait d’admiration devant un déjeuner de porcelaine. La duchesse, qui par hasard arrivait là, l’entendit, le reconnut ou se le fit nommer. Le lendemain matin, le déjeuner était installé sur la table de l’amateur enthousiaste.

Vers cette époque (1829) il se montra dans la Revue de Paris, qui se fondait alors et dont il fut un des plus actifs collaborateurs. Son article de début fut une Nuit dans Alexandrie, petite nouvelle agréablement contée et d’une piquante conclusion. Il venait de publier l’Âne mort et la Femme guillotinée, son premier succès, son premier et son meilleur livre.

J’ai dit plus haut que le succès de M. Janin avait été original ; c’est surtout en le comparant avec les autres succès qui se firent jour à la même époque, et en voyant combien il en diffère par son point de départ et ses moyens, que l’on peut s’en convaincre. Il semble que la fortune littéraire de l’auteur de l’Âne mort, l’écrivain aux légers et insoucians paradoxes, soit elle-même un paradoxe en action à son origine, et que l’homme ait attaqué la vie à peu près comme l’écrivain attaque ses idées et ses caractères, non pas à contresens tout-à-fait, mais de biais et par le côté qui doit lui offrir le moins de prise.

Le premier tiers de l’année 1829, qui nous donna l’Âne mort et la Femme guillotinée, fut aussi pour le mouvement littéraire, qui absorbait alors, dans un sens ou dans un autre, toutes les passions et toutes les forces vives, M. Janin excepté, un instant brillant et décisif. L’agression jusque-là n’avait fait que des reconnaissances et livré que des combats d’avant-garde pour tâter l’ennemi. Le jour de l’engagement général et définitif était arrivé. On vit paraître coup sur coup, en moins de quatre mois, les Orientales, le Dernier jour d’un Condamné, Henri III, les Poésies de Joseph Delorme, les Poèmes de M. de Vigny, qui renaissaient pour prendre part à la bataille, la Chronique de Charles IX de M. Mérimée, les Études de M. Deschamps, etc., etc. Tout cela était jeune, bouillant, audacieux jusqu’à la témérité. C’était dans ce groupe irrésistible que devaient se jeter, pour faire leur trouée, toutes les ambitions altérées d’honneurs et de renommée. M. Janin s’y trouva englobé en effet, mais en quelle qualité ?

C’étaient des théories qui, soit à l’état d’application, soit à l’état de formules, en venaient aux prises par les mains de ces hommes. La métaphysique de l’art était remuée de fond en comble. M. Hugo, dans la préface de ses Orientales, mesurait l’espace à la critique et traçait autour du poète un cercle qu’il interdisait de franchir. Joseph Delorme, s’aidant de la tradition et du sentiment, fondait le droit de la poésie nouvelle ; il opposait le signe sensible et direct au signe indirect, le mot pittoresque au mot abstrait et vaguement sentimental. D’autres se contentaient de pratiquer et de prêcher d’exemple. Tous portaient leur bannière déployée ou non, mais ils ne l’en servaient pas avec moins de vigueur.

L’auteur de l’Âne mort arrive au milieu de ce choc d’idées, au milieu d’une mêlée ardente qui divisait toutes les ames et où se forgeaient tous les noms éclatans de l’époque. Il arrive au moment où les esprits entraînés en ligne droite dans des courans d’opinions diverses, se précipitaient, avec une aveugle frénésie de logique, sur les pentes les plus raides et les plus scabreuses des principes absolus. Il a sa fortune à faire, et, pour en finir plus vite, il ne se fait pas emporter par la mêlée, il ne s’aide pas d’un courant ou d’un autre, en s’y jetant à corps perdu. Il rebrousse à la fois contre les partis. Aux vaincus, il dit : Allez-vous-en ; les vainqueurs, il les parodie. Et avec cela il réussit.

C’est bien là un succès paradoxal. Quelle formule nouvelle apportait-il à ces esprits préoccupés de formules et d’innovations ? Qu’avait-il fait pour avancer une seule des questions qui mettaient alors le feu à toutes les têtes ? De quelle idée, de quel principe se faisait-il le représentant ?

D’aucune idée, d’aucun principe. Imagination plastique, matérialiste et vagabonde, s’il en fut jamais, il n’était pas homme à s’éprendre de métaphysique ni à prêter serment à des théories. Il n’était le tenant d’aucun principe ; il se représentait lui-même et ne représentait que lui. Son livre était son image et ne voulait pas être autre chose. Encore était-ce une image à laquelle il n’eût peut-être pas ressemblé la veille, et qui ne devait plus lui ressembler le lendemain. Il fallait, si on l’aimait, l’aimer pour lui-même, non comme symbole ou comme drapeau. C’était tomber d’un puritanisme idéologique dans une espèce d’idolâtrie. Or cela, ai-je dit, est à remarquer, car M. Janin, parmi les écrivains de cette période, est à peu près le seul qui ait été sur l’instant aimé ainsi, aimé d’une manière complètement désintéressée, aimé sans faire école ou sans suivre une école.

M. Janin, en effet, n’est pas un homme tout d’une pièce, chez qui tout s’enchaîne et s’engendre dans une série homogène de faits rigoureusement déduits les uns des autres, un homme qu’on puisse suivre les yeux fermés quand on a son point de départ et sa direction. M. Janin n’a ni point de départ ni direction. Il ne marche que par lignes brisées, sans s’inquiéter d’où il part, sans regarder où il va. Son inspiration, c’est l’indépendance, la spontanéité, le caprice. Sa force tient à ce qu’il est tout à la pensée qui vient de le frapper et qu’il se hâte d’exprimer, à ce qu’il est convaincu, pour cinq minutes au moins ; son charme tient à ce que, prenant ses convictions pour ce qu’elles sont, il n’en fait pas une chose trop sérieuse ; à ce qu’il fait bon marché de lui-même.

Si remarquable que soit sa vie par les variations et le décousu qui la caractérisent, M. Janin n’est cependant pas un homme inconséquent, car il n’a pas de principes ; ou qui fasse violence à sa conscience, car il vit si vite et avec tant d’entrain, qu’il arrive toujours avant sa conscience, c’est-à-dire avant la réflexion, et conserve constamment une étape ou deux d’avance sur elle. M. Janin n’a pas son lendemain écrit dans la veille. C’est une pensée, une vie d’à-propos qui s’improvise tous les jours, à tous les instans. Il possède au plus haut degré le sentiment du détail ; il a fort peu celui de l’ensemble. Voilà pourquoi, tout en sachant faire une très belle page, il ne sait pas faire un livre ; voilà pourquoi il a réussi avec une parodie, et ne pouvait réussir aussi bien par un autre moyen.

Ce qu’il faut dans un livre dont le commencement, le milieu et la fin prétendent à former un tout régulier, c’est que chaque chose ait sa raison et soit à sa place ; c’est que les parties soient liées et combinées entre elles, de manière à faire ressortir l’harmonie de l’ensemble, et viennent converger, suivant des courbes différentes, mais nettes, pures et bien proportionnées, vers le but que l’auteur s’est proposé. La parodie, au contraire, est affranchie de ce soin, de ce culte de soi-même. Ce n’est pas d’harmonie, de pureté de lignes, d’ordre ni de continuité, qu’il s’agit dans une caricature. La parodie n’existe pas pour elle-même, ni par elle-même : elle est parasite. Elle n’a pas pour objet le relief de sa propre beauté, mais le relief du ridicule étranger qu’elle veut mettre en vue. Sa beauté à elle, c’est le laid, c’est la difformité qu’elle a empruntée (elle la prête quelquefois) à une création plus noble et plus régulière. Elle vit de caprices et de contrastes grotesques, d’accouplemens contre nature, de déviations et de monstruosités de tout genre. C’est une excentricité qui ne relève d’aucune des règles qui régissent un état normal ; le champ de l’infini s’ouvre à ses fantaisies ; c’est à sa prudence de fixer les limites où elle juge à propos de s’arrêter. C’est affaire de tact et de discernement. Rien n’est là pour la retenir et l’empêcher de se perdre, si elle ne sait se retenir elle-même.

Quand un esprit s’est mis ainsi hors la loi, quand il agit dans la plénitude de ses forces et de son indépendance absolue, il a sans doute à sa disposition des moyens bien plus puissans, une facilité d’exécution bien plus grande. Ce sont des moyens et des facilités que les plus sages redoutent ; mais M. Janin, esprit impatient de tout frein, même du frein de son idée qu’il ne peut porter, ni long-temps, ni bien loin ; M. Janin, tel que nous l’avons vu, perdrait tout son nerf, tout son coloris, et ne gagnerait probablement rien en échange, s’il s’astreignait à une sujétion quelconque. Il a d’ailleurs une finesse de sens et une prestesse de style qui le sauvent toujours à temps. Au moment où vous le jugez perdu, vous le voyez revenir radieux comme un enfant qui triomphe des terreurs qu’il a excitées.

Il ne faut donc chercher dans l’Âne mort que des tours de force et d’agilité, qui font le plus grand honneur à la plume de l’auteur, mais qui ne témoignent nullement de son aptitude à faire un livre. L’Âne mort n’est pas un livre ; c’est une suite d’épisodes dont plusieurs, celui de la Vertu entre autres, sont de petits chefs-d’œuvre, mais qui n’ont entre eux aucune liaison nécessaire : ceci soit dit sans idée de blâme aucun et seulement pour caractériser l’ouvrage. Ce qu’on pourrait blâmer, c’est le peu de variété dont l’auteur a usé pour amener ces épisodes. C’est toujours au moyen d’une rencontre qu’il fait dans la rue ou sur les grands chemins. Il rencontre Charlot à la barrière du Combat, où il ne l’attendait pas ; il rencontre Henriette dans les champs la première fois, et quatre ou cinq autres fois en d’autres lieux ; il rencontre sur la route le vagabond, avec lequel il entame une dissertation philosophique, et qui lui vole son mouchoir en lui donnant une définition, à sa manière, du bonheur et de la vertu ; il rencontre sur la route encore le brigand sicilien qui a été pendu et qui est cuisinier ; il rencontre sur le boulevart l’homme-modèle et le petit Savoyard ; il rencontre, dans une maison dont l’élégance avait arrêté ses regards, la guillotine et la scène amoureuse dont elle est l’instrument et le théâtre, si bien que si une fièvre, une migraine, une entorse eût forcé subitement le narrateur à garder la chambre, ou si seulement il était arrivé cinq minutes plus tard sur un point donné, son histoire était coupée par le milieu et s’arrêtait court, sans pouvoir s’acheminer vers son dénouement. Mais enfin la parodie, comme nous l’avons dit, n’a pas à veiller de si près à son ajustement, et pourvu qu’elle parvienne à en attacher tant bien que mal toutes les pièces, il importe peu que ce soit avec un nœud grossier, fait d’un bout de ficelle ou par une couture serrée et correcte. Cette négligence lui donne même je ne sais quel air de liberté cynique qui, dans une certaine mesure, ne lui messied pas.

M. Janin a certainement fait bonne mesure à cette liberté ; mais il sait, à un grain près, quelle est la dose supportable, et jamais il ne la force de ce grain. Il semble qu’il ait emprunté la lanterne de Diogène, non pas pour trouver un homme, mais pour fouiller du regard au fond de la sentine du cœur humain. Il semble que, nous promenant à travers toutes les horreurs et toutes les ignominies du monde physique et du monde moral, il veuille étaler et retourner à nos yeux tout ce qu’elles ont de crudité fétide, profonde et inexplorée ; mais au moment où le dégoût va nous faire détourner la tête, sa lampe s’éteint toujours à propos, comme dans le cachot de son Henriette, et par un coup de baguette magique il évoque autour de nous des images fraîches et riantes. Les contrastes vifs, saisissans, multipliés, sont un des moyens qu’il a le plus habilement employés. Des chutes brusques, des conclusions inattendues, des rapprochemens pleins de finesse, d’à-propos et d’impromptu, une grande verve comique, des mots heureux, viennent à chaque instant ouvrir des issues donnant sur quelque côté plaisant ou gracieux de la nature et de la vie humaine, à l’esprit du lecteur oppressé par ce cauchemar factice qu’il se laisse imposer.

Je n’ai rien à dire de la Confession, car je n’y ai rien vu, rien compris. C’est un homme qui se marie, et qui, la première nuit de ses noces, oublie le nom de sa femme, et l’étrangle en croyant l’embrasser. Dans la soirée, la voyant danser, il en était devenu monstrueusement jaloux ; quand il l’a tuée, il en a des remords ; il ne pleure pas, mais il veut se confesser, et quand le confesseur est arrivé, il ne veut plus de lui. Enfin des circonstances qu’on ne sait comment reproduire, le mettent sur la voie d’un autre confesseur qu’il croit digne de recevoir son dépôt. Mais l’adresse de ce confesseur est un secret terrible ; pour se la procurer, il séduit une jeune fille qui la porte écrite et cachée dans son sein. La pauvre jeune fille cède à son amour ; mais lui n’en veut qu’au billet qui contient l’adresse, et quand il a enlevé ce trésor à Juana, il la tient quitte du reste. Mandé par lui, le confesseur arrive, et le pénitent refuse encore de parler, on ne sait pourquoi. Que vous dirai-je ? Il finit par se confesser et il en devient fou ; dites-moi pourquoi ? puis prêtre, et le roman s’arrête là. Pourquoi là et non en-deçà ou au-delà ? je n’en sais rien. Ces deux volumes forment un livre dont le commencement est partout, le milieu partout, la fin partout, la raison nulle part. Ce n’est pas une action dramatique, ce n’est pas un roman de caractère, ce n’est pas un roman d’intrigue. L’auteur donne à penser, dans une épigraphe qu’il a placée en tête, que ce pourrait bien être une épigramme délayée en forme de roman. C’est déjà un pas fait vers la découverte du genre auquel appartient cette production singulière. Pour moi, je l’appellerais tout bonnement un recueil d’énigmes travesti en roman ; recueil qui ne fait honneur ni au roman ni à l’énigme.

Il fallait un beau triomphe à M. Janin pour racheter cette chute désastreuse. Le voici enfin qui monte à son capitole : il entre au Journal des Débats. Ce fut en 1830, dans l’année qu’il avait ouverte par la publication de la Confession. Il avait quitté la Quotidienne lors de l’avénement du ministère Polignac, et avant de prendre aux Débats le sceptre littéraire du feuilleton, il s’était exercé dans le premier-Paris à faire de l’opposition contre le pouvoir politique. On ignore assez communément qu’il a fait de la politique au Journal des Débats avant d’y faire de la littérature. Par politique de M. Janin, il faut entendre, sans doute, quelques bons articles d’opposition en beau langage, quelques vives et poétiques colères, drapées dans un style ample et étoffé. Au reste, on en peut trouver un échantillon dans le dernier numéro du journal qui précède les journées de juillet. Cet article clôt, pour le Journal des Débats, la période de son opposition libérale, et il est séparé, par un repos de trois jours, de celui qui ouvre la période nouvelle.

Ainsi il a été donné au personnage le moins politique de France de faire l’article de politique qui a été le plus long-temps en possession de la publicité, un article qui a duré trois jours !

Son feuilleton parut d’abord réservé à moins de bonheur que sa politique. Il eut de la peine à s’établir. Ces manières nouvelles et inusitées scandalisaient le vieux Journal des Débats, rédacteurs et abonnés. On n’avait pas encore imaginé alors que le feuilleton pût être autre chose que de la critique et de la didactique, autre chose qu’une espèce de héraut attaché à la suite de la littérature pour annoncer les sorties et les entrées, avec le droit de représentation, mais qui ne pouvait, en aucun cas, franchir les limites de cette fonction. On n’avait pas imaginé qu’il pût être lui-même un genre de littérature à part, ayant son indépendance et son originalité. Il y avait une chose qui n’était pas encore comprise : c’est que, si, au xviie et au xviiie siècle, il y avait eu des journaux pour la littérature, il y avait désormais une littérature pour les journaux. De membre qu’il était, le journal s’était fait estomac. Or, le journal ne pouvait se conquérir cette position en se bornant, comme par le passé, à l’analyse des matériaux qui lui étaient fournis par la littérature en titre d’office. C’eût été se résigner à une fonction secondaire et dépendante. Il fallait qu’il s’adjugeât une partie du champ où les autres genres, ses aînés, étaient en possession de moissonner. Il fallait qu’il choisît, dans l’esprit public, une fibre oisive dont il pût réveiller et occuper l’activité. Pour la consommation de cette œuvre, la critique, et surtout la critique de feuilleton, était de tout point insuffisante. Aussi, je n’hésite pas à le dire, M. Janin n’est pas un critique.

Quelques-uns regardent M. Janin comme ayant recueilli, dans le Journal des Débats, par l’intermédiaire de Geoffroy et Duvicquet, la tradition de la critique française telle que Fréron l’avait laissée. C’est établir une filiation bien nette, mais bien contestable. M. Janin n’a aucune tradition manifeste ; il ne descend en droite ligne de personne, de Fréron moins que de tout autre. M. Janin est un comique. Il a ouvert l’asile du feuilleton à la comédie transfuge du théâtre. M. Janin, arrière-bâtard de Molière, en est aujourd’hui l’héritier le moins indirect. Il a recueilli le génie comique français, cette grande illustration déchue qui a traversé des fortunes si diverses depuis Rabelais jusqu’à nous. N’ayant point de palais à lui donner pour séjour comme Molière, point de maison équivoque et graveleuse comme Rabelais, point de salon correct et de grand air comme Lesage, toutes choses qui ne sont plus de notre temps, il l’a logé comme il a pu, dans un feuilleton, dans un coin de journal, dans le nid de la vieille critique qui venait de mourir avec les poétiques qui la faisaient vivre. Voilà ce qui a effrayé cette portion des Débats qui avait couvé un critique, et qui a vu s’étendre tout à coup des ailes où l’on reconnaissait quelques plumes de Molière.

M. Janin excelle à attraper une saillie de caractère et à la faire ressortir par un trait, un seul trait de pinceau vif et saisissant. Il excelle, dans ses bons momens, à cacher, sous le jeu souvent futile des mots, une pensée qui éclate d’une lumière soudaine, qui frappe par sa justesse et sa vérité, autant que par la manière dont elle est présentée. Si M. Janin avait de la suite dans l’esprit et dans l’observation ; s’il savait concevoir tout d’un bloc un caractère et une action, et conduire l’un et l’autre d’un pas soutenu à travers le labyrinthe d’une fable dramatique, sans aucun doute il régnerait sur le théâtre avec bien plus d’empire et de gloire encore que dans le feuilleton. Malheureusement, comme nous l’avons dit déjà, M. Janin est un génie de rencontre et sans fixité ; malheureusement il est tout en miettes, tout en jets, tout en éclairs. Mais ces éclairs ne brillent qu’en lui, et voilà pourquoi, seul entre tous les critiques de profession, il n’est pas un critique de goût et de fait.

Suivez M. Janin. Il entre le soir au théâtre au nom de la critique et pour la critique. Vous croyez qu’à l’exemple de ses confrères il va lui faire hommage de toute sa soirée, qu’il ne va voir que pour elle, entendre que pour elle, penser que pour elle. Regardez ce papier jaune qu’on vient de lui mettre dans les mains, et sur lequel il a jeté les yeux par hasard. Adieu la critique, car ce papier lui a fait trouver un autre emploi de la soirée. Adieu la pièce qui se joue sur la scène, car il vient de trouver une autre pièce qui se joue dans sa tête, une pièce à un seul personnage qui lui a été fourni par ce morceau de papier jaune qu’il roule entre ses doigts. Le lendemain, quand vous chercherez son jugement sur le mélodrame ou le vaudeville qu’il est venu voir, vous trouverez une petite comédie en monologue, qui commence ainsi : « Depuis long-temps le public sentait le besoin d’un journal jaune. » Peut-on traduire avec plus de finesse et d’esprit le langage de ces prospectus innombrables dont le charlatanisme et le génie de la spéculation inondent le public ?

Une autre fois, après avoir terminé sa pièce à lui, il se souvient qu’il était venu pour en voir une autre et que vous lui en demanderez compte. Voici ce qu’il accorde à votre curiosité : « Au reste, je n’ai pas vu la pièce. » Je ne connaîtrais pas de compte rendu d’une mauvaise pièce plus laconique, et en même temps plus satisfaisant que celui-là, si l’auteur ne nous avait encore donné cet autre. Après le titre de la pièce viennent quatre ou cinq lignes de points ; voilà tout. Puis, sa tâche ainsi accomplie, l’auteur fait un retour sur lui-même, et, répondant à des reproches qu’on lui a adressés, il s’écrie : « Et l’on dira que je suis hostile à M. Scribe ! »

Vous venez de voir la parodie du prospectus ; voulez-vous une autre façon de parodie ? « Le théâtre du Cirque-Olympique ne pouvait se consoler d’avoir usé si vite l’Empereur Napoléon. Dans sa douleur, il se trouvait malheureux d’avoir tant de chevaux et de si beaux uniformes, etc. »

Voulez-vous maintenant un petit tableau tracé de main de maître. C’est l’Opéra qui va nous en fournir le sujet. M. Janin vient de parler de la danse de Mlle Taglioni. « Nul effort, nulle gêne. Tout cela lui vient comme le chant vient à l’oiseau. Si elle s’arrête enfin, si elle descend de ce troisième ciel où elle est si bien, c’est pour ne pas nous fatiguer. » Voici le contraste. « Deux jours après, à la même place, je me trompe, sous la même place, on me montre un danseur qui débutait. C’était en effet un vrai danseur en chair et en os. Dansait-il bien ou mal, était-il lourd ou léger, laid ou beau, gros ou mince, jeune ou vieux ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que c’était un danseur. Il avait le corps d’un danseur, les cuisses d’un danseur, les jambes d’un danseur, les bras d’un danseur. Il dansait comme un danseur, il souriait comme un danseur. C’était tout-à-fait, entièrement, complètement, c’était absolument un danseur. Aussi l’ai-je trouvé le mieux du monde, plein d’avenir, et je ne lui ai trouvé que ce léger défaut ; c’est d’être un danseur. »

Un jour il commence ainsi une histoire : « Voici une histoire que je tiens pour vraie, quoiqu’elle m’ait été contée par un témoin oculaire. » Ces traits de satire si brusques, si pleins de sens en même temps que de sel et de gaieté, sont innombrables dans M. Janin, et l’on n’en finirait pas si l’on se piquait de recueillir seulement les plus remarquables. Nous nous bornons à en prendre quelques-uns sans choix, au hasard, et plutôt pour faire comprendre notre idée que pour faire ressortir ce genre de mérite dans l’écrivain.

Et en effet, dans cet écrivain, où trouver le critique ? La place qui lui reste est bien mince. Un esprit si fécond et si pressé de produire lui-même ne peut guère s’appliquer à raisonner sur les productions des autres. D’ailleurs, nous retrouvons ici M. Janin tel que nous l’avons vu partout, homme d’inspiration soudaine, d’imagination indépendante et nomade, qui ne peut se fixer au pied d’un principe, et limiter le champ de ses excursions au point où s’arrête le développement logique des conséquences. La critique, opération de l’esprit abstraite dans ses moyens, est abstraite dans ses résultats. Habile à tout décomposer, elle est impuissante à recomposer quelque chose ; elle ne réalise rien, elle n’a d’existence et de valeur que comme idée ; et l’idée elle-même, considérée abstractivement, n’existe pas pour M. Janin. Sa critique, au lieu d’être en raisonnemens, est toute en effets, en formes, en mouvemens, en couleurs qu’il oppose habilement à d’autres couleurs, à d’autres mouvemens, à d’autres formes, à d’autres effets. Elle se réalise en parodies, en paradoxes pétillans et bouffons, en contre-vérités, en contrastes de toute espèce. Il ne se pique pas d’analyser et d’expliquer les impressions produites sur lui par un ouvrage de l’esprit ; il les traduit dans une figure pleine d’expression et de vie qu’il anime de son souffle, et qui les rend avec un relief où l’excessive finesse des contours n’exclut pas la vigueur. C’est chez lui surtout que toute conception prend un corps, une ame, un esprit, un visage, et toujours le visage qui lui convient le mieux, le visage qui lui est propre, excepté quand l’auteur veut reproduire une figure historique, comme on peut le voir à la manière dont il a conçu Barnave et les autres personnages dont il l’a entouré.

M. Janin est un esprit, non pas antique, mais païen, qui aime la forme pour elle-même, et qui la diviniserait volontiers, s’il croyait faire quelque chose pour elle en lui conférant la divinité. Il vous pardonnera et il se pardonnera tant que vous voudrez les contre-sens, les contradictions, les démentis donnés à l’histoire, à la vérité, à la vraisemblance ; mais le manque d’élégance, de ton, de style, ni à vous ni à lui, il ne le pardonnera jamais. Aussi, quelle verve inoffensive dans ses plus cruelles malices ! Quelle exquise urbanité dans ses plus abruptes colères ! Quelle grâce et quel charme dans les moindres mouvemens de sa pensée ! Sous ce rapport, si l’on considère tout ce qu’il a produit, dans une vie laborieuse de huit ou dix années, sans se lasser, sans se démentir une seule fois, M. Janin n’a pas d’égal. Jamais écrivain n’a eu aussi long-temps autant d’esprit sans venin et sans souillure. Nous relèverons cependant un article du Livre des Cent-et-Un où cette plume si retenue, à propos de M. Enfantin ou de ses adhérens, a lâché, entre autres choses, le mot d’escroc. Ce mot fait un horrible effet dans la bouche de M. Janin. De plus, on peut le dire aujourd’hui qu’on est revenu sur les préventions du moment, on doit le dire aujourd’hui que ceux qu’elles outrageaient si cruellement sont vaincus et absens, ce mot était aussi injuste qu’ignoble. Il y avait même entre tant d’excentricités, qui souvent prêtaient à rire et dont le rire a fait ample justice, des dévouemens et des vertus dont M. Janin est peut-être incapable. C’est ce qui peut l’absoudre de n’y avoir pas cru. Toutefois, ce n’est pas l’insulte gratuite à la justice et à la vérité que je lui reproche. Ces sortes de querelles, outre qu’elles n’auraient rien de littéraire dans ce cas particulier, mèneraient un peu trop loin avec lui. J’ai une plus grande méchanceté à lui faire. Ce dont je l’accuse, c’est d’avoir manqué aux convenances du langage et à ses propres habitudes de bon ton et de beau style. Si sa conscience n’a pas eu le temps de l’avertir, son goût du moins aurait dû le faire, et c’est à ce dernier que je m’en prends de cette double inadvertance. M. Janin, rayez cet article du Livre des Cent-et-Un. L’abbé Châtel et le Dieu-Escroc Enfantin y gagneront moins encore que vous.

Le sentiment exclusif de la forme, la recherche exclusive de la forme, voilà M. Janin tout entier ; voilà la source première de ses qualités et de ses défauts ; voilà comment on peut le ranger plutôt parmi les comiques que parmi les critiques, comment il est un homme qui crée, plutôt qu’un homme qui décompose. Mais le défaut de cohésion et de continuité dans les idées, qui l’empêche d’être un critique, lui interdit aussi toute création de longue haleine. Le feuilleton, resserré dans des dimensions exiguës et faciles à remplir d’un jet, était un cadre admirable pour les productions de cet esprit tout en éclats et en fusées, pour ce style qui n’a jamais plus d’abondance et de charme que lorsque l’écrivain n’a rien à dire, qui n’est jamais plus lourd et plus incertain de sa marche que lorsqu’on veut le mettre à la remorque d’une idée. L’imagination de M. Janin astreinte à mener, deux volumes durant, tout le bagage d’une conception régulière en ses développemens, c’est un fringant cheval de course attelé à une pesante charrette. Elle se débat, elle se cabre sous ces liens inusités ; elle entraîne, elle accroche, elle renverse à droite, à gauche, l’insupportable machine, elle la met en pièces, et galope à travers champs, tirant après elle, jusqu’à ce qu’il lui plaise enfin de s’arrêter, les débris dont elle n’a pu se débarrasser. Mais lâchez-lui les rênes dans « son stade accoutumé, » et là elle fera merveille, sans écarts disgracieux, sans sueur et sans fatigue apparente. Aussi avons-nous de la peine à quitter, pour achever de parler de ses livres, son feuilleton, qui a fait sa gloire et les délices du public ; son feuilleton où il parle de tout, à propos de tout ; son feuilleton, le miroir aux innombrables facettes qui reflète incessamment tous les incidens de la vie parisienne ; son feuilleton, qui a trouvé la poésie ou le ridicule de tout ce qui se dit et se fait chaque jour. Tandis qu’autour de lui la poésie se fait rêveuse, chagrine, dégoûtée des biens qui nous touchent, éprise de jouissances ineffables et imaginaires, M. Janin ramène la poésie à ce qui est ; et en attendant le bonheur des purs esprits vers lequel se tournent aujourd’hui tant d’ames obstinées, son imagination, fille folle de son corps, se plonge dans le torrent des joies de ce monde. Il fait parfois de la morale cependant, comme par exemple, à propos de Paganini refusant un concert au profit des victimes du choléra, comme à propos de Nina Lassave étalant pour de l’argent, dans un comptoir d’estaminet, les restes de l’amour de Fieschi. Mais cette morale n’est gardienne que de l’extérieur, de la forme ; c’est le code des salons ; elle tient à une grande délicatesse de nerfs, à des habitudes de vie raffinée et effarouchée avant tout de scandale.

Ce qui se rapproche le plus de son feuilleton, ce sont les articles qu’il a publiés dans la Revue de Paris. Ce sont ordinairement des contes charmans quand ils sont courts et rapides, quand ce ne sont que des contes ; embarrassés et fatigans quand l’auteur poursuit le développement d’une pensée ou d’une intention, comme dans un Cœur pour deux Amours. Parmi les plus agréables de ces articles, on peut citer Rosette, le Procès, mon Voyage à Brindes, l’appartement de Mme de Grignan, etc. Mais un morceau qui est un chef-d’œuvre dans les œuvres de M. Janin et partout, un morceau qui restera comme un modèle d’escrime littéraire, c’est Manifeste de la jeune Littérature. Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas ici de force de raison, ni d’argumens reliés en mailles serrées et impénétrables autour d’une théorie d’art ; le principal argument de M. Janin est un argument de fait. — Vous voulez nous chasser, nous, littérature facile ; mais si nous nous retirions, qui serait là pour nous remplacer ?

Cela ne prouvait pas que la littérature facile fût une chose irréprochable et inattaquable en elle-même, et qui ne méritât pas les excommunications dont on l’avait chargée. Si M. Janin n’avait eu que ces raisons pour avoir raison, il fut resté sous le poids de l’interdit. Mais il eut son esprit, qui n’avait jamais été plus abondant, plus svelte, plus malicieux, plus attique, plus irrésistible ; il eut son style, qui n’avait jamais été plus français ; il eut toutes les graces, toutes les séductions de la littérature facile, qui n’avaient jamais été plus magiques, plus enchanteresses que dans ce jour où elles plaidaient leur propre cause. Pour la gagner, elles n’eurent qu’à se montrer. M. Janin, dans cette occasion, a trouvé l’éloquence de Périclès : il a mis toute nue, devant son aréopage, Aspasie accusée de mœurs trop faciles. Que dis-je ? il a montré seulement ce petit gant jaune-serin, si joli, si parfumé, et devant cette réponse à laquelle elle ne s’attendait pas, l’accusation n’a plus trouvé de paroles. Une raison peut avoir de la force contre une autre raison, mais que peut-elle contre des fascinations et des prestiges ?

Au reste, on remarquera que dans le Manifeste de la jeune Littérature, M. Janin a fait d’une pierre deux coups, dont l’un était tourné contre lui-même. Le premier plaidoyer qui ait été fait contre la littérature facile, c’est l’Âne mort et la Femme guillotinée, où l’auteur prétendait montrer que rien n’est facile comme de faire du pathétique et de la terreur, selon les procédés qui prévalaient à cette époque, et rien de ridicule et de méprisable comme ces procédés ; l’Âne mort n’a pas d’autre sens. Entre cet ouvrage et le Manifeste qui se nient l’un l’autre, l’auteur est-il en voie de progrès ou de décadence ? Nous sommes assez prévenus que ce n’est pas là une question dont on doive s’inquiéter dans le rapprochement des opinions émises par M. Janin à des époques différentes. Les idées n’ont chez lui aucune valeur systématique, aucune filiation logique. Ce sont des canevas sur lesquels il jette les broderies de son imagination, et qu’il prend au hasard selon sa fantaisie ou les besoins du moment. C’est la toile sur laquelle il peint : rien de plus. Peu lui importe la valeur intrinsèque de sa toile ; son pinceau, en l’ensevelissant sous les couleurs, la dépouille de cette valeur et lui en donne une autre, dût-elle y perdre. Il y a mouvement et mouvement perpétuel dans les idées de M. Janin ; mais chez lui le mouvement n’implique nullement le progrès ou son contraire.

Bon nombre des articles qu’il a publiés dans la Revue de Paris, dans ses Contes nouveaux ou ailleurs, se rattachent à des études sur le xviiie siècle. Le xviiie siècle enseveli sous sa révolution, comme Pompéi sous son volcan, en a été retiré par M. Janin tout poudré, tout musqué, plus poudré, plus musqué peut-être qu’il n’avait jamais été de son vivant. M. Janin l’a frotté, restauré des pieds à la tête et dans tous les sens, depuis Diderot jusqu’à Beaumarchais, depuis Mirabeau jusqu’au marquis de Sade, depuis Fréron jusqu’à Voltaire, depuis Mme de Pompadour jusqu’à Marie-Antoinette, depuis l’Encyclopédie jusqu’à la charade du Mercure, depuis le boudoir de la danseuse jusqu’au grenier de Jean-Jacques, depuis le Sofa de Crébillon fils jusqu’à l’échafaud du comité de salut public. Il a essayé de remettre sur ses pieds ce monde ivre de joies sensuelles, de paradoxes et de sang ; il nous l’a fait voir la volupté sur les lèvres et la mort dans le cœur. Puis, cette série de petits tableaux dans lesquels son pinceau avait étincelé d’abord, n’ayant pas épuisé le rose et le noir préparés sur sa palette, il a plaqué et brouillé ce qui lui restait sur une grande toile, et à tout hasard il a appelé le produit de cette opération Barnave

Qu’est-ce que Barnave ? C’est un prince allemand qui quitte l’Allemagne dans un moment de caprice subit et inexplicable, qui vient en France pour voir sa cousine Hélène ; qui, à peine arrivé, y oublie sa cousine Hélène pour une sensation qu’il a ébauchée à l’Opéra ; qui y reste, non plus pour sa cousine Hélène, mais pour compléter sa sensation. Voilà le roman qui s’intitule Barnave. L’instant que l’Allemand choisit pour se laisser pousser en France par une soudaine et irrésistible fantaisie, est celui où l’empereur Joseph II, qui est prêt à le recevoir pour la première fois dans son cabinet, lui a fait annoncer qu’il pouvait entrer. Narguant toute étiquette et toute bienséance, il cède sa place à une solliciteuse impatiente, sort brusquement du palais impérial et prend la poste incontinent.

Quand une passion a assez d’empire sur un homme pour le porter, dès l’abord, à des actes aussi extravagans, on a le droit d’en attendre des effets ultérieurs. Mais point ; une fois en possession de cette France, une fois auprès de cette Hélène, pour lesquelles il a outragé un empereur, ce n’est plus la France, ce n’est plus Hélène qui l’occupe. La trame du roman qu’a déjà brisée dès son entrée en France la chute de la voiture du comte, chute qui l’a jeté avec un membre fracturé dans la chaumière d’une paysanne où il est devenu le rival malheureux et ridicule de son laquais, cette trame se brise encore une fois, et voici qu’elle se rattache à une sensation incomplète, à la suite d’une aventure de bal masqué. Encore cette fureur de compléter une sensation n’est-elle pas une passion des sens ou du cœur ; c’est une inqualifiable prétention philosophique et expérimentale, c’est un entêtement d’homme sans occupation et sans cervelle. Un crétin se roulant dans son fumier lui a donné l’idée de ce que c’est que compléter une sensation. Il est pris de jalousie ; il veut être l’égal du crétin ; il lui faut absolument sa sensation complète. Je ne sais comment il se fait que la révolution française est employée à barrer ou à élargir le chemin à ce maniaque qui court après le crétinisme et le complément d’une sensation. Vraiment il est beau de voir ces luttes gigantesques, ces guerres des titans de la tribune qui déracinaient, de chacun des coups dont ils se frappaient, quelque assise de la plus vieille monarchie de l’Europe, n’ayant de vicissitudes et de héros que pour alarmer ou servir la passion d’un imperceptible et stupide Allemand, qui n’est occupé qu’à chercher le nom d’une femme qu’il a embrassée sous son masque, et qui appelle cela compléter une sensation ! Quoi ! il y a au monde un livre, un roman où Barnave, Mirabeau, le roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, la monarchie de Clovis, l’assemblée constituante, la révolution française, en un mot, avec tous ses principes et toutes ses conséquences, tous ses enfantemens et toutes ses hécatombes, ne sont que des accessoires, n’occupent que le second plan ! Quel est donc cet acteur que vous avez trouvé de taille à remplir le premier ? À quel intérêt possible avez-vous subordonné celui-là ? Mon Dieu ! la révolution française enchâssée entre parenthèses dans l’histoire des divagations fantasques d’un Allemand qui n’est ni un Allemand ni un homme ; heureusement pour l’Allemagne et pour l’espèce humaine ! la révolution française donnée pour repoussoir et pour piédestal à une véritable caricature, à un avorton sans forme et sans nom !

Mais non, ce n’est pas là la révolution française. C’est une caricature de révolution, comme le prince de Wolfenbuttel est une caricature de prince, d’Allemand et d’homme. Là, Mirabeau est un charlatan bel esprit, babillard et vantard comme un marchand d’orviétan. Tantôt Barnave fait office d’entremetteur pour mener à fin la sensation incomplète, tantôt c’est un sorcier de mélodrame, une espèce de solitaire de la famille de celui de M. d’Arlincourt. C’est le génie des apparitions nocturnes, l’Adamastor de la cour de marbre et des carrefours du bois de Saint-Cloud. Encore, s’il n’était que cela ! Mais Barnave tribun, Barnave amoureux de la reine, Barnave envoyé au-devant des fugitifs de Varennes, lorsqu’il les rencontre entourés d’une multitude en fureur qui les charge d’imprécations, entourés de piques qui leur tendent des têtes sanglantes ; Barnave, dans un pareil moment, au milieu des complications de ses passions personnelles et de sa position officielle, a le cœur et l’esprit assez vides, assez bas pour pouvoir y donner place au soin de la sensation incomplète ! « Voilà la femme du bal masqué, dit-il à l’Allemand en lui montrant enfin sa cousine Hélène. Embrassez-la donc, et complétez votre sensation, le temps presse. » Et le roman s’arrête là ! Et la révolution française est congédiée comme un homme de peine qui a fini sa besogne ! Et l’œuvre de Barnave est consommée ! Il a complété la sensation du prince allemand ! Quelle profanation !

Une autre tentative historique de M. Janin, aussi malheureuse, je crois, mais bien moins coupable que celle-là, c’est le cours qu’il a commencé et non fini à l’Athénée sur l’histoire du journal. Le programme, qui a été inséré dans la Revue de Paris, promettait. M. Janin a la main faite aux programmes et aux prospectus. Celui-ci fut son triomphe, et un triomphe mérité. Pourquoi aller au-delà ? Pourquoi tenter Dieu ? votre Dieu à vous, le succès. L’histoire ! Comment M. Janin ne s’est-il pas senti écrasé par ce seul mot ? Comment n’a-t-il pas senti qu’il faut un burin d’acier, et non une plume de colibri pour écrire l’histoire, fût-ce l’histoire du journal ? Comment n’a-t-il pas senti que l’histoire ne se laisse pas manier à la légère, et ne supporte pas les privautés de l’imagination, comme la chronique courante de nos folies et de nos travers de chaque jour ? Comment n’a-t-il pas senti qu’il s’imposait l’obligation, ou de vaincre les habitudes naturelles et invétérées de son esprit et de son style, ou de vaincre les lois nécessaires et vitales de l’histoire, et que, dans cette lutte, il devait inévitablement succomber ?

De l’histoire comme celle du Théâtre à quatre sous pour faire suite à l’histoire du Théâtre Français, à la bonne heure ! C’est de l’esprit, c’est du sel, c’est de la satire enjouée, c’est du paradoxe et de la parodie bien mis en leur lieu ; c’est M. Janin tout entier ; c’est le jeu libre et dégagé de ses facultés intimes et réelles. Voilà une histoire qu’il peut écrire sans crainte et qu’il écrit comme personne. M. Janin a une imagination dont le niveau fixe et invariable relève les petites choses et ravale les grandes. Ce que Barnave ou Mirabeau perdent à passer par ses mains, Debureau le gagne. Debureau y devient un personnage, Mirabeau un paillasse. Grâce à M. Janin, tout Paris a voulu voir Debureau, et tout Paris a cru un instant peut-être que ce rare artiste était quelque chose de plus qu’un peu de farine sur un masque impassible et trivial. L’illusion n’avait rien que d’agréable, et venait bien à point pour distraire Paris du choléra. En ce sens, les deux petits volumes de M. Janin ont été non-seulement une ingénieuse et jolie bagatelle, mais encore une invention bienfaisante pour le théâtre et pour le public.

Il y a une chose à remarquer dans l’histoire des ouvrages qu’a publiés M. Janin. C’est que tous jusqu’ici sont éclos d’un article de journal, tant la nature de son esprit ramène ses conceptions à cette forme qui lui est propre, et qu’on pourrait appeler embryonnaire. L’Âne mort et la Femme guillotinée a son embryon dans un article du Figaro, intitulé Elle et l’Âne ; Barnave, dans un article sur Mirabeau, inséré dans la Revue de Paris ; Debureau, dans quelques feuilletons des Débats, et enfin le Chemin de traverse dans un conte de la Revue de Paris, intitulé le Piédestal. Ce n’est qu’après coup que M. Janin trouve son roman dans son article. Si j’osais puiser dans le vocabulaire de l’histoire naturelle pour y prendre une expression qui, bien qu’étrange en ce lieu, rend ma pensée mieux que toute autre, je dirais que M. Janin, considéré comme faiseur de romans, de livres, n’est pas vivipare, mais bien ovipare. Je ne vois que l’œuf de la Confession auquel je ne puisse pas remonter ; mais je parierais qu’il existe dans le Figaro ou en quelque autre lieu.

C’est encore un singulier livre que le Chemin de Traverse. Est-ce un ouvrage sérieux, comme l’auteur le prétend ? Est-ce une parodie de mœurs, comme l’Âne mort était une parodie littéraire ? C’est ce qu’il n’est pas facile de découvrir. Toujours est-il que, de même que l’Âne mort était un assemblage d’exagérations et de monstruosités dans l’ordre dramatique, de même le Chemin de Traverse est un tissu d’exagérations et de monstruosités dans l’ordre moral : non pas qu’il n’y ait des hommes aussi bons ou aussi méchans que les héros du Chemin de Traverse, mais c’est que personne n’a cette manière d’être bon ou d’être méchant. La nature n’existe pas pour M. Janin. Ses personnages ne sont pas des hommes, ses paysages ne sont pas des paysages. Chez lui, l’eau ne coule pas, elle va en poste ; elle a un fouet qu’elle fait claquer, une barbe dans laquelle elle rit ; et ainsi du reste. L’abus du style figuré défigure toute chose en lui ôtant ses qualités et sa physionomie propres pour lui en donner d’autres, qui, le plus souvent, lui enlèvent tous ses attributs, tous ses caractères originaux et distinctifs. Dans ce livre, tout ressemble à l’homme, excepté l’homme. Tout a des bras, des mains, une poitrine, une voix, des passions, des vices, comme nous. Il n’y a que notre image où nous ne puissions pas nous reconnaître.

Deux choses sont nécessaires avant tout pour la construction d’un roman : des caractères, une action. L’action est le fil non interrompu où se rattachent les intérêts mis en jeu, et qui les conduit depuis le point de départ jusqu’à un résultat net et défini. Les caractères sont les pivots vivans autour desquels se noue, se soutient et se déroule l’action, et qui lui impriment toutes ses ondulations, tous ses reviremens, toutes ses secousses. Il y a entre l’action et les caractères une dépendance réciproque absolue. L’action est un moyen pour le développement des caractères, les caractères sont un moyen pour le développement de l’action. L’action et les caractères doivent donc être entre eux dans un tel rapport de convenance et de liaison intime, qu’ils se prêtent un appui mutuel et contribuent au déploiement et au relief les uns des autres.

Le Chemin de Traverse a-t-il une action ? a-t-il des caractères ? Cette action et ces caractères s’accordent-ils ensemble ?

Qui dit action dit une série de faits combinés, réagissant les uns sur les autres, liés entre eux dans un rapport de prémisse à conséquence, et aboutissant à une conséquence dernière qu’on appelle dénouement. Qui dit caractère dit un ensemble de penchans, de passions, de manières d’être constantes chacune avec elle-même, sans être homogènes, ni d’accord, ni invariablement pondérées, et se résumant dans un aspect complexe, mais en même temps un, en tant qu’il représente une individualité précise et distincte. Ce qui constitue l’action comme le caractère, c’est la persistance, la continuité.

M. Janin dit quelque part que s’il s’entend à quelque chose, c’est à préparer un récit. Se fondant là-dessus, il prépare toujours, et tant et si bien, qu’il ne lui reste plus ni temps ni place pour agir ou faire agir. Dans toutes les parties du roman qu’il consacre à ces préparations, parties qui en comprennent les trois quarts, il n’y a donc pas d’action. Restent maintenant les petits coins clairsemés où l’action a trouvé à se faire jour, comme une touffe d’herbe dans les crevasses d’un mur.

Grâce au travail du temps, qui, pour parler un langage assez à la mode depuis quelques années, a amené chez nous l’émancipation et la constitution de l’individualité, l’individu se trouve maintenant en présence de la société, abandonné à ses propres forces et à ses ressources personnelles. Il est affranchi de toute tutelle, il est libre, mais libre le plus souvent de mourir de faim ou de devenir un fripon. En développant le point de vue de la lutte de l’homme nouveau-venu, jeune, et désarmé contre le monde, retranché dans ses droits acquis et son égoïsme, en l’éclairant de quelque grande et généreuse idée sociale, il y avait certes un beau livre à faire, dramatiquement et moralement. M. Janin n’a entrevu que la plus infime partie de son sujet. Il n’a su y démêler que cette moralité de vieille femme et de nourrice, que Charlet avait déjà mise bien mieux à sa place dans la bouche d’une bonne grand’mère disant à ses petits enfans : « Ceci vous apprend que le vice est toujours puni, et que la vertu trouve tôt ou tard sa récompense. « C’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui, vraiment ! Mais encore, comment M. Janin a-t-il fait jaillir cette morale de sa fable ?

Deux jeunes gens bons, simples, sont élevés ensemble, et l’un par l’autre au village. Ils s’aiment tous les deux de l’amitié la plus tendre et la plus dévouée. Un jour ils se quittent ; Christophe, qui était un enfant trouvé et un frère ignorantin, devient, à force d’ignorance du monde et d’honnêteté, un diplomate du premier ordre, et le gendre d’un duc, homme d’état influent ; Prosper, à force d’expérience acquise, finit par se déshonorer irrémissiblement, par les moyens qu’il emploie pour se réhabiliter et forcer la considération. Voilà qui est déjà passablement étrange, et les détails ne pallient pas cette étrangeté.

Dans la première des quatre parties de son ouvrage, partie que l’auteur se disait sûr de bien écrire, parce que dans cette période son héros est jeune, son héros n’est pas jeune un seul moment. À sept ans, M. Janin lui donne pour passion, l’ambition ; puis, après nous avoir annoncé un ambitieux, il nous montre un enfant passionné de grec et de latin, qui ne fait que du grec et du latin durant un quart du roman, avec son ami Christophe. Enfin, un jour, notre ambitieux, qui ne songeait pas à quitter son village ni ses livres, ni son ami le frère ignorantin, est averti par son père qu’il est arrivé à l’âge de pourvoir lui-même à son existence. Nous voici à la vingtième année de Prosper, et jusque-là nous n’avons eu en lui ni un enfant, ni un jeune homme, ni un ambitieux. Nous ne lui avons connu qu’une seule passion, celle de la lecture d’Homère et de Virgile, passion bien grave pour un enfant, bien calme pour un jeune homme, bien innocente pour un ambitieux qui avait à sept ans sa passion sociale ; passion enfin qui ne porte le germe d’aucun des évènemens qui doivent suivre.

À Paris, où il est venu à tout hasard et sans but arrêté, avec deux lettres de recommandation, l’une de sa mère pour un frère qu’elle a perdu de vue depuis vingt ans, l’autre de Christophe pour une comtesse sur les terres de laquelle l’ignorantin avait été recueilli ; à Paris, Prosper tombe, sans s’en douter, dans les mains de son oncle, faux baron, faux riche, faux galant homme, reçu partout et partout méprisé ou suspect. M. Janin l’annonce sur la scène comme type d’hypocrite, et même il se permet de faire, après Labruyère, la leçon à Molière, en s’écriant : Ce n’est pas celui-là qui eût dit : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline. » Et en fait, cet hypocrite consommé n’est qu’un fanfaron de vice qui étale avec un odieux cynisme, aux yeux de Prosper, les principes de son ignoble morale. Il n’est pas plus hypocrite qu’il n’est baron ; il est vil, audacieux et effronté, voilà tout. Si vous me demandez pourquoi on ne le met pas à la porte de toutes les maisons où il fait figure, je vous dirai que M. Janin ne l’a pas voulu. Je ne connais pas d’autre raison. Quant à l’action, elle n’apparaît pas encore dans cette seconde partie. Prosper, naïf villageois, est complètement étourdi par la faconde dévergondée de son oncle, sous le souffle duquel il joue un rôle purement passif. Aucune passion ne vient encore le stimuler et le faire vivre pour son propre compte. On lui dit : monte à cheval, il monte à cheval ; on lui dit : tue cet homme, il le tue. C’est ce que M. Janin appelle l’éducation de la ville. Les lettres où cette éducation est racontée, par Prosper lui-même, à son ami Christophe dont il est si loin, si l’on veut les considérer comme morceaux de style, comme autant de feuilletons sur les parfums, sur l’équitation, sur le duel, sur la toilette, sur le mariage, sont irréprochables, sont certainement au nombre des jolies choses que M. Janin ait écrites ; mais un volume tout entier consacré à l’éducation d’un héros qui ne doit durer que deux volumes, c’est trop. En général, le roman aime les enfans tout élevés, marchant tout seuls, et marchant bon train.

Christophe, au rebours du baron de la Bertenache, nous est donné comme un type de l’humilité, de la résignation, de l’abnégation chrétienne. C’est un ascète digne de la Thébaïde. Il aura cependant quelques petits péchés à se reprocher. Comme frère ignorantin, il a fait vœu d’ignorer le latin et le grec, et il a appris le grec et le latin ; il a même appris tout seul, sans dictionnaire, sans grammaire, sans professeur, tant il avait d’ardeur, d’intelligence, de persévérance contre son vœu. Pascal a dit : « Une langue, à l’égard d’une autre, est un chiffre où les mots sont changés en mots, et non les lettres en lettres. Ainsi une langue inconnue est déchiffrable. » Je ne puis faire le procès à M. Janin sur ce qu’il y a de peu vraisemblable dans l’érudition ainsi acquise de Christophe, sans le faire aussi à Pascal. Je crois cependant qu’il faut au moins pour cela un esprit très exercé à l’étude et à la comparaison des langues, rompu à leur mécanisme, bien approvisionné d’analogies, toutes conditions que le frère ignorantin ne remplit pas. Mais peu importe cette difficulté. Ce que je reprocherai à M. Janin, c’est d’avoir eu recours à une invraisemblance pour introduire dans son livre, non pas une beauté, mais une faute énorme et capitale : c’est d’avoir fait mentir Christophe à toutes les données du caractère primitivement annoncé ; c’est d’avoir rendu faible à la tentation, sensuel, indiscipliné, parjure, l’homme qui représente le beau moral, et d’avoir par là ruiné les conclusions de son livre. La suite de la conduite de Christophe répond à ce commencement. Il se révolte contre son supérieur et se réduit lui-même à courir les routes comme un vagabond.

Ne dites plus que Christophe est la ligne droite, et Prosper le chemin de traverse ; la ligne droite, c’est Prosper, qui, avant de partir pour Paris, s’est entouré de toutes les garanties de la prudence humaine ; Prosper, qui s’est muni de trois cents francs en petits écus, d’un passeport et de lettres de recommandation ; Prosper, qui, pour se faire accepter par le monde, a dévoré des humiliations, le mépris des maîtres et le mépris des laquais, et qui, pauvre enfant, grâce à son ignorance de la vie et à sa simplicité, tombe dans un guet-apens où on le dépouille, avant qu’il ait eu le temps de s’en apercevoir, de sa vertu naïve et de son innocence. Dites-moi ce qui a empêché Christophe de tomber au milieu d’une bande d’escrocs ou chez un baron de la Bertenache plutôt que dans les mains d’une demoiselle de Chabriant ? Dites-moi ce que Christophe eût fait, ce qu’il eût dû inévitablement devenir, si le monceau d’invraisemblances que vous avez accumulées autour de lui ne fussent venues à son secours. Celui qui méritait de tourner à mal, celui qui a pris le mauvais chemin, c’est Christophe, qui n’a rien fait pour lui-même, qui a tout fait contre lui-même ; Christophe, que vous ne semblez avoir mis dans une classe à part, à qui vous ne semblez avoir imposé des devoirs exceptionnels que pour les lui faire mieux violer tous les uns après les autres, que pour lui trouver plus d’occasions de chute et de démérite.

Dois-je, après cela, demander à quoi sert cet épisode, ou plutôt cette cheville inutile et invraisemblable que vous appelez la mort de la fille de joie ? dois-je demander à quoi sert cet épisode du coche de la Saône ? Sans doute à mener Christophe à Châlons, c’est-à-dire nulle part, car que fait-il à Châlons ? Puisque vous étiez pressé de le faire arriver auprès de mademoiselle de Chabriant pour l’empêcher de mourir de faim ou de devenir voleur en route, n’eût-il pas été aussi simple de mettre le château du duc de Chabriant entre Lyon et Châlons qu’entre Châlons et Paris ? Et puis pourquoi Christophe, qui n’entreprenait le voyage de Paris que par dévouement pour Prosper, que pour sauver Prosper, pour l’arracher aux dangers qu’il courait, pourquoi Christophe arrive-t-il au terme de son voyage sans arriver à son but ? Pourquoi donne-t-il un nouveau démenti à son caractère primitif en cessant de vivre uniquement pour Prosper et par Prosper ? Pourquoi sa rencontre avec Prosper est-elle toute fortuite ? Pourquoi n’a-t-elle pas des effets plus directs, plus importans dans l’action du roman, puisque tous deux en sont les héros, les pivots ? Prosper n’eût-il pu gagner son argent au jeu sans la main de Christophe ? Prosper n’eût-il pu s’apercevoir qu’il faisait une spéculation ignominieuse avec son Italienne, sans les remontrances de Christophe ? Ôtez Christophe de la fin du livre, ôtez-le du commencement, et dites ce qu’il y aura de moins ? Des invraisemblances. La Providence sera dispensée des quatre ou cinq apparitions auxquelles vous l’avez obligée malgré elle et malgré le nec Deus intersit, pour vous tirer des ornières où votre action a versé quatre ou cinq fois de manière à ce que nul effort humain ne pût l’en dégager.

Quant à la dernière partie, c’est la plus malheureuse. Les actes des personnages sont dénués de toute connexion avec les intentions qui les déterminent. Il est impossible de saisir la liaison de cause à effet qui existe entre les uns et les autres. La communication entre la volonté et l’activité est interrompue, ou plutôt elle se fait en sens inverse. Prosper, rebuté par le monde, veut… je ne sais pas bien ce qu’il veut ; mais il appelle cela se venger, se mettre à la tête d’un vice. De quels autres noms encore ne décore-t-il pas cela ? Pour se venger du monde parisien, il va en Italie (pourquoi en Italie ?) chercher une belle femme, à laquelle il donne son nom pour quelque temps, avec mission de le traîner, tant que durera le bail, dans l’adultère et dans la boue. Il se fait couvrir, par cette femme, d’un déshonneur apparent, qui lui laisse une souillure réelle ; il la couvre à son tour d’un déshonneur immérité, et qui rejaillit encore sur lui. Puis, lorsqu’écrasé du poids de tant d’opprobre, il veut, dans une assemblée solennelle et provoquée à cette intention, le rejeter à la face du monde, en lui disant : « Ce vice, cet opprobre, c’est le vôtre ; » le monde, qui n’a jamais vu ni vice ni fou pareil, lui tourne le dos, et fait bien. C’est la première fois, en effet, qu’un homme feint d’être marié pour feindre d’avoir une femme adultère, et de consentir à l’adultère de la femme, afin de pouvoir dire au monde : — Vous avez cru faire de moi une dupe, un mari trompé ? Eh bien ! c’est vous qui êtes dupe, car je consentais à ce que vous fesiez ; et je ne suis pas le mari de cette femme. Vous ne m’avez pas trompé, et vos amours n’ont pas l’avantage d’être des amours adultères, et ils ont fait ma fortune, à laquelle vous n’eussiez pas aidé sans votre luxure ! — C’est la première fois surtout qu’une femme, choisie et prise à cette fin, se voit accusée à tort d’avoir exactement et consciencieusement rempli les vues qu’on avait sur elle.

Tel est le roman intitulé le Chemin de traverse. Je ne descends pas à une plus minutieuse critique de détails. Les détails sont ce qu’ils peuvent sur un fond pareil. Quand M. Janin veut donner une passion ou une émotion à quelqu’un de ses personnages, il ne cherche pas à le placer dans les circonstances les plus propres à la faire naître. Il prend la première chose qui lui vient à l’esprit, et il en fait ce qu’il a besoin qu’elle soit. Il a brisé le lien qu’il y a entre l’ame humaine et les choses extérieures ; il a confondu tous les rapports, faussé toutes les harmonies. C’est chez lui que les oiseaux engendrent des serpens, les tigres des agneaux. Est-ce là une action ? Sont-ce là des caractères ? Est-ce là un livre, un roman ? Je crois pouvoir répondre hardiment : non.

Quant au style, il y a, certes, des parties bien traitées, et dignes, en tout, de l’auteur ; mais, en général, ce style est diffus, guindé, bruyant et faux. Chaque phrase semble porter des grelots et faire sonner sa sonnette. De là résulte une masse étourdissante de tons criards, dont l’effet, à la longue, occasionne une fatigue insupportable. L’irrésistible séduction qu’exerce sur l’esprit de M. Janin la coquetterie chatoyante d’un joli mot, le fait courir, à chaque instant, hors de la ligne qu’il suit, et l’entraîne dans des diversions et des contradictions sans nombre. En citerai-je des exemples ? « Notre jeune héros, Prosper Chavigny, était né… dans un village dont le nom n’est pas sur la carte, et qui n’a pas même un juge-de-paix, tant c’est un calme et paisible village. » — Six pages plus bas : « Or, le village où naquit Chavigny, sinueux vallon plein de tours, de détours, et faisant le coude à chaque pas, est certainement l’endroit de la terre où le Rhône ait emporté et rapporté plus d’îles toutes faites, comme aussi c’est l’endroit de la terre où l’on ait le plus commenté de toutes les manières, par citations, calomnies, juremens, médisances et coups de bâton, la susdite loi : de Alluvionibus. »

Christophe, cédant au charme tout-puissant des lettres grecques et latines, en vient à préférer la littérature profane à la littérature sacrée, « Ô miracle ! la Bible était dépassée par l’Illiade, notre Seigneur Jésus-Christ était vaincu par Homère ! saint Jean-Chrysostôme se taisait devant Priam ! » À la page suivante, c’est le contraire. « Socrate est moins grand que Jésus-Christ, et Platon parle moins bien que saint Jérôme. » À ces inadvertances, il faut en ajouter d’autres qui ne sont pas pardonnables dans un livre qui est parvenu à sa troisième édition, et dont le manuscrit a été refait et écrit en entier, comme, par exemple, de mettre Astyanax sur les genoux de Didon. Tout cela annonce une légèreté de travail et un mépris du lecteur, qui ne peuvent qu’avoir des suites funestes pour l’auteur lui-même.

Assurément, si M. Janin n’a voulu que ce qu’il appelle le succès, son but a été atteint. Son livre est un livre à succès. Mais s’il a voulu atteindre un but plus élevé, s’il a songé aux lecteurs du lendemain, s’il a espéré que des cabinets de lecture son livre passerait dans les bibliothèques, et y prendrait rang à côté de quelques romans durables que nos jours ont produits, il s’est trompé. Pour cela du moins, en dépit de son aphorisme, le succès ne lui a pas réussi.


Auguste Bussière.